Privilégier la sobriété matérielle et la relocalisation industrielle et réduire nos importations constituerait une autre manière de gérer la contrainte extérieure, que la poursuite de la compétitivité

Avant le covid-19, la guerre en Ukraine et les derniers développements de la crise écologique, la compétitivité, dans le contexte de la mondialisation, pouvait déjà être vue comme un mirage, qui s'éloignait à mesure qu'on s'en approchait. Depuis, on peut se demander si elle n'est pas tout simplement un objectif erroné. Mais alors comment s'accommoder de la contrainte extérieure ? Est-il possible de la gérer autrement ? Autant de questions auxquelles tente de répondre le politiste Benjamin Brice dans le livre qu'il vient de faire paraître L'impasse de la compétitivité.

Nonfiction : Vous venez de publier un livre où vous dénoncez les ravages que produit la notion de compétitivité en économie. En quoi consiste selon vous la contrainte extérieure et la place qu’elle tient dans le discours économique aujourd’hui ?

Benjamin Brice : Il est important de partir de la contrainte extérieure, car c’est elle que l’on invoque lorsque l’on parle d’un impératif de compétitivité. Que répond-on aujourd’hui, dans l’espace public, aux personnes qui réclament plus d’écologie, moins d’inégalités ou un meilleur financement des services publics ? « Tout cela est très bien, mais nous vivons, hélas ! dans un monde de compétition. » Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’il serait dangereux de réduire notre compétitivité en prenant des mesures écologiques trop strictes, en augmentant la redistribution ou en consacrant plus d’argent aux services publics. Voilà comment la contrainte extérieure vient limiter le champ des possibles de notre action publique. Depuis plusieurs décennies, et tout particulièrement depuis la crise de 2008, tous les gouvernants français ont intégré cette contrainte et définissent leurs orientations économiques et sociales en fonction d’elle.

Est-ce absurde ? Certainement pas, puisque la contrainte économique extérieure est bien réelle. Avec l’approfondissement de la mondialisation, avec l’intégration européenne, avec l’adoption d’une monnaie unique, les contraintes de la concurrence internationale sont beaucoup plus fortes qu’auparavant. Par exemple, le taux d’ouverture commerciale du pays a environ triplé entre les années 1960 et aujourd’hui. Il y a donc une menace, ce qu’a, par exemple, résumé Emmanuel Macron en octobre 2022 : « […] si on n’est pas compétitif […], on sera battu par les autres. »

N’est-il donc pas raisonnable de mettre le souci de la compétitivité au premier plan ? Eh bien, c’est la thèse de mon livre, je pense au contraire que le souci de la compétitivité occupe aujourd’hui une place trop importante dans la délibération politique. Pourquoi ? Parce que l’impératif de compétitivité n’est qu’une contrainte parmi d’autres, comme l’ont révélé les dernières crises.

La crise du covid-19 et la guerre en Ukraine ont montré l’importance majeure de la résilience, ce qui conduit à nous interroger sur notre intégration dans la division internationale du travail. Les catastrophes climatiques qui s’enchaînent conduisent à questionner notre niveau de consommation, alors que le commerce international est un puissant facteur de surconsommation. Enfin, les tensions sociales indiquent que nous aurons du mal à relever les défis de demain dans un pays profondément divisé, tandis que les réformes de compétitivité ont plutôt pour effet d’augmenter les inégalités et la précarité.

Autrement dit, l’obsession de la compétitivité nous a trop fait perdre de vue d’autres contraintes majeures : notre vulnérabilité aux importations, le niveau de notre pression sur les écosystèmes et la nécessaire cohésion sociale. Ce qui me paraît très déraisonnable. L’enjeu est donc de replacer le souci de la compétitivité à sa juste place, dans un monde où les problèmes géopolitiques, écologiques et sociaux prennent – ou reprennent – une place centrale.

Comment juger des résultats des politiques de l’offre qui visent à améliorer la compétitivité ?

