Contre les préjugés, le meilleur recours est le regard historique, qui permet d’identifier et de déconstruire les discours qui en sont porteurs en les replaçant dans leur contexte.

Dans l'ouvrage collectif qu'ils ont dirigé et qui leur est consacré, Jeanne Guérout et Xavier Mauduit définissent les préjugés comme des « opinions, a priori défavorables, parfois favorables, des appréciations formulées par avance ». Ces préjugés malveillants sont le plus souvent associés à des discours de haine, de rejet ou de domination. Le volume, composé de près de soixante contributions, présente une sélection de ces lieux communs ciblant diverses catégories de personnes : des populations (Noirs « serviles », Gaulois « râleurs », Chinois « fourbes »…), des groupes sociaux (riches « gouvernant la France », pauvres « vivant sur le dos des riches »…), des ensembles que l’on prétend définir par leur apparence ou leur orientation sexuelle (homosexuels « efféminés », roux « faux et sentant mauvais »…).

Ces préjugés s’appuient sur des représentations sociales, de sorte que leur traitement relève par excellence des sciences historiques — contrairement aux superstitions contre lesquelles, d'après les auteurs, il reviendrait d’abord à la science de lutter. Dans cette Histoire des préjugés, chaque contribution approfondit ainsi les ressorts de ces clichés et invite les lecteurs qui seraient plus intéressés par l'un ou par l'autre à prolonger leur examen au moyen d'une  bibliographie précise.

Naissance des préjugés

Après avoir noté que de grands auteurs, comme Voltaire, se font l’écho d’affirmations péremptoires, l’introduction de Jeanne Guérout et Xavier Mauduit interroge l’émergence et l’enracinement des préjugés. Il n’est pas sûr que nous ayons toujours la réponse à cette question. Certes, ce peut être parce que, parfois, « l’histoire reste à faire », comme l’écrit Michel Pastoureau à propos de la place du vert dans le théâtre. Mais le livre montre que la question doit sans doute être déplacée de l’offre vers la demande : comme le remarque Myriam Deniel-Ternant à propos de l’archétype littéraire du moine dévoyé et du prêtre défroqué, celui-ci répondrait à « l’horizon d’attente d’un lecteur ou d’un spectateur avide de charivaris et autres rituels collectifs mettant  littéralement  le monde à l’envers par l’inversion ponctuelle des valeurs en vigueur ». L'expression « horizon d’attente » indique bien que le préjugé ne peut être créé que s’il répond à l’attente d’un public de consommateurs, qu’il s’agisse, comme dans ce cas précis, de contester des valeurs qui sont ressenties comme imposées, ou inversement, de suivre docilement ce qui paraît relever de l’évidence. Il faut donc s’interroger sur la notion de demande, qui peut être latente voire souterraine ou inconsciente.

C’est pourquoi il est sans doute dénué de sens de chercher qui est à l’origine de préjugés. C’est plutôt la question du comment qui importe. Certes, on pourra parfois déterminer qui a énoncé un préjugé et à quelle date : ainsi en est-il de Daladier dénonçant le 28 octobre 1934 la toute-puissance des « deux cents familles », exprimant l’idée de l’existence d’un « gang de repus dominant le pays », un thème « révélant une quête d’explications simples devant la complexité des mécanismes, des ressorts, des influences qui sont au travail à tous les niveaux de la vie publique », comme l'écrit Jean-Noël Jeanneney. Mais ce propos n’a pu retentir avec une telle force que parce que la caisse de résonnance lui préexistait. C’est pourquoi les grands auteurs qui apparaissent dans ce livre sont plutôt des « vecteurs » de préjugés, qui ont su leur donner une forme séduisante, apte à être appropriée.

Galerie de portraits

La moisson est riche et pittoresque. Les écrivains y figurent en bonne place : Tacite, Montaigne, Shakespeare, Rabelais, Chateaubriand, Lamartine, Michelet... Les scientifiques sont aussi bien représentés, notamment les médecins (surtout ceux du passé), en particulier les neurologues et les psychiatres, ainsi que leurs collègues psychologues. Mais l’on dira avec indulgence qu’ils étaient souvent enfants de leur époque. Les philosophes ont une aptitude particulière à formuler des préjugés : ils savent jongler sur les rapports entre concret et abstrait et faire preuve d’une rhétorique impressionnante : ainsi Hegel donne force au préjugé d’une Afrique « sans histoire », à la belle postérité, comme le montre Bénédicte Savoy.

