Le samouraï fascine au-delà du Japon et de l'Asie, mais cet intérêt protéiforme implique une réinterprétation constante des réalités de ce guerrier emblématique.

Guerrier emblématique de l’archipel nippon, le samouraï apparaît autant comme un objet d’histoire qu’un mythe récupéré en fonction de l’image que chacun espère lui attribuer. Le Japon impérial a construit son roman national en partie autour de l’image du samouraï alors que les généraux va-t-en-guerre des années 1930 tentent d’inscrire leur combat dans l’idéal de sacrifice prêté au guerrier traditionnel.

L’historien Julien Peltier, tout en assumant et en étudiant les multiples images associées au samouraï, retrace l’histoire longue de ce groupe protéiforme, puis la construction de son image au Japon, mais aussi dans le monde occidental.

Nonfiction.fr : Vous consacrez un livre entier aux samouraïs, mais vous rappelez dès les premières lignes l’utilisation du sujet par George Lucas dans Star Wars. Comment avez-vous travaillé, et quelles sources avez-vous utilisées sur ces guerriers devenus l’allégorie du Japon, mais aussi et souvent, un objet de fantasmes au fil des siècles ?

Julien Peltier : Je me dois de poser d’emblée la question de mes propres qualifications et limites. N’étant pas japonisant (à tout le moins plus que maladroitement), la très nette majorité de mes sources sont d’ordre secondaire. L’exploitation de sources primaires, la plupart du temps rédigées dans une langue archaïque et truffées d’allusions à l’Antiquité chinoise, qui est au Japon ancien ce que le monde gréco-romain est à l’Europe médiévale, me serait quoiqu’il en soit inaccessible.

La profusion de travaux, notamment dans la sphère anglo-saxonne, autorise néanmoins des recoupements, et un certain nombre d’historiens japonais ont vu leurs principaux ouvrages traduits. La principale difficulté réside donc dans la production d’une synthèse à jour en termes d’historiographie, ce que je me suis efforcé de réaliser. Mon objet est de proposer au lecteur, déjà familier de cette matière historique ou complètement béotien, une vulgarisation intelligente et exigeante, formule que j’affectionne.

La référence à Star Wars convoque quant à elle et dès les premières lignes le mythe entourant le guerrier insulaire, manière de rappeler que celui-ci a non seulement colonisé de longue date notre propre imaginaire occidental, mais qu'il évolue également au gré des vogues et nouveaux récits, jusqu’à se décliner dans l’univers d’une science-fiction certes très inspirée des chansons de geste. Même dans ses avatars peuplant la culture populaire globalisée, la figure du samouraï ne cesse ainsi d’évoluer et de se réinventer.

Les débats ont été nombreux sur leur apparition et leurs premières fonctions, puisqu’ils passent progressivement de bras armé de l’empereur à rivaux de la maison impériale. Comment sont nés les premiers samouraïs et quelles étaient exactement leurs fonctions ?

Des hommes dont l’éthique et la pratique martiales vont former le socle de la catégorie sociale qui sera ultérieurement désignée sous le terme de samouraïs apparaissent dès le IXe siècle de notre ère afin de répondre à plusieurs besoins. Dans le domaine militaire, la greffe du système impérial chinois, en particulier celui de l’influente dynastie Tang, ne prend pas. L’infanterie paysanne, levée par conscription et faiblement motivée, ne fournit pas à la monarchie insulaire les moyens de ses ambitions expansionnistes, notamment dans l’est de Honshû où des peuples présentés comme « barbares » en ce sens qu’ils réfutent la suzeraineté revendiquée par le jeune empire, continuent de s’y opposer.

Ce théâtre, favorable à l’élevage équin, est aussi propice à l’émergence d’une archerie montée élitaire. Cette proto-chevalerie, à laquelle le pouvoir impérial tend à déléguer de plus en plus l’exercice de la force publique, en vient à assurer la sécurité dans les provinces, sur les vastes domaines fonciers dont les grands aristocrates sont en général gouverneurs voire propriétaires, mais qu’ils désertent afin de demeurer à la cour auprès des cercles du pouvoir. Des chefs, cadets issus de branches collatérales de la maison impériale et auréolés de ce prestige, s’imposent à la tête de ces bandes, les bushidan, qui ne forment pas encore des clans bien structurés.

Du jour où les plus puissants de ces capitaines prennent conscience de tenir, en disposant d’un quasi-monopole sur l’usage de la force, un formidable levier d’ascension sociale, ils ne sont pas longs à s’immiscer dans les intrigues de cour, et bientôt à les arbitrer. C’est ainsi que Taira puis Minamoto effectuent leurs premières armes en politique, avant d’établir ce régime parfois partenaire, souvent concurrent du pouvoir impérial, qu’est le bakufu ou shogunat.

Le samouraï s’identifie d’abord par certains instruments, dont le sabre, le cheval, l’armure et l’arc, mais aussi par un code éthique, dont la victoire dans l’honneur et par le panache sont les piliers. C’est le bushidô, qui symbolise progressivement cette éthique. Comment se met-il en place ?

