Jacques-Yves Cousteau, le pionnier de la plongée et des films sous-marins fait l’objet d’une nouvelle biographie adoptant une approche résolument visuelle.
La carrière du célèbre commandant de la Calypso a inspiré de nombreuses biographies, françaises ou américaines, documentant son parcours ou le dénonçant, parfois avec véhémence, l’homme ne laissant jamais indifférent . À cette somme, se sont ajoutées l’autobiographie du commandant et toutes celles de ses compagnons de plongée dont la vie fut intimement liée à celle du « pacha ».
Plus récemment, a paru Un Cinéaste nommé Cousteau , une biographie totale qui rend compte de sa vie retracée à travers une analyse systématique de tous ses films. L’iconique Cousteau que vient de publier Jill Gasparina s’inscrit dans ce dernier mouvement en le complétant par l’adoption d’un point de vue symétrique à l’exhaustive biographie de Franck Machu, celui du spectateur.
Née en 1981, enseignante-chercheuse en arts visuels et en design à la HEAD-Genève (Haute école d’arts et de design), critique et curatrice dans ces domaines, l’auteure aime rappeler qu’elle sait nager depuis l’enfance, une expérience sensible et un « plaisir physique » qu’elle a retrouvés « dans les criques où JYC a découvert la plongée » , comme dans le « visionnage de ces films » .
Une aventure visuelle
En effet, cette biographie part de Cousteau, aujourd’hui. Une immense « célébrité » selon l’enseignante, mais dont ses étudiants et étudiantes « n’ont jamais entendu parler » . Cette méconnaissance incite Jill Gasparina à rappeler aux plus jeunes que « Cousteau fut aussi omniprésent dans les foyers français en tant que figure médiatique, et tout spécialement en tant que défenseur de la nature […] jusqu’à sa mort en 1997 » .
Ainsi, la biographie ne vise pas seulement à rappeler ce parcours et à rétablir certaines vérités sur un engagement écologique parfois contesté, mais cherche aussi à comprendre les causes d’un tel oubli :
« Comment Cousteau a-t-il pu ainsi disparaître des radars ? La seule explication qui me vienne à l’esprit est en fait assez simple : le destin de cet homme qui se disait cinéaste est d’abord lié à la télévision, un médium désormais en pleine déshérence, délaissé par les plus jeunes. »
Le médiatique commandant aurait ainsi disparu avec son médium privilégié . Parce que si le pionnier de la plongée était dès l’enfance un fou de cinéma, une passion qui le conduit à jouer un rôle capital dans l’invention d’un « cinéma sous-marin [qui] émerge ainsi au croisement de plusieurs traditions, à la fois techniques, scientifiques et esthétiques » , c’est en devenant une icône de la télévision qu’il se fera connaître au plus grand nombre.
C‘est donc sous cet angle que Jill Gasparina reconstitue ce parcours, en ayant pris le temps de « regarder en boucle des émissions de télévision des années 1980 et 1990 » , sur YouTube et ailleurs, tout en interrogeant les commentaires laissés par les internautes. Trouvant un certain charme aux couleurs délavées et à la faible définition de ces images d’un passé télévisuel, la chercheuse revendique ainsi « une expérience d’immersion dans une œuvre », en se refusant d’en déconstruire la « légende », préférant la commenter « pour ce qu’elle est, [en s’en faisant] d’abord la lectrice et la spectatrice » .
Tout en se référant à l’ensemble des biographies publiées sur Cousteau, l’auteure n’écarte aucun autre support, écrit ou visuel : des premiers films au livre Le Monde du silence, publié simultanément aux États-Unis et en France en 1953, du film éponyme qui triomphe au Festival de Cannes en 1956, à la télévisuelle Odyssée sous-marine de l’équipe Cousteau qui ouvre sa première saison en 1966 et se poursuivra ainsi jusqu’au milieu des années 1990, sans oublier l’« encyclopédie en vingt volumes » diffusée aux États-Unis et en France dans les années 1970 et tous les produits éditoriaux dérivés (Planète Océan, Calypso Log, Le Dauphin, Le Dauphin Hebdo, Cousteau Junior, etc.).
Tous ces matériaux permettent d’analyser la construction et l’entretien permanent de l’image d’un Cousteau passionné de cinéma. Ainsi, nous suivons ce dernier de la Marine nationale, qu’il intègre dans les années 1930, jusqu’à Toulon, où l’officier de Marine découvre les fonds de la Côte d’Azur avec d’autres compagnons qu’il converti au cinéma subaquatique. C’est dans ce cadre qu’il met au point l’équipement nécessaire à la pratique de la plongée moderne (le scaphandre autonome ou « aqua-lung », en 1943). Et qu’il en fait une machine à voir qui lui permet de tourner les films qui lancent sa nouvelle carrière.
