Laurent Buffet prend à revers les critiques de l'art contemporain qui le réduisent à un produit de la société capitaliste et fait au contraire valoir son autonomie et son caractère subversif.

Les critiques portées contre l’art contemporain sont nombreuses : « ce n’est plus de l’art », « tout le monde pourrait le faire », « personne n’y comprend rien », « les œuvres sont destinées au seul marché ». Les motivations de telles critiques sont variées, mais il en est une qui a retenu l’attention de Laurent Buffet, critique d’art et professeur de philosophie de l’art à l’École supérieure d’arts et de médias de Caen/Cherbourg : certains intellectuels entendent réduire l’art contemporain à une pratique sociale et politique reflétant certaines aspirations de Mai 68.

Les errances du « paradigme sociologique de l’art »

Cette interprétation relève, selon Buffet, d’un « paradigme sociologique de l’art », qui trouve ses origines dans la Théorie critique de l’École de Francfort (Horkheimer, Adorno) et qui a trouvé des échos chez certains philosophes et sociologues, notamment français et américains. Ces derniers ont en commun de dénoncer dans un même geste les bouleversements sociaux apportés par les contestations de Mai 68 et ce qu’ils identifient comme leurs effets dans la production artistique. Plus précisément, il s’agit pour ces auteurs de faire de l’art contemporain une industrie marchande, soumise aux logiques capitalistes et individualistes de la société post-soixante-huitard.

L’auteur souligne à quel point cette interprétation est caricaturale, à la fois relativement à l’histoire des événements de Mai 68, mais aussi pour ce qui concerne l’art contemporain : de la première, on balaye les luttes ouvrières, les revendications étudiantes et les acquis de droits sociaux (sur le travail et les salaires, notamment) ; du second, on ne retient que quelques œuvres ou artistes emblématiques ayant contribué à l’explosion spéculative du marché de l’art, tels que Maurizio Cattelan, Damien Hirst ou Jeff Koons.

Or, Buffet montre que s'attaquer à la figure de l’artiste bohème, licencieux, jouisseur invétéré, et faire le portrait d'un individualiste hyper-concurrentiel, c’est faire fi de l’austérité d'un Mondrian ou des attitudes d'un Matisse et d'un Klee ; fustiger l’égoïsme de l’artiste, c’est manquer les exériences de solidarités internes aux milieux de l’art ; accuser l’esthétique artistique d’être orientée vers la consommation, c’est négliger la différence entre ce que Kant appellerait le jugement esthétique et l’agrément. En somme, pour Buffet, ces critiques déploient une rétro-projection sociologique de la vulgate néolibérale sur l’art moderne et contemporain.

De fait, est-il si évident que les objets culturels tendent à adopter tout uniment les caractéristiques propres au système industriel dont ils sont les contemporains, et en l'occurrence celles d'un capitalisme ancré dans la « créativité », « l’initiative », le « projet » ? Ne confond-on pas, en l'affirmant, l’art en tant que modèle d’existence, d'une part, et la production marchande de gratifications immatérielles, destinée à des consommateurs, en particulier à travers le design, le marketing et la publicité ?

L’ambition de Buffet consiste en définitive à renverser ces analyses qu’il juge fallacieuses. Il retrace d’abord leur émergence et leurs fondements théoriques ; puis, il examine minutieusement les œuvres, afin de montrer toute la diversité des motivations qui président à leur création. En fin de compte, ce sont les relations de l’art avec la société qu’il s’agit de réévaluer : plutôt qu’un pur produit de la société capitaliste, l’auteur présente l’art contemporain comme un lieu de subversion et défend son autonomie relativement à ce cadre social.

Il se garde simultanément de déterminer la place de l’art au sein du capitalisme à partir d’une réitération des anciens concepts de « reflet » ou de « mode de compensation », voire « d’industries marchandes » censées se déployer sans résistance.