Dans ce livre, j’essaie de dresser le bilan pour la France de quinze ou vingt ans de politiques de compétitivité. La promesse était la suivante : grâce à la conquête de parts de marché à l’exportation, nous pourrons rendre la population prospère et financer notre modèle social. Où en est-on aujourd’hui ? Le déficit commercial bat des records année après année – et cela reste vrai quand on met de côté la facture énergétique –, le pouvoir d’achat est la première préoccupation des Français et les services publics se dégradent, parce que le financement ne suit pas l’évolution des besoins (vieillissement de la population, hausse du nombre des étudiants, etc.). Ce bilan devrait conduire à questionner un peu le consensus autour de la compétitivité !

Que se passe-t-il ? Sur le plan commercial, au nom de la « montée en gamme », la classe dirigeante française a accepté l’abandon progressif d’une bonne partie des industries de base du pays. Non seulement cette désindustrialisation a eu un coût social très élevé, et des pans entiers du territoire en gardent les stigmates. Mais en plus de cela, notre spécialisation dans les industries à haute valeur ajoutée – en particulier l’aéronautique et le luxe (dont les boissons) – est trop étroite pour compenser la perte des autres industries. Tel est notre drame : nos exportations augmentent, mais nos importations augmentent encore plus vite, car nous fabriquons de moins en moins ce que nous consommons tous les jours. En 2022, le déficit manufacturier atteignait 80 milliards d’euros (c’est-à-dire plus de 3 points de PIB), et il restait ensuite encore à régler nos importations de pétrole et de gaz, soit plus de 100 milliards d’euros cette année-là !

À côté de cela, la concurrence extérieure s’accroît, parce que les autres pays n’entendent pas se contenter des produits bas de gamme et des matières premières. L’Indonésie interdit l’exportation de minerais non transformés, afin de remonter la chaîne de valeur. Et la Chine, après s’être imposée sur le marché des panneaux photovoltaïques, commence à concurrencer l’Europe sur les véhicules électriques. Notre spécialisation dans la haute valeur ajoutée est donc plus fragile que nous le pensions, d’autant plus que la désindustrialisation a fragilisé l’ensemble de notre tissu industriel, avec la perte de sous-traitants et de savoir-faire. Il va falloir se rendre à l’évidence : se concentrer sur les exportations et négliger les importations est aujourd’hui une erreur.

Sur le plan de l’abondance matérielle, il faut reconnaître que la mondialisation nous a permis d’augmenter notre volume de consommation. Mais cela n’a pas rendu la population plus satisfaite de son pouvoir d’achat, loin de là. Le problème est que la société nous pousse à consommer davantage – notamment à travers la publicité et les innovations –, alors que les revenus ne suivent pas (et que le coût du logement augmente). Telle est la source de la crise du pouvoir d’achat. Or, puisque la croissance économique est durablement faible, il va être nécessaire de revoir collectivement nos modes de consommation, pour ne pas continuer à creuser l’endettement extérieur du pays. Cela devient d’ailleurs également un impératif écologique.

Enfin, si les résultats des politiques de compétitivité sont peu convaincants, leur coût, lui, est bien réel. Par exemple, la France dépense chaque année autour de 3 points de PIB en exonérations de cotisations sociales, afin de réduire le « coût » du travail, sans distinction entre les secteurs délocalisables et les autres. Cela oblige à mener en parallèle des politiques de « maîtrise » des dépenses publiques, ce qui touche notamment les services publics. Ainsi, entre la deuxième moitié des années 1990 et 2019, les dépenses intérieures d’éducation ont diminué d’un point de PIB en France ; de 2010 à 2020, l’investissement par étudiant à l’université a reculé de 1 200 euros (en euros constants). Cette situation a certainement un lien avec la dégradation des services publics et le déclassement des élèves français dans les comparaisons internationales.

Quels effets peut-on attendre, selon vous, de la sobriété matérielle et de la relocalisation industrielle sur l’ensemble de l’économie, au-delà de la réduction de nos importations de biens ? Et, pour se faire l’avocat du diable, comment éviter que « vivre à la hauteur de ses moyens » ne se traduisent par une baisse de ceux-ci ?

