Si les notions de stratégie et de tactique sont bien connues à travers Clausewitz, Alexandre Sviétchine a formulé en 1927 un troisième concept, fondamental, celui d’« art opératif ».

Benoist Bihan et Jean Lopez traitent de la conduite de la guerre en général et plus particulièrement des débats qu’elle a soulevés en URSS, des années 1920 jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, période pendant laquelle apparaît la notion d’« art opératif ». Sa portée universelle permet de saisir les liens entre la stratégie et la tactique. Pendant une quinzaine d’années, les réflexions théoriques ont été incessantes, avant d’être mises en application dans le cadre de la guerre totale contre l’Allemagne et d’aboutir à une stratégie finale, en 1944-1945, témoignant de la maîtrise de l’« art opératif ».

Sviétchine et Toukhatchevski, qui disparaissent lors des purges staliniennes, sont les grandes figures du livre. L’austérité du sujet est compensée par une présentation sous forme d’un dialogue vif et dense entre Benoist Bihan, stratégiste et historien militaire, et son sparring-partner Jean Lopez, spécialiste de l’armée soviétique, qui joue le rôle du faux naïf. En ces temps où la guerre est d’actualité, ce livre s’adresse aussi bien à des néophytes qu’à des spécialistes.

Sviétchine, père du concept d’« art opératif »

Fils de général, Alexandre Sviétchine est passé à la Révolution bolchevique comme nombre d’officiers de l’armée tsariste. Il a eu une expérience variée de la guerre : comme officier d’État-Major contre le Japon, comme général pendant la Première Guerre mondiale et comme chef d’État-major de campagne de l’Armée rouge pendant la guerre civile. Professeur à l’Académie militaire, il a analysé toute l’histoire militaire depuis l’Antiquité. Sa réflexion s’est construite à une époque où la jeune république soviétique se sentait menacée par les « impérialistes » et était économiquement et militairement faible. C’est dans son maître-livre, Strategiia, publié en 1927, qu’il a formulé la notion nouvelle d’« art opératif ».

Sviétchine est un continuateur de Clausewitz, pour qui « la tactique sert à employer les forces dans les combats, la stratégie sert à employer les combats favorablement à la guerre ». La tactique est, de manière autonome, la discipline du champ de bataille alors que la stratégie est la conduite de la guerre par la violence armée dans sa globalité, en fonction de la finalité imposée par la politique. Mais dans quelle mesure stratégie et tactique s’accordent-elles ?

Souvent, tel n’est pas le cas : des combats gagnés (victoires tactiques) peuvent ne pas amener le succès politique, ainsi les victoires anglaises de Crécy, Poitiers et Azincourt pendant la guerre de Cent Ans (échec stratégique des « chevauchées » anglaises) ; et même la victoire (tactique) de Moltke l’Ancien sur Napoléon III à Sedan en 1870 n’a pas, à elle seule, fait plier politiquement la France. C’est la division politique des Français qui a amené Thiers, en 1871, à signer la paix : « la guerre aurait pu tourner à la faillite stratégique pour la Prusse ». Moltke lui-même le reconnaîtra a posteriori. Pourquoi tant de guerres durent-elles aussi longtemps et ne s’achèvent-elles qu’en raison de facteurs externes ?

C’est là qu’intervient le concept d’art opératif, qui peut être illustré par un exemple concret, la séquence d’actions menées par Napoléon Ier en 1805-1807. L’objectif stratégique, à savoir l’élimination des alliés continentaux de l’Angleterre, est atteint par les victoires tactiques d’Ulm sur l’Autriche (1805), d’Austerlitz sur l’Autriche et la Russie (1805), d’Auerstaedt et Iéna sur la Prusse, suivies de la poursuite détruisant le gros des formations rescapées (1806), et de Friedland sur la Russie (1807).

Une première période, commençant par la constitution de la Troisième Coalition en avril-juin 1805 entre l’Angleterre, la Russie et l’Autriche, va jusqu’au traité de Presbourg (décembre 1805) qui élimine l’Autriche. Une seconde période pendant laquelle  la France s’oppose à la Prusse et à la Russie (1806-1807) s’étend jusqu’aux traités franco-prussien et franco-russe de Tilsitt (juillet 1807). La période 1805-1807 peut être définie comme une séquence d’opérations, ou conglomérats d’actions, menées sans interruption et visant à employer les combats pour atteindre un but final, l’élimination des trois alliés de l’Angleterre à travers trois traités.

