La création des musées a contribué à façonner les imaginaires esthétiques et politiques nationaux. Magali Nachtergael explore les contre-récits qui, dans l'art contemporain, bouleversent ce modèle.

En tant qu’institutions culturelles ayant vocation à accumuler et à exposer des œuvres d’art ou des objets ethnographiques, les musées contribuent à la fabrique des imaginaires. Le choix des œuvres, des thématiques, du patrimoine ou des emblèmes valorisés ne va pas sans produire des effets de distinction et de démarcation. C’est ce qu’analyse Magali Nachtergael, professeure à l’Université Bordeaux-Montaigne, critique d’art et commissaire d’exposition, dans son ouvrage Quelles histoires s’écrivent dans les musées ?

Le modèle du musée occidental a sans doute hérité du goût de la collection cultivé à la Renaissance dans les cabinets de curiosités ; mais il s’est étendu bien au-delà, après la Révolution française, lorsque la République a cherché à organiser, par l’intermédiaire des œuvres célébrées dans les musées, le récit d’une histoire unique, uniforme et universelle de la culture.

Mais l’étude de ce modèle hégémonique s’accompagne également, dans l’ouvrage, d’une analyse des contre-récits, des objections et des projets alternatifs qui ont été formulés par des artistes ou acteurs des institutions culturelles. Afin de mettre en évidence ces processus conflictuels, l’autrice s’appuie notamment sur les discours tenus lors d’un colloque à l’ancien « Palais des colonies » (aujourd’hui « Musée national de l’histoire de l’immigration »)  ayant pointé la tendance de cette institution à mettre en scène des objectifs de partage et de glorification du rayonnement culturel de la France, transformant le musée en un lieu d’éducation à la citoyenneté française.

L'écart entre les intentions et la réalité

Le principe du musée — ou de toute galerie, biennale ou institution qui forme un système esthétique particulier — déploie des intentions qui peuvent paraître louables : élaborer un patrimoine culturel, donner appui aux émotions collectives et individuelles, faire valoir des récits d’intégration, de partage, défendre une position éthique de la nation relativement à ces artefacts.

L'imaginaire du savoir et de la représentation qui constitue le socle de l'institution muséale est souvent rapporté, en France, aux figures d'Alexandre Lenoir et de Dominique Vivant-Denon. Le premier a créé et administré, au tournant du XIXe siècle, le musée des Monuments français ; le second s'est illustré comme directeur des musées nationaux et organisateur des collections du musée du Louvre à la même époque. Ce sont eux qui ont commencé à écrire l’histoire de l’art et celle du discours culturel national, laquelle s’est ensuite amplifiée de considérations scientifiques et techniques.

Malgré certaines révisions importantes, par exemple grâce à Georges Henri Rivière pour le Musée de l’Homme, en 1937, le récit muséal reste fondamental dans la construction de l'image publique de la nation et des contours de son « identité » rêvée.

Mais on peut s'interroger sur le caractère illusoire des objectifs sur lesquels repose cette muséologie moderne et sur l'écart qui s'est creusé entre les intentions premières et la réalité. Nombre des artefacts exposés ne sont en effet rien d’autre que des faits historiques naturalisés et versés dans le domaine public, comme l’affirmait Roland Barthes. Les collections des grands musées occidentaux se sont constituées sur la base d’objets amassés lors de pillages, butins de guerre et autres expropriations, qu’ils se proposent d’intégrer ensuite dans un idéal de connaissance universelle en acte. Mais cette aspiration à l’universel recouvre finalement des stratégies de domination et de démonstration de force, que l’on retrouve notamment dans les expositions destinées à promouvoir le rayonnement culturel d’un pays, au détriment, le plus souvent, des populations dont sont issues les œuvres.

La bonne conscience muséale

À cet égard, la problématique actuelle de restitution des biens culturels spoliés est instructive. Elle a certes contraint les musées concernés à s’interroger sur la nature de leurs collections, sur leurs choix d'exposition et sur les valeurs ainsi véhiculées. Pour autant, le geste de la restitution n'est pas en lui-même suffisant : il peut s'assimiler à un moyen pour se délester un peu trop facilement de la charge morale et de la responsabilité des actes du passé.

Par ailleurs, même avec les meilleures intentions du monde, le musée est soumis à une série de distorsions économiques et politiques. D'une part, la mission qui incombe aux institutions culturelles est lourde et coûteuse, mais les moyens financiers sont réduits. D'autre part, et malgré leur accessibilité universelle de droit, les musées demeurent très largement fréquentés par un public restreint, issu majoritairement de classes sociales privilégiées et cultivées.

Les contre-récits

Au-delà de ces analyses historiques et critiques du modèle du musée, l’apport de l’ouvrage de Magali Nachtergael réside surtout dans les réflexions qu’elle esquisse concernant les contre-récits muséaux et le passage de l’« économie du patrimoine » à ce qu’elle appelle une « écologie du post-patrimoine ». À partir de questions résolument contemporaines et brûlantes, telles que la question décoloniale ou féministe, elle montre que les artistes et les commissaires d’exposition ne sont pas toujours dupes de la dimension idéologique de la fabrique mytho- ou muséo-graphique.

Pour le montrer, elle prend notamment appui sur les travaux de l’artiste contemporaine Sophie Calle. L’œuvre de cette dernière explore le rapport de l’artiste à soi-même et la formulation de « petits-récits », sorte de storytelling, dans lesquels se déconstruit la représentation de soi. Avec elle, c’est la représentation de la nation dans le musée tout entière qui se trouve interrogée, articulée avec la représentation minorée de l’autre, qui par un effet miroir vient conforter cette auto-représentation.

En d’autres termes, Sophie Calle donne voix à des aventures personnelles en les universalisant et en les présentant au public dans un jeu de distance et de confrontation. Les spectateurs ne sont plus requis de contempler des œuvres soumises à la logique identitaire d’une nation ; ils ont à se rapporter à des « histoires » qui les concernent directement et qu’ils doivent mettre en jeu avec leur propre existence.

De tels travaux cherchent à se libérer du discours verrouillé imposé par la structure muséale elle-même et à projeter les spectateurs dans des échanges véritables avec les œuvres. La nature des exposition s’en trouve d’ailleurs modifiée : les spectateurs deviennent des enquêteurs, et sont désormais souvent confrontés à des artistes rejetant le modèle du musée tels que Martha Rosler, Jenny Holzer ou encore Barbara Kruger.

Ce sont ces formes nouvelles ayant vocation à transformer le musée qu’étudie en détail Magali Nachtergael. Il s’agit à chaque fois, non pas seulement de proposer un récit alternatif, mais encore de bouleverser profondément la relation traditionnelle au musée et de reconfigurer nos pratiques esthétiques en tant qu’artistes et spectateurs.

À cet égard, le régime de l’art contemporain est riche d’enseignement : il permet d’expérimenter de nouvelles manières d’exposer des objets et des récits et de constituer de nouveaux espaces narratifs et sensibles communs, en éprouvant des modalités d’écoute et de partage. Dès lors, le musée peut devenir un « site de conscience » — expression que l’autrice reprend à la coalition éponyme   : loin d’ajouter des objets supplémentaires à un monde déjà surchargé d’objets, il redonne de la visibilité et du poids à des histoires occultées et contribue à lutter contre une histoire à perspective unique.