Pour inaugurer sa nouvelle collection, Gallimard propose une magnifique réédition de l’autobiographie de Niki de Saint-Phalle, d'abord parue en 1999.

Niki de Saint-Phalle (1930-2002), artiste mondialement connue, avait publié en 1999 aux éditions Arcatos la première partie de son autobiographie, intitulée Traces, et consacrée aux années 1930 à 1949. C’est cet ouvrage hors norme, qui mélange texte manuscrit, dessins aux couleurs variées et collages, dans une série de chapitres où le texte imprimé laisse parfois la place à un mot manuscrit, de cette écriture si particulière, gaie et enfantine, de l’artiste, qui paraît à nouveau aujourd’hui, comme premier volume de la collection « Hors-série L’Imaginaire », pour le plus grand plaisir des lecteurs et des admirateurs de celle qui fut peintre, plasticienne, graveuse, sculptrice, réalisatrice et auteure. Ce beau livre s’apprécie comme une œuvre d’art et fournit des clés passionnantes pour comprendre la créativité exceptionnelle de cette artiste autodidacte que l’art a sauvée, en lui permettant d’exprimer la part d’enfance inentamée qu’il y avait en elle.

« Enfant de la Dépression »

Catherine Marie-Agnès Fal de Saint-Phalle est née le 29 octobre 1930 à Neuilly-sur-Seine. Elle est la deuxième d’une fratrie de cinq enfants, composée de trois filles et deux garçons. Sa mère, Jeanne Jacqueline Harper, est américaine. Son père, André Marie Fal de Saint-Phalle, est français. Ils vivent à New York dans une grande aisance jusqu’en 1930. Mais le krach boursier de 1929 entraîne la faillite de la banque Saint-Phalle & Company, dont le père est propriétaire avec ses six frères. « Après le krach, on bouge », explique l’artiste sur deux pages : « Maman soutint Papa à fond. […] Ce fut dur pour elle, parce qu’elle avait été élevée dans une richesse inouïe. Son père avait huit jardiniers. Subitement, à vingt-trois ans, elle se retrouva avec deux enfants et peu d’argent. […] Chaque été, nous prenions nos vacances dans un endroit différent. Une nouvelle maison. De nouveaux espaces. De nouveaux meubles. De nouvelles odeurs. Pas de racines. Le changement est très tôt devenu une partie de mon paysage intérieur. Ces changements perpétuels […] ont fait de moi une citoyenne du monde. » Elle illustre ce chapitre par une photo, « moi dans ma voiture », sur laquelle on la voit petite fille au volant d’une voiture d’enfant qu’elle a colorisée en rouge.

L’autobiographie comme livre-trésor

Niki de Saint-Phalle ne suit pas un ordre chronologique pour nous raconter l’intimité de sa vie depuis sa naissance jusqu’à son mariage avec Harry Mathews. « Harry était une encyclopédie vivante. Une quantité gigantesque d’informations était emmagasinée à l’intérieur de son puissant cerveau. Harry accumulait avec passion les mots, les faits, les langues, la poésie, la musique, les jeux de mots, et plus tard, hélas, les femmes. Comment ne serais-je pas tombée amoureuse de lui ? Nous étions destinés à nous rencontrer. Nous nous complétions à la perfection. » Dans un style volontairement enfantin, elle nous entraîne à la découverte de son enfance : ses parents, New York, les châteaux qui ont inspiré son œuvre, autant que ceux des contes de fées, la guerre, son frère Jean, à qui elle s’adresse tout au fil du texte, son autre frère Richard, qui enferma à 15 ans sa mère dans un placard, ses sœurs, dont une s’est suicidée sans que sa mère lui dise la vérité sur cette mort, ses joies, ses peurs, sa singularité, son imaginaire inépuisable.

Aux racines de la créativité artistique

L’artiste part à la recherche des joies qui l’ont structurée et inspirée, mais aussi des drames qui l’ont conduite à une grave dépression traitée par des électrochocs, lorsqu’elle avait 22 ans. Elle revient de façon pudique sur l’inceste commis par son père quand elle avait onze ans, auquel elle avait consacré un livre intitulé Mon Secret (1994), où elle faisait entendre « le cri désespéré de la petite fille ». À la mort de ses parents, elle a voulu confronter ses souvenirs à ceux de ses proches, se replonger dans le passé pour trouver certaines réponses. Elle le fait dans un livre plein d’humour et de fantaisie, apaisé, sans haine ni vindicte. Sa créativité lui permet d’échapper « à la rage et à la haine farouches » qu’elle éprouvait pour son père.

« D’écrire Traces et de me remémorer m’ont aidée à changer mon paysage intérieur, et à réaliser que mon père était une personne très complexe. J’ai découvert aussi qu’à de nombreux égards, je lui ressemblais : son humour provocateur, son goût du risque, sa passion pour le travail et ses idées progressistes. L’écriture a permis à mes yeux intérieurs de s’ouvrir. Grâce à elle aussi, j’ai pu prendre de la distance, pardonner et poursuivre ma route », explique-t-elle dans le texte liminaire.

Ce livre-œuvre d’art constitue aussi un bel hommage à sa mère, illustré par l’inquiétant dessin intitulé « Mères dévorantes », ce qui montre bien toute la complexité du projet et le goût de cette artiste pour le paradoxe. À sa mère qui, avant de mourir, lui demande pardon pour la manière dont elle l’a élevée, Niki répond : « Vous étiez la meilleure mère que j’aurais pu avoir, parce que sans vous, je n’aurais jamais eu la vie exceptionnelle que j’ai eue. Je vous remercie Maman. »

Le lecteur tient donc entre les mains un livre enchanteur et enchanté qui lui donne de la force et du courage, un très bel objet qui avive l’envie de découvrir ou redécouvrir l’œuvre-vie de Niki de Saint-Phalle, du Jardin des Tarots à la fontaine Stravinsky. Il a accès à l’enfance complexe de l’artiste, qui y puise son génie et sait, comme l’huître, sécréter une perle de ce qui la blesse, pour reprendre une formule éclairante de William Faulkner.