La voie que je défends dans le livre est effectivement celle d’une combinaison de sobriété matérielle et de relocalisation industrielle. Sur le plan géopolitique, sobriété et relocalisation permettraient de moins dépendre de nos importations de combustibles fossiles et de produits industriels. Dans un monde de plus en plus dangereux, cela paraît raisonnable de gagner en résilience.

Sur le plan écologique, il faut bien comprendre que la plupart de nos impacts sont importés. D’une part, la moitié de notre empreinte carbone vient de nos importations. D’autre part, même quand on se concentre sur nos émissions domestiques, on s’aperçoit que la majorité est liée au pétrole, au gaz et au charbon, des combustibles fossiles que nous faisons venir de l’étranger. Ici, ce serait clairement une bonne chose de réduire le volume de nos importations. Quant aux relocalisations, elles permettent de réduire les distances pour le transport, d’utiliser une électricité « bas carbone » et de bénéficier de normes environnementales plus strictes. Et s’ajoute à cela un fait essentiel : la relocalisation, du fait de son surcoût, nous obligerait à revoir nos usages, avec moins de surconsommation et de gaspillage. Pas de fast fashion avec du Made in France, mais un accent sur la qualité et la durabilité des produits.

Sur le plan économique, la sobriété matérielle touchera surtout les importations, ce qui permettrait de rééquilibrer notre balance commerciale. C’est évidemment le cas pour l’énergie, puisque les combustibles fossiles représentent encore près des deux tiers de la consommation finale. Et c’est aussi le cas pour les produits industriels : dans la consommation des ménages (hors agro-alimentaire), seulement un septième de la valeur ajoutée est française. En parallèle, la relocalisation de certaines activités créerait de l’emploi, notamment hors des métropoles, et aiderait à dégager des marges de manœuvre budgétaires : plus de cotisations sociales et moins de transferts liés à la précarité et au chômage.

Ensuite, il ne faut pas cacher le fait que tout cela demande un effort du côté de notre volume de consommation matérielle, ce qui n’est pas anodin. Mais cela n’implique pas pour autant de moins bien vivre. Prenons l’exemple de la voiture. Entre 2010 et 2020, le prix moyen d’un véhicule neuf a augmenté beaucoup plus vite que le SMIC. Pourquoi ? Parce que les constructeurs ont investi énormément de moyens en communication pour que les gens achètent des voitures plus puissantes et plus sophistiquées (avec d’avantage d’électronique embarquée, etc.). Évidemment, cela pèse sur le pouvoir d’achat, car les salaires ne suivent pas. Mais si on incitait au contraire les constructeurs à promouvoir des véhicules plus sobres, fabriqués localement et plus abordables, cela enclencherait une dynamique beaucoup plus vertueuse.

Renouveler moins souvent son électroménager en investissant dans la réparation, lutter contre l’obsolescence accélérée des téléphones et des ordinateurs, mettre en avant les fruits et légumes de saison, réduire la part des protéines animales dans l’assiette (alors que nous avons importé près de 2 millions de tonnes de viande en 2021), tout cela se révèle plutôt bon pour le pouvoir d’achat des ménages. De même pour les rénovations thermiques qui réduisent les besoins en combustibles fossiles. Ces évolutions demandent une grande implication des pouvoirs publics – y compris financière – et des réflexions sur la manière de répartir les efforts, mais il faut bien comprendre que, dans un pays en faible croissance, avec un déficit commercial important et une forte précarité pour les classes populaires, une politique de sobriété matérielle apporterait beaucoup de bénéfices. Surtout si elle est couplée avec de la relocalisation industrielle, c’est-à-dire avec des emplois et des recettes fiscales qui pourraient servir à renforcer les services publics.

Bref, alors que l’obsession pour la compétitivité nous fait regarder sans cesse du côté des exportations et de notre intégration à la division internationale du travail, il me paraît prioritaire, dans la situation actuelle, de nous intéresser avant tout à notre consommation et à nos importations.