Un recueil de textes en partie inédits donnent à lire les conceptions esthétiques du poète Rainer Maria Rilke, dont le regard original analyse les œuvres d'artistes contemporains.
L’écrivain autrichien Rainer Maria Rilke (1875-1926), à qui l’on doit notamment des nouvelles et des poésies, a entretenu des liens étroits avec les artistes de son temps et leurs œuvres. Lors de ses voyages à travers l’Europe, entre Prague et Paris, l’Italie et la Russie, puis le Valais en Suisse, il fait plusieurs rencontres majeures : celle de l’écrivaine Lou Andreas-Salomé, d’abord, mais aussi celle des artistes de la communauté de Worpswede, en Allemagne, dont la peintre Paula Mondersohn-Becker qui a brossé un portrait de lui, ainsi que celle d’Auguste Rodin, dont il a rédigé la biographie.
Certains de ses textes parmi les plus célèbres témoignent de cet intérêt du poète pour l’art : l’une des Élégies à Duino (1912-1922) porte sur le rôle de l’art dans la sauvegarde de la sensibilité humaine ; les Lettres à un jeune poète (1929), invitent le jeune Franz (Xaver) Kappus, tiraillé entre la carrière militaire et la poésie, à « devenir soi-même », à attiser l’élan artistique et le désir d’écrire qu’il sent naître en lui.
Les textes rassemblés dans ce nouveau volume, appuyés par une iconographie en noir et blanc, rendent compte de la pensée de Rilke sur l’art. Une vingtaine d’études, pour certaines inédites en français, exposées dans des articles ou des lettres (à sa femme Clara Rilke, à l’écrivaine Hedda Sauer, à l’artiste peintre Edith von Bonin) et rédigées entre 1897 et 1907, présentent les réflexions du jeune poète suscitées par les œuvres de Léonard de Vinci, de Fra Bartolomeo, de Marco Basaiti, d’Auguste Rodin, de Paul Cézanne, de Heinrich Vogeler ou encore d’Otto Modersohn.
Le jugement esthétique
L'un des points les plus caractéristiques des analyses de Rilke sur l'art est qu'il appelle à parler des œuvres sans les juger. La formule est répétée à plusieurs reprises : « ce livre évite de juger » (à propos des peintres de Worpswede) ; « il faut éviter la médiocrité des propos » ordinaires sur la peinture (à propos d'un artiste pragois) ; « le fait qu’il soit d’usage d’écrire sur l’art, de juger de tout ce qui paraît dans les expositions et dans les galeries, contribue considérablement à la grande confusion qui règne depuis longtemps dans l’appréciation des œuvres d’art » (à propos de Heinrich Vogeler).
Ce qu’il appelle « juger » désigne ici le type de critique que l'on peut lire dans la presse et dans les discours des amateurs d’art. Rilke considère qu'il ne s'agit là que de généralités éculées, qui ne nous apprennent nullement à écouter le poète « en nous » et à retrouver dans chaque œuvre l’existence singulière du peintre. À l'inverse, Rilke se rapproche de la théorie kantienne du jugement de goût, qu’il mue en « pensée des yeux ».
À partir de là s'ouvre une vaste réflexion sur l’ensemble du champ de l’art : l'auteur peut analyser aussi bien une exposition (Lettre de Munich sur l’art), la distribution des tableaux sur les murs d’un musée ou d’une galerie — qu'il juge trop dense et qui empêche, selon lui, de regarder chaque œuvre individuellement —, le statut des artistes (Sur l’art) ou des manières artistiques (Georges Seurat, Edgar Degas, Auguste Rodin…).
Son propos prend ainsi des formes originales. À propos de Degas, par exemple, ses analyses vont à l’encontre de ce qui se dit le plus souvent : selon Rilke, une impression de clinquant et d’éclairage de coulisses domine dans ses toiles ; le peintre le surprend en peignant la laideur désespérée des danseuses, ces « filles qui ont peu à peu toute leur vie dans les jambes », et des sourires de commande (Le Salon des trois).
Le paysage
La rencontre de Rilke avec les peintres de Worpswede, cette commune allemande de Basse-Saxe investie par nombre d'artistes devenus ses amis, le pousse à s'intéresser à la notion de paysage. En tant qu'objet pictural indépendant, le paysage est une invention relativement récente dans l'histoire de l'art moderne, à laquelle Léonard de Vinci n'est pas étranger. Plutôt qu'un simple décor dans lequel les personnages — véritables sujets du tableau — évoluent, le paysage émerge comme une mise à distance de toute présence humaine. Montagnes, vallées, arbres et chemins sont désormais valorisés pour eux-mêmes ; l’art du paysage est ainsi inventé, et bientôt le monde devient paysage.
Les peintres de Worpswede reçoivent pour cette raison le soutien de Rilke. Rompant avec les conventions de la peinture académique et cherchant le contact direct avec la nature, ces artistes ne représentent plus la nature au prisme de l'impression humaine. Rilke trouve dans leurs œuvres une nouvelle manière de regarder le paysage comme une nature puissante, indifférente et grandiose. Tel est l’art de Fritz Mackensen, Otto Modersohn, Fritz Overbeck, Hans am Ende, Heinrich Vogeler. Globalement, l’enjeu est aussi le rapprochement avec les Impressionnistes — plutôt que les Romantiques, qui cherchent pourtant eux aussi à retrouver le sublime dans la nature et hors de la civilisation.
Auguste Rodin
Le lecteur trouvera également dans ce recueil une analyse particulièrement intéressante de l'œuvre de Rodin. Rilke a suivi de près les travaux du sculpteur et en connaît les différentes périodes stylistiques. Mais plutôt que de commenter sa vie ainsi que les événements qui l'auraient conduit comme linéairement vers la gloire, Rilke s'attarde sur les nombreuses variations et déviations subtiles qui ont orienté son œuvre. En particulier, l'art de Rodin le pousse — comme aussi celui de Cézanne — à déplacer son attention d'un état subjectif trop spontané vers une confrontation avec la réalité du monde, vers un regard plus « objectiviste ».
La plastique de Rodin se démarque notamment du fait de son approche du corps : il en explore la surface, cette limite entre l’intérieur et l’extérieur ; de là la concentration de l'artiste sur la lumière et les grandeurs. L'œuvre de Rodin, d'après Rilke, exprime la vie, ses mouvements, ses troubles et ses ondoiements. Le poète décrit cette œuvre avec une infinie délicatesse ; il dit la puissance de ces corps et de ces mains à la beauté particulière, comme l’éternelle bataille des sexes ou les tempêtes du désir.
La lecture des différentes études qui composent ce volume permet de se familiariser avec les conceptions de l'art formulées par Rilke. À travers elles, la prose et le regard du jeune poète se renforcent mutuellement.