Le dernier roman du prix Nobel nous entraîne dans ses souvenirs de la capitale à la rencontre de personnages célèbres ou anonymes.
Quand nous lisons un roman de Modiano, nous sommes en quelque sorte dans la même situation que lui. Il ne sait pas grand-chose de ses personnages. Souvent, il ignore leur origine et cherche à se souvenir comment ils sont entrés dans sa vie, ou à la lisière de son existence. Ou dans ses songes.
Tout simplement parce que les récits de Modiano, comme le Big Bang, commencent avant l’existence du monde, tel que nous le voyons. Ils existent dans une sorte de plasma moléculaire mouvant et chatoyant dans lequel ils apparaissent de façon fugitive pour s’éclipser. On n'en saura pas beaucoup plus lorsqu’on aura atteint la dernière phrase du livre. Peut-être les retrouvera-t-on dans un autre roman, peut-être les a-t-on déjà croisés dans un roman précédent.
Ce qu’il y a de plus tangible dans l’univers romanesque de Modiano, qui évoque une jeune galaxie pas encore très lumineuse, c’est la ville qu’il arpente en tous sens depuis sa jeunesse. Qui mieux que lui connaît Paris ? Georges Perec, sans doute, aurait pu se mesurer à lui, s’ils s’étaient un jour rencontrés pour confronter leur souvenir de telle ou telle rue, immeuble, boutique, station de métro, café, fenêtre, porte cochère, cour secrète, villa édifiée par Robert Mallet Stevens, rue du docteur Blanche, etc.
Comme pour Perec, le Paris de Modiano est un palimpseste, où viennent se superposer, se chevaucher plusieurs réalités et temps de la mémoire. L’univers romanesque de Modiano, ressemble à la tectonique des plaques.
On identifie souvent ses personnages par les mots choisis par l’écrivain. Ainsi, dans La Danseuse, un personnage assis à une table de bistro, porte par temps de neige des après-skis. Comme Modiano, je me souviens des après-skis, avec leur fermeture Éclair. Il neigeait l’hiver autrefois à Paris. Il arrivait qu’il y fît froid. Ainsi, par des notations, des détails sur l’aspect des passants qui hantent les rues, nous suivons le narrateur et ses fantômes dans le temps et dans l’espace.
Quand il revient à la réalité, il constate qu’il est devenu un étranger dans sa ville. Rien ne ressemble plus au labyrinthe des interminables déambulations nocturnes de sa jeunesse. Plus de mystère, mais des hordes de touristes qui, partout, traînent dans les oasis encore préservées de la guerre, leur bruyante valise à roulette et leur sac à dos.
Adieu Eugène Atget, André Kertész, Robert Doisneau.
Dans le présent roman, Modiano introduit des danseurs célèbres, l’éditeur Maurice Girodias (Maurice Kahane, 1919-1990), fondateur des Éditions Olympia Press et des Éditions du Chêne, parmi les anonymes somnambules, fruits de ses songes.
Il établit un lien entre ses premiers pas d’écrivain et Girodias. C’était le temps où une plaque indiquait, sur l’hôtel du Quai Voltaire, que Charles Baudelaire, dans une autre dimension du temps et de son errance, y séjourna.
Si vous vouliez décortiquer l’intrigue de La Danseuse, souvenez-vous que Modiano n’est pas Simenon. Pensez plutôt à Bruno Schulz, moins l’érotisme. L’érotisme, la chair, la passion sensuelle sont les grands absents de l’univers romanesque de Modiano. Rien à voir avec Philip Roth, ou avec Charles Bukowski et ses Mémoires d’un vieux dégueulasse. Modiano est, de fait, un éternel enfant abandonné, par une mère sans amour.