La sociologie nous apprend que nos dispositions sont le résultat d’une série de relations, directes ou médiées par des institutions, avec nos congénères.

Wilfried Lignier se penche dans La société est en nous sur la sociogénèse de nos dispositions, dans un essai très agréable à lire, qui n'en est pas moins un livre de sociologie. Il a bien voulu répondre ici à quelques questions pour présenter son livre.

Nonfiction : Cet essai s’inscrit dans le cadre de la sociologie de Pierre Bourdieu, et tout particulièrement sa définition de l’habitus, qu’il vient préciser et compléter. Quels sont les apports de celui-ci à la fois en termes de forme et de contenu ?

Wilfried Lignier : Il faut d’abord dire qu’il y a une nécessité, selon moi, de refaire circuler les notions précises de la sociologie bourdieusienne. Comme c’est souvent le cas, sa diffusion à grande échelle, y compris au-delà des discussions entre universitaires, s’est accompagnée de pas mal de distorsions, voire de contresens. Et cette diffusion a été sélective. En gros, aujourd’hui, on associe facilement Bourdieu à des logiques macrosociales, à la « reproduction » notamment, conçue comme l’inverse du « changement social », comme la reconduction de l’ordre des classes, d’une génération à l’autre. C’est tout à fait vrai. Mais du coup, on oublie un peu ce que cette sociologie implique à l’échelle plus « micro », celle des pratiques ordinaires, des individus, des habitus – notamment des « stratégies de reproduction », qui correspondent à la production concrète des positions sociales des uns et des autres, stratégies qui sont marquées par une incertitude plus ou moins forte, liée notamment au degré de concurrence entre les groupes sociaux.

Pour moi, cet oubli relatif, sur le plan scientifique, correspond à une opportunité à saisir : il y a des choses à repenser, à inventer. Par exemple, les stratégies de reproduction sont souvent conçues par Bourdieu comme portées par les familles, en tant que groupes sociaux mobilisés autour des enfants, ce qui le rend peu attentif aux logiques de pouvoir intrafamiliales – au fait que les enfants peuvent être désinvestis, ou encore au fait que les parents, même quand ils sont proches socialement (ce qui est souvent le cas) ne sont pas toujours d’accord sur l’éducation, sur les choix à faire s’agissant des enfants. Il y a donc des luttes pour imposer le stratège légitime, les meilleures stratégies, luttes qui sont entre autre structurées par des rapports de genre (entre enfants, entre parents).

Un autre exemple, une autre perspective d’exploration, d’invention, concerne les modalités précises de la formation, de l’incorporation de l’habitus. Qu’est-ce qui compte au juste, dans le monde qui nous entoure, pour générer ce système de dispositions ? Cette question est mal éclairée à l’heure actuelle. Il faut se poser des questions sur le timing de la sociogenèse de l’habitus (est-ce que c’est forcément progressif ? Est-ce que l’habitus change parfois d’un seul coup ?). Il faut aussi s’intéresser aux rôles respectifs des logiques matérielles, corporelles (on incorpore en répétant des gestes, des déplacements, Bourdieu insiste justement là-dessus) et de logiques plus symboliques (comment le langage est-il incorporé ? Comment les images, les sons, les représentations culturelles interviennent-elles dans la formation d’un habitus ?).

Nos dispositions, montrez-vous, sont le résultat d’une série, toujours en cours, de relations, directes ou médiées par des institutions, avec nos congénères. Certaines sont génériques, partagées par tout un groupe social, d’autres très spécifiques au contraire, ne concernant qu’un petit nombre d’individus sans forcément de liens entre eux. Comment convient-il de penser l’articulation entre les unes et les autres ?

Si vous vous situez à l’échelle de l’ensemble d’une société, même de relativement grande taille, vous pouvez constater qu’il existe des interactions et des institutions qui sont à peu près communes à toutes et tous. Par exemple, en France, à peu près tout le monde fréquente la classe de 6e, une très large majorité des gens a appris le français, y compris quand ce n’est pas la langue maternelle – et cetera. Certes, les collèges sont différenciés, inégaux même, et il y a bien des manières de parler français. Mais cela veut quand même dire que les personnes qui grandissent en France vont partager une expérience de la scolarité, de ses règles, de ses agents, de ses programmes, de ses espaces typiques (la salle de classe), ainsi qu’une expérience de la langue, avec sa syntaxe propre, son lexique distinctif, sa prosodie particulière. Tout cela va en quelque sorte nationaliser les habitus.

