1848 est l’année de vagues révolutionnaires en Europe mais aussi de bouleversements plus larges à travers le monde. Elle est analysée ici sous le prisme d’une histoire globale, impériale et coloniale.

Il y a cinq ans se tenait un colloque international intitulé « Les mondes de 1848 », 170 ans après les événements. L’ouvrage collectif publié sous la triple direction de Quentin Deluermoz (professeur d’histoire contemporaine à Paris Cité et directeur du laboratoire ICT-Les Europe dans le monde), d’Emmanuel Fureix (professeur d’histoire contemporaine à Paris-Est Créteil, spécialiste de l’histoire politique, culturelle et visuelle du XIXe siècle, puis codirecteur du Centre de recherche en histoire européenne comparée) et de Clément Thibaud (directeur d’études à l’EHESS, directeur du laboratoire Mondes Américains) reprend les questionnements alors soulevés. L’objectif était d’appréhender cette année 1848 dans une perspective d’histoire globale, à travers 27 articles qui intègrent les événements et transformations à l’échelle des empires, de l’espace atlantique et finalement du monde.

Penser 1848 à l’échelle des mondes

À travers l’ensemble des articles proposés, les auteurs invitent à une relecture des événements de ce tournant du XIXe siècle : « envisager les révolutions de 1848 à l’échelle du monde porte une ambition multiple : abandonner les modèles diffusionnistes, déplacer le regard vers des espaces lointains […], penser ensemble l’entrecroisement des dynamiques à l’œuvre ». Et c’est bien l’ambition de cet ouvrage, qui accorde une large place aux circulations des hommes et des idées. Avec l’industrialisation, les échanges sont en effet intenses : la presse et les images se diffusent, les hommes voyagent et permettent une connexion entre les différents mouvements. Ainsi, plusieurs articles retracent des parcours d’hommes engagés, parmi lesquels des exilés politiques qui emmènent avec eux, ici et là, leurs réflexions et leurs combats : c’est le cas des proscrits britanniques en Afrique du Sud ou du séjour de Garibaldi en Amérique du Sud.

L’Amérique latine est d’ailleurs particulièrement sensible aux influences politiques européennes tant les circulations atlantiques sont fortes : « l’impact de 1848 sur l’histoire intellectuelle et politique de l’Amérique latine fut incontestable », note ainsi Jorge Myers. De nombreuses contributions s’interrogent sur les liens forts tissés entre l’Europe et le continent américain, révélant un caractère polycentrique des révolutions. L’impact des révolutions de 1848 y apparaît évident, par exemple au Chili, dont la tentative révolutionnaire échoue en 1851, au Brésil, lors de la révolte de la province du Permanbouc, ou en Nouvelle-Grenade, qui connaît une révolution en 1849. Au Mexique, cela se traduit, après la défaite contre les États-Unis, par des mouvements de populations (le Mexique perd la moitié nord de son territoire), des soulèvements d’Amérindiens et de ruraux, mais aussi par de nombreux débats sur la réforme libérale qui aboutissent en 1854.

Au nord du continent, 1848 est également un moment de bascule : il signifie pour les États-Unis à la fois la victoire lors de la guerre contre le Mexique et la découverte de l’or en Californie, où se ruent entre autres des Européens qui fuient « leur » 1848. Cette date est analysée a posteriori comme celle du début de l’insertion des États-Unis dans le monde. Ainsi, « dans les Amériques [...] 1848 est une autre date charnière comme en Europe, mais pour d’autres raisons, même si certaines connexions peuvent apparaître », écrit Emmanuelle Perez-Tisserant.

Par l’histoire globale, une connexion évidente se fait jour et lie les différents mouvements du continent américain à l’Australie, avec des chronologies parfois décalées que les historiographies nationales n’analysent pas toujours. Cela permet au lecteur de se « placer dans un ensemble qui intègre les espaces africains, asiatiques, nord et sud-américain ».

Cela dit, cette « séduisante quête d’un 1848 global » trouve des limites, comme le montrent là encore plusieurs contributions : il est clair que certains mouvements ici analysés ne sont pas des conséquences directes du 1848 européen. Les auteurs nous invitent donc — et c’est le titre de la 1re partie de l’ouvrage — à « déseuropéaniser le Printemps des Peuples » pour sortir d’une vision classique centre/périphérie. L’hétérogénéité des situations étudiées montre bien des phénomènes distincts : l’ouvrage nous invite ainsi « à reconsidérer l’universalité proclamée des révolutions de 1848 comme horizon d’attente de l’événement ».  L’intérêt de cette lecture globale réside bien dans le jeu d’échelle permanent entre les contacts et influences au niveau international, mais aussi dans les analyses micro qui s’intéressent à des mouvements de contestation de minorités locales. Ainsi, « le monde de 1848 est à la fois interconnecté et désynchronisé ».

