Les réflexions de Hervé Di Rosa sur l'art modeste et l'autobiographie de Niki de Saint-Phalle démontrent l'intérêt que peuvent avoir les écrits d'artistes pour comprendre leurs œuvres.

Il n’est pas rare que les artistes laissent, à côté de leur œuvre plastique, des écrits théoriques ou autobiographiques. Parfois dénigrés au motif qu’ils constituent des formulations appauvries ou auto-justificatrices de l’œuvre, ils méritent toutefois qu’on y accorde de l’intérêt, dans la mesure où ils éclairent d’un jour singulier certains traits de l’œuvre, son contexte de production souvent polémique et les choix qui y ont présidé.

C’est le cas du recueil de textes théoriques que le peintre Hervé Di Rosa (né à Sète en 1959) a consacré à « l’art modeste », publié par les éditions de l’Atelier contemporain, ainsi que de l’autobiographie de la plasticienne Niki de Saint-Phalle (née à Paris en 1930 et décédée en Californie en 2002), publiée par les éditions Gallimard. Par-delà la grande distance qui sépare les deux œuvres d’un point de vue esthétique, ces deux ouvrages ont en commun de traduire, dans l’écriture, la pratique picturale ou sculpturale de leur auteur et de constituer, en ce sens, bien plus qu’un complément ou un simple accompagnement à leur travail artistique.

Hervé Di Rosa et l'art modeste

Le travail de Hervé Di Rosa relève de la peinture figurative et est le plus souvent classé dans le groupe de la « figuration libre » (avec celui de Robert Combas, de François Boisrond ou encore de Rémi Blanchard). Ses œuvres exposées dans l’espace public sont bien connues — parfois pour de mauvaises raisons, comme c’est le cas de la fresque installée à l’Assemblée nationale, qui commémore l’abolition de l’esclavage en 1794 et qui a fait polémique en 2019. Mais le nom de Di Rosa est surtout célèbre pour avoir créé le Musée international des arts modestes (MIAM), à Sète, avec l’artiste Bernard Belluc.

Installé au cœur de la culture rock, de l’univers de la BD, du graffiti, et de la circulation mondiale de certaines images, son travail mêle différents éléments de la culture moderne de l’enfance, entre coquillages, crustacés et certains personnages de BD distribués dans les paquets de lessive ou de chocolat. « Dans l’ensemble des jouets, j’étais principalement attiré par les figurines, représentations réalistes ou fantasmées de personnages, héros ou êtres humains », précise l’artiste.

C’est cette sensibilité qui a ouvert la voie aux « arts modestes », auxquels sont consacrés cet ouvrage. Celui-ci compile des dessins en couleur et des photos du MIAM, présente une chronologie de l’art modeste et une liste des expositions du MIAM, et rassemble des textes signés de la main de l’artiste ou d’autres personnalités ayant joué un rôle dans le déploiement de ce mouvement culturel (Bernard Belluc, Hervé Perdriolle, Gilles A. Tiberghien, Denys Riout, Baptiste Brun, Yves Le Fur, Catherine Millet).

D’un intérêt tout particulier est le texte dans lequel Di Rosa expose, en vingt propositions, la genèse de l’idée d’art modeste, les procédures de constitution de la collection du MIAM, et le rapport au public. Pour l’anecdote, on apprend également que l’expression « art modeste » est à l’origine celle d’une petite fille, entendue par l’artiste au sortir d’une exposition. Pour conforme au projet qu’elle soit, Di Rosa refuse d’en faire une dénomination rigide et définitive : selon lui, il n’y a pas plus d’essence de l’art modeste que d’artistes modestes.

Dans ce qui pourrait faire office de manifeste de l’art modeste, l’auteur examine le cas d’objets marginaux, oubliés ou occultés, n’ayant aucune prétention au titre d’œuvres d’art, qui deviennent partie prenante de l’art modeste dès lors qu’ils sont collectionnés. Cet ensemble présente donc une extraordinaire profusion de styles, de figures, de fantaisies, mélange de rareté et de trivialité, de références commerciales et de formes adorées puis déchues.

Les avant-gardes avaient certes initié un mouvement en direction des objets du quotidien, mais la profusion, la réinvention permanente, les gestes répétés en flux tendus qui donnent corps à la notion d’art modeste excède ce geste initial. Encore faut-il que ces objets, pris non pas individuellement mais dans leur ensemble, produisent, selon les termes de l’artiste, « une invitation à regarder autrement » la société moderne —« regarder autrement en formant une sorte de groupe informel, ou de culture commune », ajoute-t-il.

