Fruit d’un dépouillement systématique, le travail de Fabrice Langrognet reconstitue le monde social d’un groupe d’immeubles de la Plaine-Saint-Denis au tournant des XIXe et XXe siècles.

Fabrice Langrognet, chercheur associé au Centre d’Histoire sociale des mondes contemporains du CNRS, publie à La Découverte la traduction française d’un ouvrage d’abord paru en anglais, et lui-même issu de sa thèse en histoire des migrations soutenue en 2019 à l’université de Cambridge.

L’historien nous plonge dans la vie et les interactions quotidiennes, entre 1886 et 1932, d’un groupe d’immeubles de la Plaine Saint-Denis : les n° 96, 98, 100 et 102 de l’avenue de Paris, aujourd’hui avenue du Président Wilson. Ce n’est pas un lieu exceptionnel, mais un morceau suffisamment concentré de l’ordinaire des migrations pour pouvoir y expérimenter pleinement toutes les potentialités de l’échelle micro-historique. On découvre alors un immeuble-monde, où se croisent l’échelle globale des migrations et l’étroitesse d’un univers du quotidien.  

Une manière de faire ville

L’ensemble étudié résulte d’un processus fréquent, mais un peu oublié, de la fabrique de la ville au XIXe siècle. Dans les années 1860, deux femmes originaires de Seine-et-Marne, Louise et Adélaïde Versigny, décident de louer une maison et quelques arpents de terre aux portes de Paris. L’essor industriel rapide des environs, attirant une population grandissante, convainc Louise, héritière de sa sœur, que le lotissement de son terrain lui serait profitable : elle devient dès lors « locataire principal », sous-louant des fractions du sol à de nouveaux résidents édifiant eux-mêmes leurs logements. Au milieu des années 1890, alors que la parcelle s’est densifiée par des immeubles donnant sur rues et des arrière-cours bâties de maisonnettes aux formes et à la solidité diverses, Louise Versigny devient propriétaire de l’ensemble, terrains et bâtiments.

Ces immeubles de Saint-Denis forment une « cité », comme il en existe tant d’autres dans Paris et sa banlieue à la fin du siècle : ainsi la « Cité Doré » dans le XIIIe arrondissement ou la « Cité des Singes » dans le XXe arrondissement, viennent peu à peu remplir les interstices des programmes d’aménagement urbain plus officiels   . L’auteur retrace l’évolution du bâti sur la période, révélant les stratifications internes (le n° 98 devient ainsi plus cossu au début du XXe siècle), et les réaménagements des arrière-cours au gré des dégradations et des démolitions de logements parfois construits de bric et de broc.

Cet habitat fait bien souvent l’objet d’images dépréciatives dans la presse ou sous le regard des administrateurs : « taudis », « ilots insalubres », et bien sûr l’imaginaire tenace de la « cour des miracles »… Si la densité et la pauvreté dominent en effet dans cette cité, le misérabilisme de la presse peut être contrebalancé par d’autres sources, notamment orales, qui témoignent d’un vécu bien différent des habitants. À ce titre, certaines paroles rapportées par l’auteur (« Mon père était très pointilleux sur notre hygiène »), comme les usages attestés de l’eau et de l’essence de térébenthine (une huile utilisée contre les moisissures et les punaises) sont forts intéressants pour qui s’intéresse à la manière dont la notion d’insalubrité a été construite comme catégorie de pouvoir.  

C’est bien un espace pratiqué et habité par des locataires conçus comme « co-constructeurs » de leur lieu de vie que décrit l’auteur tout au long de l’ouvrage, reconstituant un univers quotidien fait de porches, cours, couloirs et escaliers, mais aussi de cercles de sociabilités plus ou moins lointains (débits de boisson, lieux de culte, école, usine, puis plus loin, plus rarement, le centre-ville de Saint-Denis). Les relations avec les communes voisines sont également mentionnées : elles constituent des espaces de projection d’une petite couronne en cours de constitution. Les études des réseaux sociaux montrent en effet à quel point ce tournant des XIXe et XXe siècle est un moment de recomposition des sociabilités faubouriennes vers la « banlieue ».