De façon plus générale, l’état de la science à un moment donné a pu contribuer à forger des préjugés durables, comme la théorie des climats qui est à la source de descriptions stéréotypées ayant encore cours (Ruth Florack, à propos des Allemands « ploucs »), sans parler du rôle du positivisme dans le développement des études sur les odeurs corporelles (Eugénie Briot), ou de la pseudo-science par excellence qu’est la physiognomonie (Michel Pastoureau, à propos des roux, et Eugénie Briot, déjà citée). Le rôle des religions est aussi important, qu’il s’agisse des textes fondateurs ou des acteurs, notamment le clergé (catholique).

On croise assez peu d'hommes politiques, en revanche, à part l’inévitable Hitler et quelques autres ; peut-être est-ce une question de choix de corpus. D'autres figures ou groupes fort divers sont étudiés, qui ont en commun leur force d’influence, notamment dans le domaine de la formation et de l’éducation. En France, les manuels scolaires de la IIIe République ont par exemple forgé des représentations de très longue durée sur la perception du Moyen Âge comme archétype du malheur (Michel Pastoureau) ou des Anglais comme « ennemis héréditaires des Français » (Diana Cooper-Richet). Les préjugés se répandent d’autant plus facilement auprès de « gens cultivés » — et « bons élèves » — qu’ils émanent d’autorités intellectuelles ou pédagogiques. Or, ces « gens cultivés » peuvent être à leur tour influents de par leur position sociale.

La racine du mal

Le livre ne met guère en évidence le rôle de faussaires dans la construction de préjugés. Certes, il y a bien le Protocole des Sages de Sion, forgé par la police tsariste dans une perspective antisémite et dont l’écho persiste aujourd’hui (Katell Berthelot) ; mais, précisément, il n’a nullement créé un préjugé, il l’a seulement habillé de faussetés qui sont autant d’effets de réel.

Plusieurs contributions mettent en évidence que le problème principal n’est pas d’incriminer des individus, mais plutôt d’identifier des situations historiques dans lesquelles se sont constitués des préjugés, comme autant de terreaux fertiles. Il en est ainsi à propos du mythe des « Indiens paresseux » du Nouveau Monde, de l’effet de la colonisation européenne, « qui s’est traduite par l’imposition d’une trame rythmique nouvelle » (Laurent Vidal). Quant à la « réputation réactionnaire de la noblesse française », elle trouverait son origine dans le « creuset idéologique du tiers état » (Antoine de Baecque). Et la perception du « pauvre comme être immoral » est liée au « triomphe de l’idéologie libérale et du capitalisme [qui] impose que c’est le travail qui est le fondement de toute richesse » (Gérard Noiriel).

L’existence de contextes est une condition nécessaire mais non suffisante. Il faut tenter de comprendre les mécanismes créateurs d’erreurs. Il s’agit au premier chef de l’association de phénomènes de psychologie collective et de l’ignorance. Les tensions, les haines et les angoisses constituent d’excellents facteurs déclencheurs. Ainsi en est-il du préjugé du Mexicain violent, fruit des tensions héritées de la colonisation (Emmanuelle Perez Tisserant), du rejet des « gros » — qui « manqueraient de volonté » —, une idée qui pourrait résulter d’une hostilité ancestrale née d’une « angoisse alimentaire » visant de prétendus bénéficiaires d’une capacité à stocker davantage (Jeanne Guérout), et de façon plus singulière encore, des haines entre Australiens et Anglais, exemple typique d’un rejet de l’autre, qui est lié précisément à sa proximité (« on ne se déteste bien qu’en famille », Xavier Pons).