Le « système d’armes », pour user d’un terme anachronique, que représente l’archer monté est en effet matriciel, à telle enseigne que les formes archaïques de ce qui deviendra le bushidô sont désignées par des termes sans équivoque : « Voie de l’Arc et du Cheval » ou « Voie de la Flèche ».

Les principes qui guident les guerriers sont toutefois très pragmatiques. Certes, il s’agit de défendre son honneur, de vaincre un adversaire à sa mesure après avoir décliné son pedigree et ses hauts faits, mais la fin justifie ensuite les moyens. Seule la victoire importe, et son corollaire : une récompense à l’aune de la bravoure démontrée au combat. Le courage n’est donc en rien désintéressé, et le culte du sacrifice au service du seigneur n’est pas encore perçu comme un idéal. C’est là le « bushidô sauvage », pour reprendre à mon compte la jolie formule de Shinichi Saeki.

Paradoxalement, il faut attendre la fin des guerres civiles à l’orée du XVIIe siècle pour voir la « Voie du guerrier » commencer de se figer sous une forme canonique. Et encore ! Au siècle suivant, de vifs débats font toujours rage, par exemple celui qui oppose les tenants d’une formation exclusivement martiale, aux partisans d’une double-voie faisant également la part belle aux beaux-arts. Dès la période Muromachi, plusieurs grands daimyô ont entrepris de coucher sur le papier des préceptes et instructions à l’attention de leurs vassaux, mais ceux-ci relèvent souvent du bon sens élémentaire et de considérations très pratiques.

Le régime des Tokugawa, en revanche, entend conférer aux samouraïs le rôle de modèles, de guides pour le menu peuple, afin de justifier la domination sociale de la classe guerrière en se fondant sur la réinterprétation de la philosophie du néo-confucianisme encore empruntée à la Chine, celle des Song cette fois. La plupart des intellectuels étant eux-mêmes issus de cette catégorie dominante, il est difficile de mesurer le degré d’adhésion à cette organisation de la société, mais des critiques, à mots de moins en moins couverts, ne cesseront de se faire entendre durant toute la période Edo.

Néanmoins, dans les sources, c’est bien la violence et l’absence de principes qui ressort. Comment expliquez-vous la sévérité des chroniqueurs ?

Attention aux raccourcis : différence de principes ne signifie pas absence de principes. Le comportement des samouraïs peut en effet sembler impitoyable à un lecteur influencé par les valeurs judéo-chrétiennes, mais il correspond aux normes sociales du temps. Ce que nous regardons comme un geste de « panache » va à l’encontre des devoirs du guerrier japonais, dont la vie appartient à son maître et qui doit toujours prendre garde de ne pas se sacrifier en vain.

Il est vrai cependant que le Japon médiéval, en particulier celui des « provinces en guerre », est en proie à une violence extrême. L’éradication complète d’une maison vaincue n’est pas rare. Durant le « premier Moyen Âge », jusqu’à l’instauration du bakufu de Kamakura, une véritable culture alternative à destination des guerriers et valorisant leurs prouesses militaires, n’a pas encore émergé, ce qui explique en effet l’horreur dont témoignent les journaux et récits émanant d’observateurs qui comparent volontiers les futurs samouraïs à des monstres ou à des bêtes sauvages.

Au combat, l’équipement du samouraï varie selon les époques, bien que l’armure et le katana soient automatiquement associés à ces guerriers. A quoi ressemble une bataille de samouraïs ?

Elle va beaucoup évoluer au fil du temps. Aux périodes Heian et Kamakura, les armées ne comptent que quelques milliers de combattants. Elles sont principalement constituées de petites unités regroupant quelques dizaines ou centaines de fantassins, hallebardiers en majorité, issus de la parentèle ou des obligés d’une poignée de cavaliers-archers cuirassés. Ces bandes peuvent s’agréger pour les besoins d’une campagne plus ambitieuse.

Au combat, le premier rôle revient à cette élite montée qui se livre à des duels d’archerie très codifiés, tandis que la piétaille s’affronte de manière plus anarchique. Le vaincu est presque généralement décapité au moyen d’une dague, la tête prise à l’ennemi fournissant la preuve de la besogne accomplie, qui appellera naturellement une rétribution adéquate.

Les choses évoluent d’abord avec les tentatives d’invasion par l’empire mongol à la fin du XIIIe siècle. Si celles-ci sont finalement repoussées, l’alerte a été chaude et les insulaires commencent à prendre conscience de l’importance du combat collectif, malgré l’évidente contradiction avec la recherche permanente du fait d’armes individuel. Peu à peu, l’escrime au sabre gagne ses lettres de noblesse au détriment de la seule habileté à l’arc.

Avec la guerre d’Ônin de 1467 à 1477, les rangs des armées grossissent sensiblement, mais c’est au cours de la période dite Sengoku, principalement le XVIe siècle, que l’art de la guerre japonais subit ses mutations les plus considérables, au point que certains historiens, étendant à l’Asie la thèse du britannique Geoffrey Parker, y voient une autre « Révolution militaire ».