Davantage attentif aux relations horizontales innervant dans le quartier, Fabrice Langrognet reconstruit peu à peu l’infinité des types d'interaction qui se tissent entre les habitants de la cité : amitiés, amours, et conflits rythment ce « kaléidoscope humain » de près de 5 000 individus reconstitué par le dépouillement de centaines de registres d’archives.  On lira par exemple avec intérêt les relations entre les locataires et leur propriétaire Louise de Versigny, que l’auteur traque et croise 71 fois, entre 1880 et 1900, dans les archives de la justice de paix pour faire condamner un mauvais payeur.

Les répertoires des commissariats, sources si précieuses de l’histoire locale, sont aussi mobilisés. Là encore, une grande patience a permis à l’historien de reconstituer les multiples accrochages, rixes et invectives rythmant le quotidien des habitants. Apparaissent aussi en filigrane, derrière les affaires anodines rapportées par le procès-verbal d’un policier plus ou moins disert, l’usage du temps et des lieux : les heures de travail, suivi de la fréquentation des débits de boisson pour les hommes, et des activités ménagères pour les femmes et leurs filles, enfin ces loisirs encore réduits, dans une France d’avant la journée de 8 heures, à des promenades restreintes aux rues voisines.

Mais le cœur du travail de Fabrice Langrognet et sa réussite résident bien dans le sous-titre de l’ouvrage : réaliser une micro-histoire des migrations.

Parcours et réseaux : le monde aux portes de Paris

La cité étudiée est, comme bon nombre des logements de ces banlieues ouvrières, le réceptacle et le point de passage d’une myriade de trajectoires migratoires. Sur cinquante ans, l’auteur ne compte jamais plus de 25% de natifs de Saint-Denis parmi les habitants. Les origines géographiques de ces migrants sont d’une grande variété : pas moins de 21 pays et plus de 1 000 localités différentes, dont les principales épousent toutefois les grandes tendances migratoires de la période. Les Alsaciens et Lorrains seront ainsi les plus nombreux dans les années 1880-1890, avant d’être supplantés par les Italiens du Sud dans les premières années du XXe siècle ; viennent ensuite les Espagnols, de part et d’autre de la Première Guerre mondiale, suivis par ceux du Nord et enfin d’Europe de l’Est dans l’entre-deux-guerres.

Fort d'une bonne connaissance de la sociologie anglo-saxonne et de ses concepts (identification, agentivité, intersectionnalité), s’appuyant également sur une historiographie des migrations renouvelée depuis les années 1990, l’historien s’emploie à déconstruire ce récit bien commode de vagues nationales se succédant dans le temps. Les trajectoires sont évidemment saccadées, et l’immeuble n’est que rarement la première ou la dernière étape de la migration. La minutie du travail des sources permet ainsi à Fabrice Langrognet de réaliser de beaux graphiques d’histoire quantitative mesurant la distance entre l’immeuble et les adresses immédiatement antérieures et postérieures des locataires. L’analyse de ces parcours discontinus replace les migrations dans une chaîne de choix stratégiques menés par les acteurs, où Saint-Denis n’est qu’un lieu parmi d’autres, voisinant avec la Grande-Bretagne, les États-Unis et même Tahiti ou la Nouvelle-Calédonie…

Ces trajectoires façonnent des appartenances identitaires multiples : plutôt que de prendre au mot des catégories ethniques ou nationales rigides, parfois simples « différences de papier », l’analyse se porte sur l’étude des frontières identitaires et symboliques, tantôt épaisses, tantôt poreuses, toujours floues et en mouvement. Tel migrant connaît ainsi une promotion sociale par l’arrivée de nouvelles vagues qui le rendent « un peu moins étranger » : c’est le cas d’un Luigi Pirolli, italien de naissance devenu contre-maître de la verrerie Legras en 1910, qui commence à se faire prénommer Louis alors que les Espagnols se font plus nombreux dans le quartier. Médaillé sous uniforme italien pendant la guerre, il devient après le conflit propriétaire d’une épicerie italienne à la Plaine Saint-Denis et fondateur d’une société de secours mutuel. Entre-temps, il s’impose également comme intermédiaire essentiel dans les réseaux migratoires.