L’ignorance joue un rôle fondamental, surtout s’il s’agit de sa version la plus pernicieuse, celle d’une ignorance choisie et non pas seulement subie par paresse. On peut incriminer l’existence d’un ego surdimensionné générant un mépris malveillant, ce qui permet l’éclosion d’une catégorie de personnages particulièrement dangereuse, qu’on pourrait appeler celle des demi-savants, les pires des ignares, parce que l’aplomb lié souvent à leur situation intellectuelle ou sociale ne leur fait jamais défaut. L’affirmation d’une « Afrique sans histoire » repose ainsi, au début du XIXe siècle, « sur un mélange de colportages grossiers et de cultures savantes », et de tels jugements sont d’abord et surtout le fait « d’une profonde méconnaissance des sources alors disponibles » (Bénédicte Savoy). De façon plus générale, le racisme, plusieurs fois évoqué, repose fondamentalement sur l’idée de « race », au cœur des « théories savantes européennes » (Pascal Blanchard). Le préjugé nait donc volontiers de l’union monstrueuse de l’ignorance et d’une « culture savante », ou qui se considère comme telle.

Avec de tels vecteurs et de tels facteurs d’apparition, le combat dans lequel s’inscrit ce livre relève peut-être du mythe de Sisyphe. Néanmoins, quelques exemples montrent comment des victimes de préjugés sont d’elles-mêmes parvenues à perturber les mécanismes de création et de diffusion. Ainsi, la « sauvagerie », qui enflammait la représentation de Joséphine Baker, a été transformée par celle-ci « en part irréductible d’une liberté et d’un désir de dépasser les rigidités et les contraintes corporelles » (Pascal Blanchard). Des artistes traités de « parasites » ont proclamé, comme Baudelaire ou Rodin, l’inversion des valeurs, et rendu poreuse la frontière entre loisir et labeur, en affichant leur métier comme distraction favorite (Martial Poirson). Des « gros » ont, dans certaines cultures, valorisé, par réaction, leur surpoids (Jeanne Guérout). Et les Chinois, assumant les stéréotypes occidentaux qui les dévalorisaient, ont défini leurs défauts non comme des tares résultant d’un « atavisme racial », mais comme des « maux remédiables » (Clément Fabre).

« Histoire des préjugés » ou « Histoires de préjugés » ?

Voilà un beau sujet et un beau livre, utile, voire nécessaire. On exprimera toutefois deux réserves. Tout d’abord, la place de l’interdisciplinarité n’est qu’implicite voire effacée, alors qu’elle aurait pu être essentielle : si le rôle de l’histoire est primordial, de telles problématiques relèvent aussi, plus largement, des relations entre sciences, techniques et sociétés. La question, très contemporaine, des réseaux sociaux n’est d’ailleurs guère prise en compte.

Ensuite, ce livre illustre un problème fréquemment rencontré dans les ouvrages collectifs, qui balancent entre extrême structuration (parfois artificielle) ou assemblage peu cohérent. Le choix qui a été fait d’un catalogue par objet de préjugé était peut-être inévitable, mais il aurait été complété avantageusement par une synthèse conclusive. Certes, les contributions relèvent d’une même volonté de contextualiser erreurs et faussetés ; certes, l’introduction suggère quelques pistes générales et chaque contribution renvoie à d’autres dont les thèmes sont proches ; certes, enfin, ce livre apporte nombre d’outils méthodologiques — mais c’est de façon empirique, ce qui est dommage pour un travail qui se veut militant. Il aurait été utile de proposer in fine une classification mettant en évidence les conditions et les facteurs favorisant le développement des préjugés, leurs causes immédiates ou profondes, les types de vecteurs et l’histoire de leur diffusion voire de leur disparition, en recherchant les analogies et les différences. Le lecteur aurait été mieux armé pour faire face non seulement aux préjugés en cours, mais aussi, à ceux qui ne manqueront pas de continuer à surgir.

Il ne s’agit là que de critiques mineures d’un livre dont les chapitres, en apparence si divers, doivent être lus dans leur intégralité afin que tous les thèmes puissent être mis en rapport les uns avec les autres. Par l’ampleur de ses approches, la richesse de ses argumentations et la clarté de sa présentation, ce livre mérite de trouver un large public.