Le livre d’Aude Terray aspire à rendre vivante la figure de la princesse Bibesco, écrivaine prolifique et figure majeure du rayonnement culturel de la Roumanie de la première moitié du XXe siècle.

La princesse Bibesco est l'une de ces personnalités rares qui ont marqué leur temps et nous ont laissé en héritage une empreinte profonde. Écrivaine prolifique, aventurière dans un monde bouillonnant qu’elle sillonne (notamment grâce à l’Orient-Express), personnalité cosmopolite, elle a fréquenté les plus grands, a joué un rôle actif dans les tragédies de l’Histoire. Incarnant la classe aristocratique du fait de son haut lignage, elle est une figure incontournable du rayonnement culturel de la Roumanie de la première moitié du XXe siècle. À travers cette figure, le lecteur redécouvre ce pays fascinant, pris dans les aléas historiques, à la conquête de sa propre modernité.

L’aristocrate

La princesse Marthe naît le 27 janvier 1886 dans l'une des plus hautes familles aristocrates de Roumanie. Descendante de Grecs orthodoxes phanariotes, elle est très tôt initiée à la culture et à la langue françaises. Elle perd très jeune son frère, Georges, l’espoir de la famille. Sa mère sera peu affectueuse avec elle. À douze ans, elle se fait remarquer pour sa beauté. Plus tard, elle rejoint la cour d’Elisabeth de Roumanie pour amuser la reine.

Elle épouse en 1902 Georges-Valentin Bibesco, issu d’une prestigieuse lignée de princes régnants de Valachie et, par sa mère, l'une des plus grandes familles françaises et belges. Ensemble, ils ont une fille nommée Valentine. Cependant, Georges a de nombreuses maîtresses et délaisse sa jeune épouse. Celle-ci habite Posada, ce qui lui vaudra d’être appelée la princesse des Carpates. Ayant elle-même perdu son père en 1915 et sa mère en 1920, elle se révélera une mère absente pour sa propre fille. Elle lui négocie, malgré tout, un mariage fidèle aux attentes d’une fille de bonne famille avec son cousin, le prince Dimitri Ghika. De cette union naissent deux fils, Jean-Nicolas et Georges, pour leur part choyés et adorés par leur grand-mère.

L’amoureuse

Celle qui est devenue la princesse Bibesco a connu tout au long de sa vie de nombreuses passions amoureuses. Son premier amour porte le nom d'Emmanuel : elle le rencontre lors de son voyage de 1905 vers l’Orient. En 1909, c’est le Kronprinz, Guillaume de Prusse, qui la poursuit de ses assiduités — mais elle n'y cédera pas.

Il y a aussi le prince de Beauvau-Craon, avec qui Marthe voudrait refaire sa vie ; et Thomson, l’attaché militaire nommé à l’ambassade britannique pendant la Première Guerre mondiale. Dans les années 20, la princesse se lie avec Henry de Jouvenel, séducteur, homme politique ambitieux et mari de Colette. Dans les années 30, c’est avec le britannique Ramsay Mac Donald qu’elle a une aventure. Mais ses relations sont fréquemment émaillées de dépits amoureux.

Avec son époux infidèle, l’union tiendra jusqu’à la mort — celle de Georges, le 2 juillet 1941. N’ayant qu’une fille, elle adopte son petit-fils Georges pour en faire son héritier, garant de la continuité et de l’avenir du nom de Bibesco.

L’étoile littéraire

Son premier livre, Les Huit Paradis, est le récit de son épopée en Perse et à Constantinople en 1905. Pour cet ouvrage, elle reçoit en 1909 le prix Marcellin-Guérin de l’Académie française. Entre 1923 et 1930, elle publie pas moins de neuf livres, dont Isvor. Le pays des saules, inspiré de la vie des villages roumains, et Le Perroquet vert, livre étrange et onirique. Vient ensuite Au bal de Marcel Proust en 1928 ; puis, en 1929, Quatre portraits en hommage à son père, au roi Ferdinand, à Anatole France et à Herbert Henry Asquith.

