Dans les incendies de l’été 2022 en Gironde, l’auteure retrouve la mémoire de la Nuit de Cristal et découvre « cette odeur crématoire ».

De livre en livre, de mot-valise en mot-valise, Hélène Cixous, grande lectrice de James Joyce, s’interroge sur sa famille juive, dont une partie a péri lors de la Shoah, pour n’avoir pas fui l’Allemagne après l’incendie de la synagogue d’Osnabrück en 1938. Omi, sa grand-mère, est partie à temps.

« Je me souviens de la guerre. En 2022 comme en 1942, ce n’est pas un souvenir. On n’y arrive pas. La morsure mord, le passé n’arrive pas. Je ne me souviens pas de la guerre. La Guerre mord jusqu’au lever de l’aurore. Ça va durer longtemps cette nuit ? Le temps a sauté sur une mine, le monde explose sur le coup, moi qui le croyais solide et le craignais fragile comme mon père. D’un coup plus rien, mon père est fendu. Horreur, la fragilité du fort, horreur. Le mot “horreur”. Le mot crie, le mot rit. Ma mère dit : la mort est une erreur. Dans ma famille l’homme meurt la femme vit. »

Née à Oran en 1937, elle se souvient du 54 rue Philippe et des « informations venues de l’Enfer ». Elle commente ainsi les « nouvelles des exterminations » :

« Il y a de l’inimaginable », et dans une danse des mots où elle est virtuose, elle essaie de dire quelque chose de l’indicible : « On ne sait pas ce que c’est que savoir. Quelquefois on ne sait pas qu’on sait. Savoir et savoir qu’on sait cela a de lourdes conséquences. On se sent secrètement responsable et on ne peut rien faire. Entre ma mère et Omi du 2e étage, et ma grand-mère et mes tantes du 3e étage il y avait une grande discrétion. »

Une langue pleine de références pour dire le désastre

L’auteure convoque Énée, Shakespeare, la Bible, le Journal de l’Année de la Peste et tant d’autres récits mythiques pour faire sentir le mot « cramé ». Elle défait le vocabulaire et la syntaxe pour dire son impuissance.

« Des chèvres, des poules, des chiens, les uns errants, les autres attachés. Bilan de l’incendie. Nous les avons abandonnés. Calcinés nos cœurs avec les os. Les images de leur martyre ne me laisseront plus dormir. Cent cinquante terrifiés, affamés, affolés, asphyxiés, bûcher boucher, l’odeur, l’odeur […]. Le téléphone halète : Des amis s’enquièrent. Tu écris ? […] Écris, écris, comme si on pouvait écrire ! J’éc-, j’éc-, j’éc-. »

L’auteure entraîne son lecteur à sa suite, pour savoir ce qu’il faut sauver, dans une langue poétique et terrifiante, d’une folle puissance d’évocation qui le laisse sidéré.

« Cette atrophie des mots, cette langue coupée, c’est ce qui rend ma peur folle. Je cherche les chats. Pas de chats, je fuis, je me fuis. Je compte sept jours et je sors. Les arbres ont fini. Le jardin est occupé par des troncs qui charbonnent : des crayons géants et qui pleurent. »

Ce livre unique se poursuit dans la pensée et le corps du lecteur bien après qu’il l’a refermé, tant l’écriture de l’auteure trace des chemins dans ce qui dépasse l’expression et l’imagination.