Pour mener à bien cette étude comparative, les sources mobilisées par les auteurs sont variées : itinéraires individuels, correspondances (par exemple entre l’Île Maurice et la Grande-Bretagne), manifestes politiques, écrits utopistes, sources officielles de répression ou de surveillance...

Esclavage question coloniale

1848 est bien l’année des grandes révolutions, et pas seulement en Europe. Mais c’est aussi une époque de transformations des rapports de domination à l’échelle mondiale. Ainsi, 1848 est aussi le moment de l’abolition de l’esclavage, dont plusieurs articles évoquent la mise en application et la diffusion. En Amérique latine, de nombreux pays ont aboli l’esclavage après les révolutions de 1848 : « le lien entre le moment 1848 et la fin de l’esclavage fut si profond qu’on peut dire que celle-ci fut la conséquence directe de celle-là », même si « chacun de ces pays mit fin à l’esclavage pour des raisons internes ». Partout, cette question est discutée, débattue et entraîne une réflexion sur les compensations à mettre en œuvre, dont parlent plusieurs articles. Ici encore, l’ouvrage montre à quel point les négociations sont à la fois impériales, transnationales mais s’adaptent aussi aux contextes locaux. L’Empire français met en œuvre des modalités différentes en fonction des territoires (entre Antilles, Océan Indien et Algérie, par exemple) et les formes multiples de l’engagement (en Inde et à Ceylan, par exemple) en découlent.

L'un des apports de l’ouvrage est justement le lien établi entre la fin prétendue de l’esclavage et la question coloniale :  pour les auteurs, « l’abolition de 1848 apparaît moins comme une rupture brutale qu’un moment d’inflexion dans une longue séquence de transformation des empires européen entre colonisation moderne et contemporaine ». Une corrélation forte existe entre l’abolition de l’esclavage et la condition de sa mise en œuvre, d’une part, et l’orientation coloniale nouvellement prise par de nombreux pays européens, d’autre part.

En France, « la République de 1848 est bien, d’emblée, une République coloniale », comme le montre le cas algérien, étudié par Claire Fredj. La colonie est départementalisée par la juvénile IIe République mais demeure marquée par une inégalité de fait entre les colons et les populations locales, dont l’assimilation se révèle très compliquée. Dans le même temps, le pays se peuple : lieu de déportations politiques et de délestage des opposants, c’est aussi le lieu d’expériences d’utopies fouriéristes et saint-simoniennes qui échouent rapidement. En parallèle, les négociations sur l’abolition de la traite et de l’esclavage dans ce territoire nord-africain donnent lieu à beaucoup de compromis… et de contradictions.

C’est également dans une visée anti-esclavagiste que s’inscrivent les expériences utopiques d’Européens analysées par Clément Thibaud au Mississippi et au Texas, ou encore le phalanstère de la Réunion de Victor Considérant. Toutes ces expériences, bien que brèves et peu concluantes, montrent néanmois une circulation intense de projets alternatifs, qui doivent être reliés aux mouvements émancipateurs portés par 1848. La Grande-Bretagne, décrite à l’écart du mouvement de 1848, connaît en réalité plusieurs événements que l'on peut explorer par le biais colonial : l’exportation du mouvement chartiste en Océanie, mais aussi les rébellions en Jamaïque ou encore, neuf ans plus tard, la révolte des Cipayes en Inde (1857) peuvent être liés aux mouvements libéraux des années 1840.

Pour autant, s’il existe un lien entre la colonisation moderne (le terme utilisé par les auteurs est celui de « colonisation nouvelle ») et la fin de l’esclavage, il ne faut pas négliger d’autres éléments de contexte qui expliquent ces nouvelles formes d’appropriations territoriales. Là encore, l’histoire globale révèle toute sa pertinence : « c’est en réalité avec l’ère des révolutions du monde atlantique que le concept de colonisation désigne un ensemble de projet et d’expériences destinées à surmonter la crise impériale ouverte par les indépendances américaines et l’ébranlement économique et moral consécutif aux coups portés à la traite et à l’esclavage ».