Ces relais sont des figures bien connues de l’étude des migrations, à l’instar de Joaquin de Garate, originaire du Pays basque espagnol, arrivé à Saint-Denis en 1879 et devenu, vingt ans plus tard, une figure incontournable du quartier, capable d’activer des réseaux d’entraide aux deux bouts du parcours migratoire. L’auteur explore dans de belles pages les faces plus sombres de ces intermédiaires, étudiant leur rôle dans le marché du travail des enfants, essentiel à des pans entiers de l’industrie.

Malaise dans les catégories

Pour éprouver les catégories ethniques et nationales, l’auteur mobilise des sources classiques de manière originale : dressant par exemple, à partir de l’état-civil, la liste des unions impliquant au moins un ou une locataire de la cité, il mesure systématiquement la distance séparant les communes de naissance des époux et des témoins. L’analyse permet ainsi de dresser des cercles affinitaires qui repose plus ou moins sur l'appartenance nationale : importante pour les migrants espagnols, celle-ci l’est moins que l’échelon régional pour les migrants du Mezzogiorno italien (la distance médiane entre la commune de naissance des époux sur 50 ans n’y est que de 21 kilomètres). L’étude minutieuse des divers conflits s’élevant dans la cité, comme des implications du premier conflit mondial, font conclure à l’historien que la dimension ethnique ne compte pas tant que d’autres différences sociales. L’anatomie d’une rixe d’août 1900, interprétée majoritairement par la presse contemporaine comme un conflit inter-ethnique, révèle ainsi l’importance de vendettas interpersonnelles sur lesquelles on avait plaqué a posteriori des significations identitaires. 

Il ne s’agit pas pour autant de nier toute performativité à ces catégories : inspirées de la socio-histoire, les analyses de Fabrice Langrognet rappellent, à la suite de Gérard Noiriel, « la tyrannie du national »   . C’est toute la complexité de l’étude à cette échelle : on peut déconstruire les catégories tout en reconnaissant leur « incidence sur les vies singulières ». Le jeu constant existant entre les exigences administratives imposées aux étrangers (feuilles d’immatriculation, passeports, carnets militaires, cartes d’allocataires, etc.) et leur usage (contournement, fausses déclarations par les individus, etc.) forment autant d’« interstices du devoir » qui révèlent la construction complexe des identités nationales.

C’est finalement cette attention aux menus détails autant qu’aux masses de données, à la silhouette furtivement aperçue au détour d’une pièce d’archive comme aux longues listes d’individus, de dates et de localisations, qui rendent le travail de Fabrice Langrognet si fin et précieux. Le dépouillement systématique dans des fonds d’archives traditionnels de l’histoire sociale (dossiers de naturalisation, recrutement militaire, justice de paix, commissariats locaux, archives notariales, recensements, état-civil et même — quelle chance ! — un peu d’histoire orale) permet de croiser le quantitatif et le qualitatif, d’associer l’ordinateur à une méthode de traitement plus traditionnelle qu’Alain Guerreau appelle « la colle et les ciseaux »   .

Le résultat permet de prendre au sérieux les ambitions de la micro-histoire : il ne s’agit ni d’une petite histoire, ni de l’exploitation d’une « pépite documentaire », mais bien d’une échelle d’analyse dont l’idéal d’exhaustivité n’est pas moins net qu’à l’échelle d’une ville, d’une région ou d’un État-nation. L’exposé, convaincant, permet de mener des comparaisons comme d’éprouver des hypothèses menées à d’autres échelles. La puissance suggestive du récit historique, enfin, ne peut que se nourrir d’un tel travail documentaire bien que, parfois, l’incarnation pâtisse de la multiplicité des individus croisés au long de la lecture.