En ce sens la notion d’« art modeste » s’oppose à la dénomination méprisante « d’art pauvre », qui reconduit la hiérarchie entre la haute culture et la culture populaire — et sans doute en va-t-il de même de l’« art brut » ou de l’« art naïf ». Les écrits de Di Rosa et de ses acolytes reviennent en permanence à ces questions. L’une des expressions les plus adéquates est à cet égard donnée par Catherine Millet, qui parle d’« art flottant », suggérant par-là que les artistes ne cessent, le plus souvent, d’enrichir leur propre collection d’art modeste, « comme on cultive son jardin secret ».
Ainsi, le MIAM n’est pas non plus un lieu anti-art contemporain : il tend un pont d’une rive à l’autre des pratiques et des néophytes aux spectateurs engagés de longue date, les uns et les autres étant prêts à intégrer l’art dans leur quotidien, et à lui permettre de remplir des fonctions aussi bien culturelles que sociales.

Niki de Saint-Phalle et les traces d'une vie d'artiste

Pour ce qui concerne l’ouvrage intitulé Traces, il s’agit de la première partie de l’autobiographie de Niki de Saint-Phalle — née Catherine Marie-Agnès Fal de Saint-Phalle —, dont la suite ne verra jamais le jour, sa rédaction ayant été interrompue par le décès de l’artiste en 2002.

L’écriture est à l’image de l’œuvre : c’est par un récit dont les mots semblent rendre les couleurs et les figures si caractéristique de sa sculpture que l’autrice retranscrit les fragments (les « traces ») de son histoire personnelle de fille, de femme, de mère et d’artiste. Élisabeth Lebovici et Catherine Meurisse, qui interviennent dans un cahier associé à l’ouvrage, ne s’y trompent pas : elles s’efforcent de nouer dans leur commentaire les souvenirs rapportés par l’artiste et les traits de son œuvre.

La facture esthétique de l’ouvrage témoigne à elle seule de cette intrication entre l’écriture et l’art : il s’agit d’une œuvre à part entière, qui allie les mots et les dessins, la poésie et le graphisme, la calligraphie et le griffonnage. On y circule de la même manière que dans le Jardin des Tarots en Toscane (conçu et commencé en 1978 puis achevé pour le public en 1998), ce parc de sculptures en mosaïques, éclats de miroir et figures vivifiantes.

Pour autant, le récit autobiographique qui s’y déroule a la tonalité d’un « cri désespéré ». Il tourne autour du viol de la jeune Niki par son père en 1942. Sans pour autant qu’il ne soit décrit de manière détaillée, cet événement structure la construction de la pensée de l’artiste. Cette construction s’appuie en particulier sur celle du film Rashomon (1950, Akira Kurosawa), où trois témoins racontent des histoires différentes du même viol et assassinat d’une jeune fille. Niki de Saint-Phalle convoque pour sa part ses deux frères et un cousin autour desquels elle déplie des récits-témoins. L’écriture de l’ouvrage, jusque dans le choix de la graphie, dit les vides et les pleins d’une vie qui en fin de compte sera sauvée par l’art.

L’existence de Niki de Saint-Phalle est marquée par le nomadisme subi par cette famille d’aristocrates, dont la société bancaire a fait faillite lors du krach boursier de 1929. Tout au long de ses voyages, la future artiste happe des images, des mœurs, des modèles, mais aussi des contre-points décisifs tels que le nazisme et Hitler, dont elle entend les discours à la CBS, dans « Ici Londres ».

Tout au long du récit de sa jeunesse et de son éducation, tiraillée entre son père et sa mère, on assiste à la construction d’une femme combattante et forte. La série des « mères dévorantes » témoigne de cette aspect de sa personnalité dans son œuvre. Elle s’insurge contre l’éducation stricte et austère reçue par sa mère, contre le couvent, contre les séparations. À l’inverse, on voit poindre, plus positivement, un devenir féministe de la jeune femme, que l’on retrouve dans les dessins de « nanas » qui parcourent les pages de l’ouvrage.

Mais le trait de caractère qui ressort le plus, au terme de la lecture, est sans doute l’enthousiasme, dont Niki de Saint-Phalle explique qu’il est peut-être le propre de l’artiste, qu’il lui permet de capter les infimes frémissements du réel tout en lui inspirant le goût du risque. C’est également cette impression qui se dégage de son œuvre, sans laquelle elle n’aurait pas su vivre.