Elle écrit aussi une œuvre plus facile, à visée commerciale, des « romans de gare », sous le pseudonyme de Lucile Decaux. Axés sur des romances historiques comme Le Tendre Amour de Napoléon, Marie Walewska, ces ouvrages plaisent à un large public.

Tout au long de sa vie, elle tient en outre un journal où elle note sur le vif ses rencontres, ses impressions, ses réflexions. Le 8 janvier 1955, elle est élue membre de l’Académie royale de Belgique. Elle obtient la Légion d’honneur en 1962. À cette reconnaissance officielle s’ajoutent ses rencontres avec des personnalités littéraires de premier plan, telles qu'Anna de Noailles (la cousine germaine de Georges, avec laquelle les relations sont conflictuelles) et Marcel Proust.

L’éminence grise

La princesse Bibesco a su s’imposer comme l'une des plus importantes éminences grises de son époque. Influente, elle a côtoyé les plus grands et fait de sa demeure chérie, le palais de Mogoșoaia, le théâtre de nombreuses rencontres qui ont pesé sur le cours des événements.

Elle a souvent œuvré, en particulier, dans le jeu des alliances au service de son pays, la Roumanie. Pendant la Première Guerre mondiale, elle fait ainsi de Mogosoaia un havre de neutralité et un trait d’union entre l’Orient et l’Occident. Parallèlement, elle ouvre son réseau au britannique Thomson, son amant de l’époque, œuvrant ainsi pour l’engagement de la Roumanie auprès du Royaume-Uni.

Elle seconde également tous les hommes qui ont compté dans sa vie, notamment son époux, Georges. Toujours à ses côtés, elle l’accompagne dans ses ambitions, notamment en tant que président de la Fédération aéronautique internationale (la FAI), lui rédigeant ses discours. Elle est la princesse-diplomate qui joue de ses réseaux et de ses alliances pour les causes qu’elle considère justes.

Enfin, elle sauve le palais de Mogosoaia du pillage par le pouvoir communiste en faisant valoir son potentiel de patrimoine historique. Elle éveille des talents, et sait faire preuve de résilience dans les contextes les plus difficiles.

Les zones d’ombre

Malgré cette vie de lumière, de nombreuses périodes de sa vie s’avèrent compliquées. Marthe est la cible de bien des animosités. L'écrivaine Hélène Vacaresco, que Marthe a ignoré à ses débuts, la poursuit d’un incessant ressentiment. Courtisée par Guillaume de Prusse, Marthe est accusée de germanophilie.

Ses relations avec son pays natal sont également pleines d’ambivalence : sa relation avec la reine Marie, en particulier, est teintée de ressentiment, d’amertume, suite à la parution de nombreux écrits comme « Heurs et malheurs d’une reine » (1937), qui écorne l’image de la reine-soldate. À quoi s’ajoute le train de vie du couple Bibesco, parfois jugé trop tapageur et arrogant dans la pauvreté ambiante.

Durant la Seconde Guerre mondiale, la Roumanie tente au début de rester neutre. Mais avec la reddition de la France, elle se retrouve affaiblie et donc à la merci du nazisme. Marthe est espionnée, le palais de Mogosoaia occupé. Grâce à certains appuis, elle parvient à sortir de Roumanie en mai 1942. Pour se soustraire au communisme ayant pris le pouvoir dans son pays, elle s'exile de nouveau en 1945, laissant Mogosoaia aux soins de sa fille et de son gendre. Mais Valentine et Dimitri sont arrêtés en 1949. Marthe met tout en œuvre pour les rapatrier, mais n’y parvient qu’au bout de sept longues années de captivité.

La vieillesse de la princesse, de plus, est entachée par de graves problèmes d’argent. La Roumanie ne la reconnaîtra comme sienne que tardivement, seulement dans les années 1960.

Quand la princesse Bibesco s’éteint le 28 novembre 1973, elle lègue au monde un personnage de pionnière passionnée, fille de cette Europe qu’elle sacralise dans son œuvre maîtresse, La Nymphe Europe. Mes vies antérieures (1960).