Cette livraison des « Cahiers Sade » nous rappelle à quel point les livres de l’auteur de « Justine » restent actuels.

Ce deuxième numéro des Cahiers Sade propose un sommaire riche et varié : on y trouve à la fois des articles universitaires et des contributions qui privilégient une recherche littéraire, dramaturgique, voire relevant des arts visuels. Ceux des lecteurs qui ne sont pas habitués à l’univers de Sade seront sans doute surpris de voir combien il est possible aujourd’hui de mieux le comprendre, au-delà de la pornographie de la plupart de ses romans et du scandale qu’ils ont pu susciter dans le passé (on pensera en particulier à Justine ou les Malheurs de la vertu et à La Philosophie dans le boudoir). Les lecteurs familiers de l’univers érotique et philosophique de l’écrivain constateront pour leur part que Sade est toujours une source d’émulation pour la création contemporaine. Car, loin des légendes et des clichés, la pensée de Sade est vivante et féconde nos interrogations les plus actuelles.

Sade en ses métamorphoses

La présentation des Cahiers Sade est claire, sobre et élégante. L’ensemble s’ouvre sur des entretiens avec deux éminents spécialistes de la littérature des XVIIIe et XIXe siècles, à savoir Michel Delon et Patrick Wald Lasowski. Ces universitaires ont particulièrement contribué à réévaluer les romans de Sade et à renouveler l’approche du genre libertin. Cette frange de la littérature et de l’histoire culturelle a été longtemps considérée comme mineure et marginale. Et ce alors même que, comme l’indique la deuxième de couverture, la pensée de Sade s’avère « un outil de compréhension » précieux pour « tout ce qui a trait aux sciences humaines ». Ainsi, enseignants, jeunes chercheurs, écrivains, metteurs en scène et plasticiens livrent leurs réflexions et leurs découvertes.

Au XXe siècle, publier Sade est un geste militant en faveur de la liberté d’expression. C’est également une aventure éditoriale majeure, dans la mesure où elle est confrontée aux préjugés et fait face à toutes sortes de censures. Un exemple de ce combat, et non des moindres, nous est donné avec une contribution (signée Yanan Shen) sur les premières éditions chinoises de l’œuvre de Sade, dans les années 1990. La pression des autorités est une réelle menace et l’autocensure que s’infligent les traducteurs a des conséquences significatives. Le style autant que le caractère singulier de l’imaginaire de l’auteur de Justine s’en trouvent changés, voire dénaturés.

D’autres réappropriations et déplacements – volontairement assumés, ceux-là – mettent en perspective l’érotisme sadien dans une démarche artistique radicale, à l’instar de l’œuvre de la poétesse québécoise Josée Yvon, présentée par Dominic Marion. Signalons aussi les contributions intenses et singulières d’artistes et poètes comme Jacques Cauda ou Christophe Stolowicki, qui façonnent un univers consciemment tourné vers la figure de Sade. Notons que le « Florilège » et les éléments littéraires et graphiques en fin de volume démontrent aussi l’influence de Sade sur notre présent, dans un registre caustique. Nous laissons au lecteur le plaisir d’y découvrir, par exemple, une suite (fictive) de commentaires et d’avis de clients/lecteurs dans une « fiche produit » présentant Justine (facétie proposée par Frédéric Cirez).

Sade, auteur comique et dramaturge

Dans ce large spectre, quelques thèmes remarquablement traités font également tout l’intérêt de cette revue. Ainsi, l’ironie et le rire de Sade sont l’objet d’une étude d’Isabelle Goncalves. Cette notion est d’importance dans la mesure où elle engage ou appelle la participation du lecteur, comme le démontre l’auteure. Et oui, Sade peut être regardé comme un auteur comique, au rire libertin carnassier ou satirique, tout comme il sait faire preuve d’un comique plus charmant, davantage bon enfant. Sa situation de prisonnier est, dans sa correspondance, souvent tournée en dérision : ironisant sur mille détails de son quotidien carcéral, Sade garde à l’esprit que la parole comique a un réel pouvoir social et représente une arme pour résister à ses conditions de vie.

L’esprit parodique, la dérision et la gaieté ont également partie liée avec la langue érotique. Ce que l’on appelle « la gaze » (c’est-à-dire la métaphore ou l’allusion permettant de jouer avec la crudité d’une scène) est parfaitement maîtrisée par Sade. L’écrivain use de toutes les gradations possibles, c’est là la marque de son esprit et de son écriture. On peut d’ailleurs le déceler aussi dans son théâtre, moins connu que ses romans – et ce même si le contraste entre ses écrits pour la scène et son imaginaire romanesque est souligné par Sylvain Martin. Ce comédien et metteur en scène de théâtre évoque les différents projets qui l’ont amené à mettre en scène Sade. Comment éviter les écueils et les attendus ? Quelle part donner à la pornographie quand l’écriture dramatique sadienne est si « convenable » ? L’obsession de Sade pour le théâtre, la place essentielle qu’il tient dans sa vie, dans ses goûts et dans ses inspirations structurent fortement et nécessairement son univers érotique.

Cet enrichissant retour d’expérience éclaire particulièrement la prose théâtrale de Sade, notamment quand on songe à son ultime enfermement à l’asile de Charenton. La salle de spectacle installée dans cet établissement et la participation de ses pensionnaires aux spectacles écrits, dirigés et organisés par Sade lui-même, constituent le point de départ de la fine analyse proposée par Éric Marty : l’enjeu de la guérison des fous est repensé avec en point de mire l’Histoire de la folie à l'âge classique (1972) de Michel Foucault. Prenant quelques distances avec la réflexion développée dans ce livre par Foucault, Éric Marty explique la visée thérapeutique que Sade semble, apparemment, attribuer à sa création dramatique. L’essayiste, par une lecture attentive de la pièce méconnue intitulée La Fête de l’amitié (1808), met en avant l’aspect à la fois novateur et expérimental, et finalement ambigu, du théâtre sadien.

Ainsi, comme l’affirme le « Préambule » de ce dossier, « [c]hacun voit Sade selon son propre prisme ». Loin d’être le signe d’une démonétisation de l’auteur de Justine ou le résultat d’un relativisme général, ce constat nous invite à (re)lire Sade, car il est notre contemporain.