Vers de nouveaux horizons

Si « les révolutions de 1848 ne sont pas ce qu’on peut appeler un sujet neuf », l’historiographie reste globalement européenne. L'un des apports de l’ouvrage est bien de décentrer le regard et de nous proposer de nouveaux angles de lecture de cette année de basculement. Les modèles locaux, les luttes féministes, puis les histoires individuelles sont pénétrés par le contexte global autant qu’ils peuvent l’influencer, comme autant de « micro-histoires emboîtées ».

La papauté connaît par exemple un tournant en 1848 lorsque Pie IX, pape réformateur, qui a vécu au Chili et porte un discours émancipateur, est contraint à l’exil par le printemps des peuples italien. Il revient en 1850 avec un discours plus conservateur : ce « premier pape médiatique de l’époque contemporaine » passe pour d’aucuns pour un traître. On relie ici un itinéraire personnel à un mouvement politique général.

La contribution d’Hélène Quanquin évoque la question de genre avec l’étude d’un groupe féministe abolitionniste né en juillet 1848 dans l’État de New-York : les luttes émancipatrices sont donc multiformes. Les mobilités choisies ou contraintes portent ainsi des itinéraires singuliers et donnent à comprendre comment se mettent en place des expériences collectives. À l’échelle individuelle, les mouvements transcontinentaux permettent de questionner les adaptations et les réemplois des expériences vécues ici ou là, mettant en évidence une « pluralité des dynamiques locales, nationales ou régionales, intercontinentales à l’œuvre ».

Aux confins de l’Europe, trois articles replacent les empires russe et ottoman, considérés comme calmes, dans la chronologie de 1848. Jonathan Beecher met ainsi au jour le réseau Pétrachevski, cercle de jeunes intellectuels libéraux né à la faveur du printemps des peuples, devenu société secrète, montrant la porosité des idées émancipatrices dans l’empire tsariste. Dans le monde ottoman, les soulèvements restent peu nombreux et dans les marges rurales du territoire : « l’historiographie des troubles agraires du XIXe siècle écarte généralement le contexte révolutionnaire de 1848 [mais] il existait bien des couches sociales explosives dans l’empire ottoman, notamment dans les Balkans » note ainsi Apl Yücel Kaya. Dans chacun de ces cas, la répression est forte.

À l’échelle des périphéries, plusieurs articles nous montrent que ce milieu de XIXe siècle porte aussi une histoire riche. « Quand le sud regarde le sud », les transformations et circulations des élites dans l’Océan Indien (étudiées par Sujit Sivasundaram), entre l’Afrique du Sud et le Sri Lanka éclairent les connaissances sur la période. Cette même année voit des mouvements de contestations du Cap, mais aussi de l’Île Bourbon, devenue La Réunion, se doter d’une assemblée élue. En Éthiopie, il ne se passe rien dans « notre 1848 » ; mais les calendriers décalés font bel et bien exister un 1848 éthiopien (correspondant à 1855 dans le calendrier grégorien), avec l’avènement d’un empereur « un rebelle venu des marges du pays, dont le règne sera plus tard consacré comme socle fondateur de la nation contemporaine » du pays.

Géographiquement plus éloigné encore de l’Europe, l’Océanie connaît également des mouvements révolutionnaires dans les années suivantes. Là, les troubles sont en partie liés aux échos des événements européens, dont les nouvelles arrivent dans l’été en Australie et en Nouvelle-Zélande. Le réseau chartiste, analysé par Paul Pickering, s’est diffusé dans le monde, dans un contexte d’immigration massive et de déportations. 98 chartistes sont ainsi déportés en Tasmanie et certains s’impliquent dans la vie politique locale et participent par exemple à la ruée vers l’or en Australie dans les années 1850. Ces immigrés, porteurs de revendications, se mêlent aux mouvements locaux, conduisant par exemple à la mise en place, en 1851, de la ligue australasienne. En 1854, lorsqu’éclate un mouvement ouvrier, fortement réprimé et resté dans l’histoire sous le nom de bataille d’Eureka, on trouve, à côté des populations locales, des Irlandais, des Français et des chartistes...

En somme, « comprendre les expériences de 1848 à l’échelle du monde ne consiste pas seulement à essayer de provincialiser l’Europe ou de déseuropéaniser le printemps des peuples ». L’intérêt de cet ouvrage va bien au-delà. Par les circulations intenses des hommes et des idées, l’année 1848 porte en elle un vaste mouvement d’émancipation du travail, des femmes, des minorités ethniques ou coloniales. Les effets d’entraînement partent parfois de l’Europe mais proposent aussi d’autres espaces de circulation, rappelant ainsi que « chaque contexte de réception construit en réalité son propre 1848 ». Finalement, « la pluralité des mondes de 1848 ne signifie donc pas leur étanchéité ».