Mais attention, il ne faut pas aller trop loin, et considérer qu’il y a seulement une logique d’intégration, de rapprochement des personnes avec l’école, ou la langue commune. C’est aussi, précisément, sur ce fond commun que vont au contraire se développer des luttes, des différences, d’autant plus décisives qu’elles parlent à tous. Par exemple, si vous êtes socialement en position d’être bon à l’école, ce ne sera pas seulement un trait de votre personnalité, sans plus. Ce sera un avantage, voire une supériorité sociale reconnue – et cette reconnaissance est possible parce qu’on vit dans un monde un peu commun, quand même. Les gens qui n’ont pas été scolarisés en France reconnaissent bien moins que nous la grandeur des supposées Grandes Ecoles à la française. Les gens qui ne parlent pas français sont peu sensibles aux façons qu’à la bourgeoisie culturelle francophone de faire de belles phrases.

Pourriez-vous dire un mot des autres distinctions que l’on peut faire entre dispositions élémentaires et dispositions complexes ? De même qu’entre dispositions acquises tôt et beaucoup plus tard dans la vie ? Comment ces distinctions jouent-elles dans les différents domaines ?

S’agissant de la distinction entre dispositions élémentaires et complexes, je dois avouer qu’elle répond avant tout au besoin que j’ai eu, dans mon parcours de recherche, de nommer ce que j’étais en train de faire, notamment à partir du moment où j’ai commencé à me pencher sur la sociogenèse des dispositions individuelles dès la prime enfance. Ce qu’on incorpore au jeune âge, ce sont clairement des dispositions relativement profondes, transversales, à l’œuvre quel que soit le contexte pratique : par exemple, une tendance à prendre la parole en tout temps et en tout lieu, une façon de marcher en général, etc. Ce sont ces dispositions que j’appelle élémentaires, qui sont comme des dispositions par défaut, si vous voulez.

Par contraste, on peut qualifier de dispositions complexes les dispositions qui renvoient à des domaines de pratiques plus spécifiques, tout en demeurant transposables d’un domaine à l’autre. Une disposition politique, par exemple, ça renvoie à l’existence d’un champ politique, même si pour la comprendre, il est intéressant de voir l’affinité, l’homologie qu’il peut exister entre cette disposition et des dispositions artistiques, musicales, par exemple – je paraphrase là La Distinction de Bourdieu, et les études très importantes que ce livre a suscité en France et à l’étranger. L’idée est que la complexification structurelle d’une société, le développement de champs en l’occurrence, a une contrepartie dispositionnelle relativement spécifique. Après il faut prendre garde, comme me le faisait justement remarquer une collègue critique de cette distinction, à préserver le caractère schématique, transposable, des dispositions que j’appelle complexes. Sans quoi cela reviendrait à parler d’attitudes (politiques par exemple) ; on ne verrait plus ce qui en fait des dispositions (la transposabilité).

Vous insistez beaucoup dans l’ouvrage sur la réflexivité que peut procurer aux individus ce type d’analyses lorsqu’ils sont en capacité de se les approprier. Pourriez-vous là aussi en dire un mot ? On comprend que c’est quelque chose dont le sociologue doit se soucier.

Ce livre reste un livre de sociologie, et vous avez raison de parler de « capacité de se l’approprier » : j’assume le fait de demander à la lectrice ou au lecteur un effort pour suivre mes analyses, que j’ai certes voulu les moins jargonneuses, les moins gratuitement conceptuelles possibles, mais qui impliquent d’accepter une familiarisation progressive, d’abord à certaines notions clés, puis dans l’idéal à une cohérence d’ensemble. Ma conviction est que les gens lisent des livres, surtout des essais, pour se changer un peu, et que cela veut dire qu’ils ne sont pas autant qu’on le dit à la recherche de choses qui leur parleraient immédiatement, spontanément... Ces choses-là sont des idées reçues le plus souvent, et elles ne méritent pas qu’on écrive et qu’on lise des livres. La vulgarisation, c’est important, mais ce n’est pas sans limites.