Ces documentaires l’aident à convaincre les autorités militaires de fonder le Groupe de recherches sous-marines où, à « la fin de la guerre, Cousteau et ses amis partagent ainsi leur temps entre le nettoyage de la baie de Toulon, les plongées de loisir, les expéditions océanographiques dont l’Élie Monnier est le véhicule et qui sont l’occasion de tournages » . La biographe y voit « une sorte de répétition générale de ce que deviendra la vie de Cousteau quelques années plus tard : un bricolage permanent d’activités et de missions officielles », toujours un « prétexte à faire des images » .
Fort de ses premiers succès cinématographiques d’après-guerre, dès 1950, Cousteau quitte la Marine, acquiert La Calypso et poursuit le même programme en version civile, du cinéma à la télévision.
< L'Élie Monnier et le FNRS III en 1956 (sans Cousteau) - coll. Houot / Wikimédia >
Attentive au « mécanisme de production de la notoriété de Cousteau par les médias », l’auteure mesure ses succès auprès de la presse américaine, du New York Times au magazine Life, qui lui donne une audience internationale qui va lui permettre de trouver de nouveaux financements et de développer des programmes de plus en plus ambitieux. Ainsi, en va-t-il du Cousteau inventeur de nouveaux équipements qui va ainsi inventer des soucoupes plongeantes et même un programme de maisons sous la mer, des objets futuristes qui constitueront le décor de ses films.
À quoi tient ce succès ? À l’expérience visuelle inédite, presque surnaturelle, que le cinéaste produit en « flashant les fonds marins » pour faire « pénétrer la lumière du jour là où elle n’est encore jamais parvenue et qui révèle à tous les mystérieuses couleurs du monde marin » ? Ou découle-t-il de l’inventivité du « style Cousteau », que Jill Gasparina décrit comme un subtil dosage d’« anecdotes légères et dramatiques parsemées d’informations scientifiques, le tout pris dans le récit chronologique de l’expédition », avec une touche du « lyrisme qu’on lui connaît » lorsqu’il s’agit de mobiliser son public ! Ou relève-t-il de son judicieux positionnement au cœur d’une époque où les « fantasmes exotiques vont bon train », sur un air (musical) de calypso , et où « le décor de ses films : mer Rouge, lagons et jungles de corail », transportent des « imaginaires tropicaux » ou la « mythologie méditerranéenne » jusqu’au domicile des classes moyennes équipées de « postes de télévision » !
Tous ces éléments sont sans doute complémentaires pour expliquer le succès, même si cette imagerie ne dure qu’une saison… « Le discours du beau et de l’émerveillement a fait long feu. Quand commencent les années 1970, il en a trop vu pour ne pas devenir écologiste » , nous rappelle l’auteure. L'écologie médiatique qu’invente alors Cousteau est une tout autre histoire.
Historiciser l’écologie
Partie à la poursuite des traces de Cousteau à notre époque hyper-connectée, Jill Gasparina constate que ce dernier « a peut-être échappé au regard des plus jeunes, mais comme tant d’autres, il a été rattrapé par l’évolution des valeurs morales et cette passion de la relecture rétrospective qui caractérise notre époque » .
L’auteure revient ainsi sur les « controverses post-mortem » qui ont pris pour cible Le Monde du silence, le film qui a définitivement lancé la célébrité du commandant. Jugés « naïvement dégueulasse » par Gérard Mordillat en 2015 , le film et l’homme font l’objet d’une dévalorisation polémique qui n’arrange pas la réception de cette œuvre auprès des jeunes générations.
Estimant que notre époque « se plaît à revisiter des œuvres anciennes à l’aune de critères moraux nouveaux » , la plongée dans les archives télévisuelles permet de mettre en perspective ces jugements trop définitifs. Faisant preuve de pédagogie envers les générations qui ont délaissé la télé, l’auteure démontre « que Cousteau était parfaitement conscient de la dimension scandaleuse de son plus célèbre film » .
