Ce tirage spécial illustré du « Livre de la jungle » de Rudyard Kipling, accompagné des « Histoires comme ça pour les petits », honore Mowgli, enfant-loup et « petit d’homme ».

Un des intérêts de cette édition est de proposer la nouvelle « Dans le “rukh” », parue dans Tours et détours en 1893, qui est le premier texte de Rudyard Kipling (1865-1936) où apparaît le personnage de Mowgli, avant le célèbre Livre de la jungle (1894) suivi du Second livre de la jungle (1895). Le lecteur peut ainsi assister à la naissance de ce qui deviendra un mythe littéraire :

« Un homme descendait le lit à sec du ruisseau, vêtu de son seul pagne, mais couronné d’une guirlande de volubilis à clochettes blanches. […] Sa voix était d’une clarté et d’une profondeur bien éloignées du ton geignard habituel aux indigènes, et le visage qu’il levait au soleil aurait pu être celui d’un ange égaré dans les bois. »

Le responsable anglais des Bois et Forêts le questionne : « De quel village es-tu ?
— Je ne suis pas d’un village. Je viens de là-bas.
Il indiqua le nord d’un grand geste du bras.
— Tu es bohémien alors ?
— Non, sahib, je n’ai pas de caste et pas de père non plus.
— Comment t’appelle-t-on ?
— Mowgli, sahib
. »

Il est alors adulte, a une femme, un enfant et des « frères loups ». Il a donc trouvé l’identité dont les Livres de la jungle racontent la quête : la double appartenance au monde des hommes et au monde des animaux. Mowgli est en effet tantôt « un homme au langage de loup », tantôt un « loup sans poil », rejeté par les animaux en tant qu’homme et par les hommes en tant que loup. Il triomphe de cette division dans « La Randonnée de printemps », le dernier conte du Second Livre, qui se clôt sur « Le chant d’adieu » et la bénédiction de ses amis Baloo, l’ours, Bagheera, la panthère, et Ka, le serpent : « Par le bois et l’eau, par l’arbre et par le vent, / Que la faveur de la jungle t’accompagne éternellement. »

L’attachement de Kipling à l’Inde de son enfance

Rudyard Kipling connaît le succès à 29 ans, avec ces deux livres composés de quinze nouvelles, dont huit seulement sont consacrées à l’histoire de Mowgli. L’auteur est un « Anglo-Indien », nom que l’on donnait alors aux Anglais nés en Inde. Comme l’explique Michel Renouard dans sa préface très éclairante :

« Les vertes années de Rudyard s’écoulent à Bombay auprès de ses parents et de Trix [Alice, sa sœur cadette]. Cette période est heureuse mais brève, car la tradition anglo-indienne l’exige : si le garçon veut devenir un homme, il lui faut désormais quitter son pays natal, en compagnie de sa sœur. […] Dès 1871, les quatre Kipling partent pour l’Europe. Il s’agit notamment pour les parents d’accompagner leurs enfants qui vont être accueillis comme hôtes payants à Southsea, près de Portsmouth, en Angleterre — ce pays “étranger” dont ils ignorent tout —, sous la férule d’une famille très stricte, surtout la mère, et peu portée sur l’affection et la pédagogie. […] Rudyard en conçoit un sentiment d’abandon, ce qui permettra à une partie de la critique de voir dans le destin de Mowgli, héros déraciné et rejeté par ceux qu’il estimait être les siens, le reflet de l’enfance de l’écrivain. »

La chronologie nous informe par ailleurs que Rudyard apprend à balbutier l’hindoustani avec sa nourrice, en même temps que l’anglais. Les rapports entre l’auteur et son père sont également déterminants dans la genèse des Livres de la jungle. John Lockwood Kipling publie en effet en 1891 un ouvrage à caractère ethnologique, Beast and Man in India (Hommes et bêtes en Inde), qui préfigure en partie les ouvrages de son fils. Il s’agit d’un livre illustré par l’auteur.

Comme le souligne la préface, « les dessins du père ont nourri l’imaginaire du fils, avant que l’inverse ne devienne vrai, puisque Lockwood illustrera bientôt les éditions originales du Livre et du Second livre de la jungle. » Cette édition propose ces illustrations dans leur intégralité. Le volume se clôt sur un dossier iconographique qui retrace l’évolution de l’illustration des Livres de la jungle sur un demi-siècle.

La valeur étiologique des Histoires comme ça (1902)

À cela s’ajoute la reprise des Histoires comme ça. C’est la première fois que ce livre pour enfants est publié dans la très luxueuse collection de la Pléiade. Il s’agit dans chaque conte d’expliquer telle particularité du monde, Kipling renouant ainsi avec les mythes de fondation. « Le dromadaire et sa bosse », « La baleine et son gosier », « Le rhinocéros et sa peau »…  Autant d’énigmes qui trouvent leur résolution dans des contes pleins d’humour fondés sur la répétition d’expressions et d’adresses à la « Mieux Aimée », clin d’œil à Shéhérazade dans les Mille et une nuits, et hommage à Joséphine, la fille aînée de Kipling, morte à six ans d’une pneumonie en 1899.

Ces « histoires sont faites pour être lues à haute voix par les parents à leurs enfants, avec les intonations ad hoc et sans variantes », précise Paul Liacopoulos dans la notice. Ces contes du pourquoi tentent de répondre à l’insatiable curiosité des enfants et aux questions qu’ils posent sans arrêt aux adultes. Dans ce livre, les illustrations, souvent comiques, sont de l’auteur. Ce recueil se présente comme le complément évident des Livres de la jungle. Le Second Livre de la jungle s’ouvre en effet sur un conte, « Comment vint la peur », dans lequel Hathi l’éléphant raconte pourquoi la fourrure du tigre est rayée : « En ce temps-là le premier tigre mangeait des fruits et de l’herbe comme les autres. […] Il était très beau, tout entier de la couleur des fleurs de la liane jaune. Sa peau n’avait pas la moindre rayure, pas la moindre zébrure, en ces jours heureux où cette jungle était neuve. »

La traduction donnée en 1903 par Louis Fabulet et Robert d’Humières a été révisée et complétée pour les besoins de ce tirage spécial qui propose pour la première fois les poèmes associés aux récits par Kipling et « Le Conte du Tabou », publié dans une revue américaine en 1903, et recueilli la même année dans l’édition new-yorkaise des Just So Stories.

Ce beau volume, à lire et à voir, permet de poser un autre regard sur Rudyard Kipling, souvent réduit à sa défense de l’impérialisme britannique, et à la formule par laquelle il a défini le colonialisme, « le fardeau de l’homme blanc », ce qui fait de lui une cible majeure pour toutes les lectures décoloniales.