L’arquebuse, introduite fortuitement par des marins portugais, supplante certes progressivement l’arc mais on a tendance à exagérer son impact. En réalité, cette nouvelle arme vient s’ajouter à un arsenal qui s’est déjà complexifié, avec l’apparition d’unités spécialisées opérant au sein de formations de combat toujours plus sophistiquées. Pour livrer leurs guerres privées, les grands féodaux assistés d’un état-major qualifié, sont désormais capables de déployer des forces considérables de plusieurs dizaines de milliers d’hommes mieux équipés, encadrés et entraînés. Les batailles qui secouent l’archipel au tournant du XVIIe siècle mettent ainsi aux prises des armées telles que l’Europe n’en verra qu’un siècle plus tard, avec la « levée en masse » révolutionnaire et l’épopée napoléonienne.

Plusieurs samouraïs célèbres jalonnent votre récit. Quel parcours vous a le plus marqué en tant qu’historien ?

Je répondrai sans hésiter celui de Toyotomi Hideyoshi, le principal artisan de la réunification du pays à la fin du XVIe siècle. Bien qu’unique, son itinéraire est tout à fait symptomatique des paradoxes et opportunités de cette époque troublée. D’extraction très modeste et sans doute peu favorisé par la nature, ce petit homme va parvenir à se hisser au faîte du pouvoir, succédant à son défunt maître Oda Nobunaga dont il parachève en quelques années le projet de recouvrer une unité nationale, sous sa férule évidemment.

Le parcours de Hideyoshi dit beaucoup. Grand soldat, il est aussi un authentique homme d’État dont les réformes constituent les fondations du Japon pré-moderne, en particulier celles visant à désarmer puis compartimenter la société insulaire. Faisant souvent montre d’une réelle volonté de conciliation, Hideyoshi sait aussi se montrer sans pitié, comme lorsqu’il traque et massacre le rejeton d’un ennemi vaincu, ou bien au moment où son neveu, éphémère héritier, est évincé sans ménagement au profit d’un fils naturel né tardivement.

Personnage complexe, celui que l’on surnomme parfois « le Singe » se veut en outre mécène, encourageant le développement du théâtre nô et la cérémonie du thé, tout autant loisir qu’instrument politique. Hideyoshi est enfin un maître en « communication politique », habile à tisser de son vivant sa propre légende. Il se lance même à l’assaut d’un empire pan-asiatique et s’imagine déjà mettre la Chine des Ming en coupe réglée ! Si l’invasion échoue finalement, elle n’en est pas moins émaillée d’épouvantables carnages comme de faits d’armes remarquables.

Le plus grand échec du Singe réside dans son incapacité à pérenniser ses ambitions dynastiques. En dépit d’une mobilité sociale sans précédent, les Toyotomi font toujours figure de parvenus aux yeux de la vieille noblesse d’épée qui n’a accepté leur suzeraineté que du bout des lèvres. De puissantes forces conservatrices demeurent donc à l’œuvre.

Vous consacrez des pages passionnantes à la réactivation de la figure du samouraï autour des années 1900. Celui-ci devient le symbole du roman national japonais alors que l’archipel se lance dans une politique d’expansion. Cette période a-t-elle desservi l’histoire et la figure du samouraï ?

À travers toute sa longue histoire, l’image véhiculée par le samouraï n’est jamais dénuée d’ambivalence, et cela vaut pour le début du siècle dernier comme pour le regard porté par nos contemporains. C’est d’ailleurs tout l’objet de cet ouvrage que de redonner au guerrier japonais une dimension plus humaine, en reconnaissant ses contributions incontestables à la culture nippone sans minorer ses faiblesses et zones d’ombre. A force de célébrer une figure complètement idéalisée, on en oublierait presque, en effet, combien le guerrier insulaire était soumis en permanence à des injonctions contradictoires.

La récupération du samouraï au tournant des XIXe et XXe siècles illustre parfaitement cette dualité. Les désormais sujets de la toute jeune monarchie parlementaire adoptent l’idée d’une singularité nippone héritée en particulier de la période féodale, qui ferait de l’archipel une sorte d’Extrême-Occident voué à guider l’Asie afin de la faire entrer dans la modernité et le concert des nations. Or, ce sont ces mêmes arguments qui vont conduire le Japon sur la pente terrible d’une colonisation brutale du continent.

Grisée par ses éclatants succès militaires, que ses chefs souvent nés au sein de familles guerrières attribuent volontiers à la tradition martiale nippone, l’armée impériale convoque ainsi le samouraï pour justifier le pire. Et c’est aussi en se revendiquant du devoir des guerriers que de jeunes officiers fanatiques font peser sur les membres du haut commandement suspectés de mollesse, la menace d’un assassinat sabre au poing. Pour autant, le samouraï ne tardera pas à se réinventer une fois encore, cette fois sur les écrans de cinéma, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui même, l’image dont il jouit est pleinement restaurée, en particulier du fait de l’engouement suscité par les arts martiaux japonais à travers le monde.