C’est ici un exemple de l’harmonie entre une stratégie, dont les buts politiques sont clairs, et des victoires tactiques, le tout étant mis en phase par l’art opératif : définition du théâtre d’opérations, définition d’étapes, définition de la forme des opérations, rôle assigné à chaque bataille, maîtrise du calendrier, continuité des actions, sans qu’une seule bataille soit décisive en elle-même.

Sviétchine définit de façon abstraite l’opération comme « une action de guerre si les efforts des troupes sont dirigées sans interruption vers l’atteinte d’un certain but intermédiaire dans un théâtre d’opérations militaires donné. Une opération est un conglomérat d’actions bien différentes » (les trois notions fondamentales sont soulignées).

Faire les bons choix aux bons moments

Pour Sviétchine, une opération se déploie dans un espace-temps donné et repose sur la définition de buts politiques. L’art opératif émane de la stratégie et la mesure du succès est l’obtention de ce but. La formulation des buts est l’affaire du Souverain (qui doit avoir aussi compétence en stratégie). Le Stratège est l’agent de l’autorité politique. Ces deux fonctions ont pu être confondues, jusqu’à Napoléon Ier inclus, véritable « chef de guerre intégral », même si, comme le remarquent Benoist Bihan et Jean Lopez, Staline (le Maréchal Staline depuis 1943 !) a aspiré à la fonction.

Il revient au Stratège de choisir la forme des opérations, en évitant les batailles inutiles. Cette forme se définit selon trois couples d’opposés : anéantissement/guerre d’usure, offensive/défensive, manœuvre/positions. Mais, si chaque couple est polarisé, il peut y avoir des nuances dans la mise en œuvre : ainsi, on peut opter pour une logique d’anéantissement avec un recours momentané à la défensive. En revanche, l’exemple d’une combinaison absurde serait une association défensive/anéantissement/front statique. Dans le contexte des années 1920, Sviétchine, prudent, préconise une attitude d’attente et, en cas de guerre, d’usure. Après une phase défensive, une phase offensive pourrait intervenir, portant d’abord sur des objectifs limités (Roumanie, Pologne). Ce schéma lent est lié aux contraintes d’une modernisation économique progressive.

Pragmatique, Sviétchine n’accorde pas grand intérêt à des préparatifs excessivement détaillés et facteurs de lenteur, car à la guerre tout ne peut être prévu. Il n’y a pas de recette pour élaborer une ligne de conduite stratégique : « l’action de guerre, relèvent Benoist Bihan et Jean Lopez en citant un de Gaulle contemporain de ces débats (dans « Le Fil de l’épée », 1932), revêt essentiellement le caractère de la contingence ».

En revanche, le Stratège doit être en mesure d’identifier ce que Sviétchine appelle la « courbe d’intensité stratégique », c’est-à-dire « l’atteinte du point culminant de la puissance d’un front militaire donné », pour chacun des belligérants, afin de choisir la forme d’opération adéquate. Deux « moments » fondamentaux sont définis : le « moment initial » de l’opération et la « percée » c’est-à-dire le moment qui voit la situation basculer et entraine la confirmation ou la modification des choix opératifs, en tenant compte – c’est fondamental –  de l’état des réserves.

Un point faible de sa théorie est que Sviétchine n’accorde que peu d’importance au renseignement, dont le développement technique est d’ailleurs postérieur à la publication de Strategiia. Dans les années 1930, Sviétchine, critiqué et un temps arrêté, semble se retirer des débats stratégiques.

Toukhatchevski : « mégalomanie » et « futurisme »

Issu d’une famille aristocratique désargentée, lieutenant de l’armée tsariste pendant la Première Guerre mondiale et général de l’Armée rouge à 24 ans, Toukhatchevski n’a connu qu’un échec, mais cuisant, devant la Pologne en 1920. chef de l’État-major général en 1926-1928, il ne remet en cause ni la notion d’art opératif ni le constat de la faiblesse soviétique. Mais il tire de cette faiblesse une conclusion opposée à celle de Sviétchine : comme il paraît alors illusoire de gagner une guerre dans la durée, il préconise une frappe d’anéantissement préemptive en tout début de conflit, en premier lieu sur la Pologne.

Il s’appuie ensuite sur les travaux de son ami Triandafillov, publiés en 1929, qui deviendra chef de l'État-major général en 1931 avant de décéder accidentellement dans la même année. Triandafillov énonce la doctrine de la « bataille dans la profondeur ». La notion de « profondeur » signifie que l’on ne prend pas en compte seulement la « ligne de front », car, dans la guerre moderne, il faut frapper aussi (et le plus vite possible) l’ennemi dans l’ensemble de la base matérielle lui permettant de régénérer et remplacer les unités du front.

