Explorant la richesse philosophique que recèlent les mathématiques, Jean-Clet Martin livre un essai exigeant, mettant à l'épreuve notre perception spontanée du monde.

S’inspirant du titre d’un célèbre poème de Stéphane Mallarmé, « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard », Jean-Clet Martin publie un essai philosophique d’une grande habileté intitulé Et Dieu joua aux dés, consacré aux mathématiques et aux mondes qu’elles ouvrent pour la pensée.

L’auteur, professeur de philosophie et ancien directeur de programme au « Collège international de philosophie », lutte contre l’image qui réduit les mathématiques à une science du calcul purement procédurale, dont la seule utilité résiderait dans les éventuelles inventions techniques qu’elle rendrait possible. Au cours des 40 chroniques qui composent l’ouvrage, réparties en trois sections (le complexe, l’infini et la philosophie de la nature), il démontre au contraire que les mathématiques constituent un puissant révélateur de différents aspects de l’existence humaine et non-humaine.

Il remarque tout d'abord que la fécondité des mathématiques pour la pensée est entravée par deux obstacles : le premier est l'approche phénoménologique ou la centralité du « moi » par lequel nous nous rapportons à un monde vécu en première personne, empreint de perceptions sensibles, plutôt qu'aux choses en soi ; le second est la soumission de l'étude des mathématiques au seul intérêt humain et pratique.

L'ambition de l'ouvrage est de montrer que les mathématiques nous donnent accès à des mondes infinis qui débordent très largement celui que nous expérimentons avec nos cinq sens. En témoigne la richesse des inventions mathématiques, à commencer par les séries de nombres différentes des nombre réels, tels que les nombres irrationnels ou imaginaires, dont le champs est encore largement à explorer.

Les mathématiques et la philosophie

Tout au long de l'ouvrage, Martin étudie des notions et des propriétés mathématiques qui ont trouvé un statut particulier en philosophie (Platon, Lao Tseu, Malebranche, Leibniz, Nietzsche, Bergson, Deleuze, Gilles Châtelet, etc.) : la réflexion passe des propriétés du zéro aux ensembles vides, aux diagrammes, aux limites ou encore aux indivisibles. La philosophie a en effet, depuis ses origines, mobilisé les mathématiques pour édifier ses conceptions de la nature. Galilée façonne une idée du mouvement (avec ses variations et ses accélérations) qui bouleverse l'univers de pensée classiquement fondé sur l’immuable ; Leibniz ayant inventé le calcul infinitésimal démultiplie les perspectives sur le monde et traque la vie dans ses parcours tangentiels, sinueux.

Parmi ces objets mathématiques, on en trouve qui prennent la forme du jeu : le coup de dés sorti du néant, bien sûr, et son rapport au hasard, mais aussi la passion de Galilée pour le billard, métaphore du mécanisme, ou encore, sous une forme logique, les paradoxes de Zénon sur l'indivisibilité de l'espace et du temps.

L'objectif n'est pas pour l'auteur de formuler des énigmes, mais plutôt de mettre à l'épreuve notre vision du monde et de franchir les cloisons de nos propres représentations. À cet égard, on lira avec profit le beau chapitre sur le « conatus » de Spinoza, qui interroge les rapports entre l'ordre mécanique et l'ordre du vivant, ou celui consacré au cercle, qui chemine du bord d’une assiette à l'idée parfaite du cercle géométrique en passant par le nombre irrationnel Pi.

Les mathématiques et les arts

Par ailleurs, Martin propose de nombreux parallèles entre les mathématiques et les arts. La perspective en est l'un des ressorts les plus évidents : la science de Descartes, affranchie des référentiels théologiques traditionnels, peut être volontiers rapprochée des expériences contemporaines sur la perspective et l'exploration de la profondeur par les peintres et les graveurs.

Mais au-delà de la perspective, les mathématiques nourrissent la réflexion des artistes sur les multiples dimensions du réel : la géométrie contemporaine, qui dépasse tout bonnement le plan euclidien et qui découvre l’existence d’un multivers, trouve des résonances dans les œuvres de Maurits Cornelis Escher ou de Paul Klee. Ces artistes ont été attentifs à la manière dont les découvertes mathématiques ont reconfiguré notre conception de l’espace et ont ouvert la voie à l’exploration d’une infinité de formes et de volumes.

Au final, l'ouvrage de Jean-Clet Martin nous plonge dans une histoire philosophique des mathématiques en tant qu'elles sont toujours en prise sur le réel et enrichissent notre conception du monde. Au terme de cette lecture, se pose la question du type de cosmologie suseptible de correspondre à cette conception mathématique du monde. C'est là une réflexion que le philosophe a menée dans d'autres ouvrages : cette cosmologie devra rendre compte de la multiplication des mondes qui s'ouvre grâce aux mathématiques, de sorte que chaque coup de dés pourrait produire la nécessité d’un autre devenir.