Les archives télévisuelles conservent la trace d’une émission Les Dossiers de l’écran diffusant le célèbre film pour illustrer un débat sur la mer menacée, en 1971. Invité de ce débat et interrogé par une téléspectatrice indignée par certaines scènes de cruauté, Cousteau en reconnaît le caractère choquant, en ajoutant : « À l’époque où ce film est passé, personne n’a protesté. Aujourd’hui, tout le monde proteste. Bravo » . Cet exemple permet à l’auteure d’opposer aux discours moralisateurs contemporains et « déshistoricisés », la nécessité de penser l’historicité de l’œuvre et de la vie de Cousteau, que ce dernier « n’eut de cesse d’écrire et de réécrire » .
L’écologie de Cousteau évolue donc au fil du temps. Elle peut s’inscrire dès son choix initial, exprimé en conclusion de Par dix-huit mètres de fond (court-métrage de 1942), de capturer les images d’une prodigieuse chasse sous-marine plutôt que de tuer des poissons. Le pionnier de la plongée en vient ainsi, à révéler, et à faire exister dans les consciences de ses spectateurs toujours plus nombreux, une nouvelle dimension, un espace sous-marin qu’il ne sera plus possible d’ignorer .
Son écologie passe donc par la construction d’un regard moderniste qui se déploie à grand renfort de moyens techniques suscitant une même fascination :
« La vie naturelle d’un côté, les moyens techniques de l’autre, deux sujets aux antipodes, un grand écart tout entier encapsulé dans une remarque formulée par Cousteau dans les premières minutes [d’un de ses documentaires] : les dauphins sont l’un “des plus parfaits exemples de streamline’’ » .
Après avoir imaginé une soucoupe plongeante inspirée par la forme et le mode de propulsion de la coquille Saint-Jacques, après avoir réalisé et filmé une maison sous-marine en forme d’étoile de mer dotée d’un garage à soucoupe qui imite un oursin, le plongeur rêve encore d’Homo aquaticus, d’humains augmentés à l’aide de technologies biomimétiques.
Amoureux du monde marin tout autant que des outils de son époque, Cousteau a longtemps défendu l’idée que l’homme pourrait s’installer au fond des océans, pour y fonder des colonies ou, simplement, redevenir un mammifère marin.
Son écologie est donc fusionnelle et cosmique. Si bien qu’en lisant les écrits et visionnant les différentes saisons de l’Odyssée de la Calypso, Jill Gasparina en vient à penser qu’il « serait donc faux d’affirmer que Cousteau a basculé d’une conception extractiviste et cornucopiste […] à un credo écologiste » . Indéniablement, l’explorateur a travaillé pour les pétroliers tout en utilisant « le monde naturel comme inépuisable réservoir de richesses photogéniques », mais il est aussi « un cinéaste de l’interaction ou du ‘’maillage’’ » , souligne l’observatrice s’inspirant du philosophe Timothy Morton .
Considérant que le cinéaste a toujours été un écologiste, elle le voit surtout comme étant « progressivement devenu conservationniste », en reprenant le terme anglais correspondant (conservationist) . C’est avec cette approche qu’il devient Captain Planet, un personnage public et médiatique, s’exprimant sur différents sujets environnementaux dans des cadres et situations variées.
Une posture qu’il semble avoir adoptée très tôt, intervenant auprès de De Gaulle, Mitterrand, Reagan, Bush (père), mais que l’auteure interprète comme un phénomène relevant « de ce que les Anglo-Saxons appellent celebrity diplomacy, la diplomatie de la célébrité » , avec sans doute une différence qui tient au domaine de compétence de l’homme au bonnet rouge.
< Cousteau décoré par Kennedy en 1961 - Robert Knudsen, White House Photographs, J. F. Kennedy Presidential Library and Museum >
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Tout en même temps spectatrice et critique, cette biographie plutôt empathique vis-à-vis de son héros iconique n’élude pas pour autant les dérives de ce dernier, comme celle qui a permis à Cousteau d’entrer, « par l’une de ses déclarations, au panthéon des eugénistes du web » .
S’il est indispensable de documenter cette récupération cybermédiatique d’une star du petit écran, ce détournement semble finalement moins important que la reconnaissance de sa mise en lumière du milieu marin ou que sa contribution déterminante dans la protection de l’Antarctique .
Jill Gasparina partage ainsi sa vision d’un Cousteau promoteur d’une « écologie populaire », véritable « pop star engagée », défenseur d’une « exigence radicale d’interaction sensible avec les milieux que nous habitons [et qui] peut encore nous être utile dans le monde changeant qui est le nôtre » . Une formule qui doit nous inciter à revoir Cousteau !