S'appuyant sur des polémiques scientifiques récentes, cet essai interroge les rapports entre la science et le débat public, loin des oppositions caricaturales entre expertise et complotisme.

Face à la circulation de plus en plus rapide de l’information sur les réseaux sociaux, à la banalisation des fake-news et à la méfiance grandissante vis-à-vis de la parole des experts, la science se trouve progressivement destituée de son rôle d’éclaireuse de l’opinion publique. C’est dans ce contexte que s’inscrit l’ouvrage Les Sciences dans la mêlée, rédigé à quatre mains par Bernadette Bensaude-Vincent et Gabriel Dorthe, tous deux philosophes, qui se font ici épistémologues, historiens et sociologues des sciences.

La position qu’ils adoptent se démarque de deux options opposées : elle refuse à la fois de célébrer l’autorité absolue de la science sur toutes choses, et de réduire cette dernière à un discours parmi d’autres, sans autorité particulière. Ces deux postures leur semblent l’une et l’autre susceptibles d’éroder la capacité de la vérité à emporter l’adhésion du plus grand nombre.

À l’inverse, les auteurs prônent, dans la lignée d’un ouvrage précédent de Bernadette Bensaude-Vincent (L’Opinion publique et la science, La Découverte, 2013), une attitude de défiance, qui ne se réduit pas à l’incrédulité ou à la suspicion, mais désigne une précaution raisonnable et salutaire face aux discours proférés dans le débat public.

Un contexte de méfiance grandissante

Les sujets ne manquent pas, ces derniers temps, qui attisent la méfiance et creusent le fossé entre les experts et le public. L’épidémie de Covid-19 en est assurément l’exemple le plus éloquent. Celle-ci a généré une avalanche d’informations, issue tout autant des milieux scientifiques que complotistes, dans laquelle il était bien difficile pour les citoyens de s’orienter.

On pourrait également mentionner les débats sur la 5G, le nucléaire, l'intelligence artificielle, ou encore le changement climatique. Ce dernier a produit les controverses les moins rigoureuses et les plus clivées, et les experts du GIEC font partie des scientifiques dont le public a le plus perdu la confiance.

Le malaise qui s’instaure, par l’intermédiaire de ces controverses, entre la science et le public s’articule également à une prise de distance relativement aux pouvoirs politiques, accusés d’instrumentaliser ces sujets à leur profit, ainsi qu’à une critique des industries aux bénéfices desquelles la recherche scientifique, supposée pure et désintéressée, accepte de se suspendre.

Ces controverses permettent toutefois de constater que le sentiment de méfiance de la part du public à l’endroit de la science se construit pour partie en réaction à une double image essentialisante, à savoir celle qui présente le scientifique comme un expert inattaquable, adoptant une position de surplomb et se revendiquant de l’autorité de « la » science, d’une part, et celle qui présente le public comme une masse ignorante et crédule, vouée à absorber sans questionnement le flot des discours savants. On peut se demander, à cet égard, si ce sont les scientifiques eux-mêmes qui doutent de la capacité du public à juger par lui-même du vrai et du faux, ou si c’est le public qui a cumulé des méfiances face à des cas de pratiques scientifiques peu conformes à l’idéal de neutralité.

En tout cas, cette polarisation est désastreuse pour la relation des citoyens à la culture scientifique, et l’une des ambitions de l’ouvrage consiste à sortir de ces représentations. Bensaude-Vincent et Dorthe montrent en particulier que la figure de l’expert détenant la vérité et disant toujours le vrai prête aux savants un pouvoir magique qui dépasse leurs compétences réelles et dessert ainsi leur crédibilité. De plus, l’image d’une science unifiée dissimule le champ de bataille théorique qui oppose en permanence les savants et nie le processus de la recherche.

Ainsi, les auteurs considèrent que les controverses actuelles soulèvent des questions réelles et nécessaires : la science peut-elle résoudre tous les problèmes ? Est-elle moralement bonne, et a-t-elle une mission de guide dans la société ? Doit-on en limiter les pouvoirs, ou exercer sur elle davantage de contrôle ?

L’ancienne alliance

Pour avancer dans cette mêlée, les auteurs commencent par résumer la constitution historique de l’alliance entre science, public et politique. Sous l’impulsion du mouvement des Lumières, les notions de connaissance, d’éducation, de citoyenneté et de pouvoir se sont étroitement nouées. La raison scientifique avait alors son entrée légitime dans les réseaux de diffusion de la parole publique, et l’on faisait confiance à la recherche pour trouver des solutions aux problèmes communs. Bientôt, d’ailleurs, beaucoup ont cherché à fonder les décisions politiques sur le socle des données scientifiques ; le positivisme se déployait ainsi tout en cherchant à se substituer aux dogmes religieux.

Ce cercle apparemment vertueux a toutefois trouvé ses limites. Le savoir étant essentiellement réservé aux élites, son alliance avec le pouvoir n’a pas produit les effets de diffusion attendus sur un plus large public ; sa circulation n’avait lieu que dans des instances réservées, parfois soumise à des intérêts industriels et commerciaux. Au final, la rationalité inscrite au cœur du pacte social a produit une vague d’hostilité.

Poursuivant leur enquête à travers les époques, les auteurs illustrent ce processus en étudiant certains sujets à propos desquels la recherche scientifique s’est révélée dépendante de certaines idéologies ou intérêts industriels. C’est le cas par exemple de l’énergie nucléaire, qui durant les années 1970 a été présentée d’une même voix par les médias, les gouvernements et les experts, comme la source d’un avenir radieux, sans aucune forme de nuance.

Débats et restauration de confiance

L'importance de ces questions est d'autant plus grande de nos jours que la négation des faits scientifiquement établis bénéficie d’une visibilité et d’une popularité accrue sur les réseaux sociaux. Face à eux, la force de frappe des médias traditionnels, de l’école ou des structures de médiation scientifique se trouve fortement diminuée.

La perte de confiance des citoyens envers les experts exprime un doute sur la place des faits scientifiques dans les débats publics autant que sur la représentativité de ces experts. En ce sens, la mise en scène habituelle de la science comme lumière s’opposant aux ténèbres de l’ignorance, de même que son revers, la menace caricaturale d’une montée en puissance de l’irrationalisme, ne sont plus adéquates à la société contemporaine.

Les auteurs plaident pour leur part pour un usage raisonné de la « défiance », qui ne cède rien aux complotismes mais n'accorde à la science rien de plus que ce qu'elle peut fournir dans le cadre d'une société démocratique. S’il nous faut vivre avec l’incertitude, en somme, cela ne devrait pas être sous la gouvernance des marchands de doute ; telle est la posture à laquelle nous invite cet essai.