S’agissant précisément de La Société en nous, oui, l’enjeu est de produire un effet de réflexivité, ou plus précisément, de favoriser une réflexivité proprement sociologique. Car les gens qui lisent des livres sont de toute façon assez réflexifs, en général. Ce qu’il peut leur arriver en me lisant, en découvrant les notions et les exemples que je tire de mes propres enquêtes et que j’emprunte à des collègues sociologues, anthropologues, linguistes, ou encore (neuro)psychologues culturels, c’est de donner une tournure franchement relationnelle à leur réflexivité.

Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire réfléchir à soi, non pas en s’attachant indéfiniment à caractériser les traits de notre personnalité spécifique, mais en se portant vers les autres, vers ce qu’ils ont fait, vers ce qu’ils imposent ou permettent à nos manières d’être, parfois les plus intimes. Cela veut dire rompre avec l’idée libérale qu’on est avant tout le produit de sa volonté personnelle, alors qu’on est constamment investis (mais aussi exploités) par les autres. Cela veut dire aussi comprendre que penser ce que l’on est, ce n’est pas forcément se singulariser, c’est au contraire saisir la façon dont nous sommes liés à des groupes hiérarchisés entre eux, groupes de classe, de genre, ethnoraciaux, d’âge et de génération, etc.

Cet essai a aussi, vous y insistez en plusieurs endroits, une dimension programmatique, dans le sens où il suggère des domaines (et des manières de faire) dans lesquels la théorie pourrait encore progresser. Pourriez-vous en donner quelques exemples ?

Le livre est aussi écrit pour celles et ceux qui, d’une façon ou d’une autre, se verraient bien faire de la recherche en sciences sociales, en particulier du côté des études relatives à la sociogenèse des habitus. Être programmatique, c’est proposer un langage, une manière de concevoir les problèmes qui désignent clairement des domaines à explorer scientifiquement. Pour revenir sur des enjeux que j’ai déjà abordés, le livre dit par exemple : vous ne voudriez pas aller voir, vous-même, comment, au sein des familles, certaines personnes parviennent à imposer leur choix éducatif aux autres ? On ne pourrait pas s’intéresser davantage aux différences quantitatives et qualitatives d’investissement dans les enfants, au sein d’une même fratrie ? Ou encore, sur la question de la dimension symbolique de l’incorporation : comment expliquer que certains mots, certaines expressions en viennent à nous marquer plus que d’autres, jusqu’à contribuer à notre tournure d’esprit ? Comment penser exactement l’impact qu’ont les films, les vidéos que nous regardons à longueur de journée sur nos façons d’agir ?

Quelles applications de ces recherches peut-on imaginer ?

Je ne sais pas ce que vous entendez exactement par application… S’il est question d’utilité économique, je crois qu’elle commence de fait, pour un livre, avec le fait que les gens l’achètent, ce qui signifie qu’il a du sens pour eux, et ce qui signifie aussi, plus trivialement, que cela génère de l’argent pour l’éditeur et (un peu) pour l’auteur, et permet la publication d’autres livres – bref, c’est bon pour la production (culturelle), non ?

Après, si vous avez à l’esprit une utilité plus large, politique par exemple, j’espère que le livre en a une, oui. J’en parle dans la conclusion du livre. Elle serait du côté de la promotion d’une vision plus démocratique du rapport à soi, qui implique dans mes analyses un rapport aux autres, voire un travail avec les autres – la compréhension de soi peut, je le crois, relever de l’entraide, pour repérer les relations qui nous ont construit, qui nous déterminent aujourd’hui, pour le meilleur comme pour le pire. Cette promotion correspond à mon sens à la promotion d’un autre sujet politique que celui qu’on nous vend aujourd’hui à longueur de temps. Un sujet moins obsédé par ses succès et ses échecs supposés individuels, plus attentif à l’ordre social qui les détermine, et qu’il faut (peut-être) accepter de changer.