Dans le contexte du tournant collectiviste et industrialiste de 1927-1930, Toukhatchevski, qui traite Sviétchine de « penseur bourgeois » suspect de déviation droitière, est un visionnaire futuriste. Sa doctrine de l’art opératif repose sur la modernisation accélérée de l’économie, les progrès de la technologie et une gigantomanie manifestant une confiance démesurée dans les performances des machines. La « bataille dans la profondeur » serait la mise en œuvre d’une stratégie d’anéantissement. Elle reposerait sur des armées de choc de cent mille hommes puissamment dotées en artillerie, chars, et aviation, chargées d’effectuer des percées jusqu’à 100 km avant de faire pause et de se reconstituer. L’outil par excellence serait, dès 1932, le char BT-2, censé rouler à 100 km/h et passer des chenilles aux roues caoutchoutées en 30 minutes : des valeurs qu’il faudra en fait diviser (pour la vitesse) ou multiplier (pour les chenilles) par 10.

Mais, notent Benoist Bihan et Jean Lopez, le risque est qu’une victoire tactique acquise dans ces conditions ne puisse être exploitée, l’armée victorieuse, épuisée, étant contrainte de subir la reconstitution des défenses de l’adversaire ; tel a été, par exemple, le sort de l’offensive de Ludendorff au printemps 1918, faute d’un « échelon d’exploitation opératif » capable d’assurer immédiatement la « percée ».

De fait, la doctrine est revue et corrigée en 1936 par Isserson, professeur à l’Académie militaire, par l’introduction de la notion d’« opération dans la profondeur ». Isserson prévoit le déplacement de plusieurs échelons offensifs distincts, tels des vagues successives : le risque d’épuisement d’une vague serait dès lors compensé par l’arrivée inéluctable de la vague suivante. Cela suppose la mobilisation et la structuration de moyens énormes. Sa perspective s’inscrit dans la stratégie de Toukhatchevski, l’offensive et l’anéantissement.

La stratégie soviétique (1939-1945) : de la « pathologie offensive » aux réussites de l’« art opératif »

L’URSS (ou plutôt son Souverain qui se prend pour son Stratège, Staline) fait preuve, jusqu’en 1943, d’une « pathologie offensive », visant l’anéantissement, et d’une « incapacité à imaginer de véritables opérations défensives », sauf exception. C’est que la victoire de 1939 sur la Pologne a été obtenue quasiment sans combat, devant un adversaire déjà pris à la gorge par la Wehrmacht. Les unités blindées soviétiques y ont perdu la plus grande partie de leurs machines, non pas du fait des Polonais, mais victimes d’avaries et de pannes d’essence ou égarées dans la nature, la DCA (Défense contre l’Aviation) soviétique n’abattant que des avions soviétiques : trompeuse « victoire », qui contribuera à continuer de fausser la réflexion stratégique.

Même les opérations de contre-attaque de 1941-1942 « semblent avoir pour objectif systématique ‘l’anéantissement’ de l’adversaire », en pleine méconnaissance du rapport de forces. C’est « l’héritage de la victoire doctrinale de Toukhatchevski sur Sviétchine » : un choix de formes opératives déconnecté de la réalité.

Mais, en 1944-1945, dans un contexte différent et devant un adversaire diminué, la stratégie réintègre de facto les préconisations de Sviétchine, en alternant des phases offensives et défensives, chacune des opérations ne visant qu’un but limité, plutôt que de fixer l’anéantissement de l’ennemi comme but unique : belle illustration, dans le contexte de moyens bien supérieurs, de l’« art opératif » défini par Strategiia. 

Ce dispositif  bénéficie alors d’une mobilisation massive et peu économe du sang des soldats et d’une excellence au niveau des états-majors héritée du tsarisme. Mais il est pénalisé au niveau de l’exécution par la faible qualité des officiers subalternes et des sous-officiers, qui peinent même à lire une carte. Ce déficit est lié à un manque dans le corps social, qu’il s’agisse de classes moyennes instruites ou d’une bourgeoisie éduquée, liquidée par la révolution.

Un concept à double facette

Le concept d’« art opératif » a été défini et mis en œuvre dans le cadre de la Russie soviétique. Mais il est aussi à portée universelle, même si les acteurs ne l’ont pas toujours explicitement formulé. Benoist Bihan et Jean Lopez ouvrent sur la situation postérieure à 1945 d’autres perspectives que la présente recension, nécessairement restreinte, ne peut prendre en compte mais qui sont de grand intérêt. Voilà un livre qui montre qu’une histoire militaire bien définie s’intègre dans une histoire globale, en lien avec l’histoire politique, économique, sociale et intellectuelle.