Retour sur la définition de l’art

Buffet replace ces conceptions dépréciatives de l’art contemporain dans le contexte des âpres discussions concernant la définition de l’art. Du point de vue de ces critiques, les œuvres contemporaines auraient déserté les lieux qui leur étaient traditionnellement dévolus et seraient dénuées de qualités sensibles, vides d’émotions, incapables de susciter le moindre sentiment esthétique.

Mais Buffet pointe à ce sujet un paradoxe : d'un côté, ces auteurs déplorent la disparition de l'art — du point de vue de leur propre définition —, mais de l'autre, ils déplorent que la société toute entière soit désormais soumise au régime esthétique de l’art. Dans la même veine, ils regrettent que l'art contemporain ne cultive plus le beau, mais fustigent l'esthétisation de la société.

Or, selon Buffet, ce n’est pas l’esthétisation du monde qui est une conséquence de la désesthétisation de l’art ; à l'inverse, ce serait plutôt la désesthétisation de l’art qui serait une réaction critique face à la colonisation de la société par une esthétique formatée, uniformisée et gouvernée par le marketing. Resaisies ainsi, les œuvres contemporaines retrouvent leur puissance critique et sortent de la logique de satisfaction des « besoins esthétiques ».

Plus largement, Buffet considère que l’extrême diversité des conceptions de l’art supposées par les créations des artistes eux-mêmes rend périlleuse la tentative d’établissement d'un critère unique d’identification de l’art. Pour autant, ce constat n'implique pas de renoncer à toute théorie esthétique ; il nécessite simplement d’accepter l’idée que l’art résiste à une définition univoque. Par exemple, le fait qu'une part importante de l’art contemporain ne requière plus d'appréciation sensible engage une critique radicale de la notion même d’œuvre — que les artistes appellent désormais leurs « travaux ».

Résister à son époque ?

Les auteurs qui relèvent du paradigme sociologique de l’art prétendent déprécier l'art contemporain au nom d'une critique du capitalisme ; mais cela revient finalement à adopter une posture réactionnaire, basée sur la nostalgie des critères normatifs de l’art et appuyée sur un ensemble de « valeurs » immuables.

À l'inverse, Buffet subsitue d’autres approches sociologiques à ceux du paradigme dépréciatif. Il oppose ainsi Howard S. Becker et Rosalind Krauss à Nathalie Heinich, renvoie à Paul Ardenne et Jean-Marc Poinsot, mais également à Zygmunt Bauman ou encore à Pierre Dardot et Christian Laval. Cela conduit l’auteur à ouvrir largement le débat sur les rapports entre les arts et la société capitaliste. Il aboutit même à des considérations centrales sur la place de l’activité artistique à une époque régie par un principe de productivité créative qui consiste à envisager les compétences de l’ensemble des travailleurs à l’aune des compétences de l’artiste.

Buffet s'appuie également sur des analyses précises d'œuvres contemporaines. Loin des artistes vedettes systématiquement mobilisés par les contempteurs de l'art contemporain, il étudie le travail de Robert Barry, Joseph Kosuth, Sol LeWitt, Art & Language, On Kawara, Laurence Weiner, et de très nombreux autres (on pourrait encore citer Orozco, Alÿs, Hans Haacke, Andrea Frazer, Julien Prévieux, etc.). Il montre ainsi que les courants artistiques les plus avancés se signalent par leur capacité à réagir de manière critique à leur contexte social de réception ainsi qu’à leur contexte d’intervention dans le débat public, fût-il uniquement esthétique.

Enfin, c'est également par l'intermédiaire de philosophes que l'auteur construit sa réflexion. Parmi les plus discutés dans le livre, on rencontre Jean-François Lyotard et Jacques Rancière, dont Buffet redessine les critiques de la philosophie d’Adorno et de la sociologie de Bourdieu.

L'ouvrage de Laurent Buffet dresse finalement un panorama des discussions ayant porté, ces dernières décennies, sur l'art contemporain, en présente les dimensions polémiques et en assume une lecture franche. Au-delà des débats esthétiques, l'ensemble esquisse une analyse plus générale des configurations intellectuelles de notre société depuis les années 1980.