Une rencontre surprenante entre la sociologue Alexandra Bidet et le poète Raphaël Laiguillée. La sociologie peut-elle faire poésie ? Immersion dans le travail poétique en train de se faire.

Alexandra Bidet, sociologue du travail, a eu la surprise de voir le poète Raphaël Laiguillée, auteur des deux recueils Le bel âge (Gallimard, 2023) et Reprendre pied (Gallimard, 2021), s’inspirer de l’un de ses articles co-écrit avec Manuel Boutet. La sociologie peut-elle faire poésie ? Convertir des thèses universitaires en documentaires ou en bandes dessinées est presque usuel, notamment depuis la création de la série Sociorama (Casterman). Mais en poèmes ? À travers quelle sorte de moulinette, l’écrit académique peut-il se muer en une petite chose intense et épurée ? Alexandra Bidet s’entretient ici plus largement, avec Raphaël Laiguillée, du travail poétique en train de se faire.

L’art du poète au travail et le travail du poète en société

On connaît les poètes du travail. Ainsi, Georges Navel écrivant dans Travaux (Folio, 1945) :

« Quand il doit rejeter de la terre d’une tranchée très profonde, il n’est pas de terrassier qui ne se réjouisse de son lancer de pelle […]. Avant la fatigue, si la terre est bonne, glisse bien, chante sur la pelle, il y a au moins une heure dans la journée où le corps est heureux ».

Mais que savons-nous des poètes au travail ? Non pas s’échangeant des contacts de musiciens pour les accompagner (puisque la scène semble devenue un prérequis pour nombre de poètes) ou se donnant des nouvelles de leur roman sans cesse médité, celui qui les sortira de la mouise et de l’anonymat, mais attelés à la confection de poèmes. Si leur vie sociale est au cœur du récent ouvrage de Sébastien Dubois   , il n'aborde guère leur vie laborieuse, ce « laboratoire secret de la production », dont parlait Karl Marx. Pas davantage il n’interroge la proximité entre recherche poétique et recherche sociologique quand chacune à sa façon s’efforce de qualifier et de mettre en mots le plus précisément possible des bribes de réel, saisies in vivo, afin d’« être exact avec la vie » selon la belle expression de Jean-Pierre Siméon   .

Les poèmes de Raphaël Laiguillée sont saturés de ces « petits faits vrais » – ces choses lues, vues, entendues, senties, « sur les dalles des hubs », les quais de gare, comme dans les chambres d’hôpital, les métros, les cafés, etc. – qu’affectionne aussi, mais surtout collectionne et analyse de façon plus systématique le travail sociologique. Comme ce dernier, le poète s’intéresse ici à ce qui fait, sinon société, du moins lien entre nous, « tous autant que nous sommes passants », « tous autant que nous fûmes présents »   – et à la forme proprement humaine de socialité, dont le poème Qui ? semble proposer un inventaire sensible, en tournant en énigmes toutes les intrications qui nous rendent vivants (« Quand nous rions, qui nous secoue ? [...] Quand nous aimons, qui nous essaime ? »).

Avant même de se pencher sur des écrits sociologiques, et d’aborder des « questions de société », les poèmes de Raphaël Laiguillée contiennent donc déjà l’horizon d’un « nous », celui des « frères humains ». Ses deux premiers recueils, enroulés autour des périodes charnières du sortir de l'adolescence pour Le bel âge, et de la quarantaine pour Reprendre pied, rappellent ainsi, à travers leur intensité vitale si singulière, ce que l’effort pour s’inventer ou se réinventer doit à des formes de vie commune, en même temps qu’à leur dissolution et à la possibilité d’« étrenner d’autres nôtres ».

Mais si la sociologie sort confortée de cette lecture, elle peut aussi en offrir la matière, et se retourner alors avec curiosité vers le travail du poète. Nous allons ainsi suivre Raphaël Laiguillée à l’ouvrage, en commençant par le making-of du poème qu’il a tiré d’un article sociologique.

« pff j'ai en vraiment plein le cul de performer
je me connecte les gars voilà j’ai dix minutes
pour un moment d’inattendu ludonormé

les autres ont le droit de fumer donc moi ben zut
je me retire d’un soi situé je joue
à un jeu de trolls où on tue des monstres hirsutes

c’est en ligne ça s’appelle jeux de rendez-vous
j’opère de la sorte une distance au rôle
auquel comme qui dirait le salariat me voue

mon écran est en vue donc faut que je contrôle
que les autres voient pas cette pratique ubiquitaire
je me colle à la table et je remonte l’épaule

mais je glande pas ou alors c’est involontaire
c’est juste que je quitte l’espace situationnel
pour durer et endurer y a pas de mystère

qu’est-ce que tu fais? je tisse ma trame temporelle
c’est normal ? j’inscris mon activité ludique
au boulot ! dans un référentiel personnel

il m’a chopé comme ça le n+1 sadique
il ne comprend pas cet abruti que mon zèle
a besoin de ces lâcher-prises épisodiques

c’est comme de regarder les oiseaux dans le ciel
par la fenêtre je me ressource sur le réseau
je fais bien le taf je reste opérationnel

sauf que dans le ciel des fois il se passe rien zéro
"le jeu offre la garantie d’un aléa"
"aucune fenêtre ne garantit la présence d’oiseaux
" »  

Alexandra Bidet : Comment avez-vous travaillé pour produire « Aucune fenêtre » à partir de l'article « Pluralité des engagements et travail sur soi. Le cas de salariés ayant une pratique ludique ou bénévole », qui porte notamment sur ce qu’on appelle les « jeux de rendez-vous » sur internet, où l’on ne se connecte qu’une fois par jour pour mener une action ponctuelle ? On peut donc y jouer aisément pendant sa journée de travail. Et c’est ainsi qu’un enquêté évoquait la fenêtre de son bureau, à travers laquelle souvent rien ne se passe, alors que sur son écran d’ordinateur très souvent des messages surgissent…

Raphaël Laiguillée : D'abord, il faut que je tombe en arrêt devant une phrase. Ici : « Aucune fenêtre ne garantit la présence d'oiseaux ». Ça n'arrive pas souvent, de trouver des phrases comme celles-là dans un écrit de sciences sociales. Ou alors c'est parce que je commence seulement à explorer ce « filon ».

« Aucune fenêtre ne garantit la présence d'oiseaux » : c'est un « vers » de seize syllabes. Pas de césure évidente. En revanche, « le jeu offre la garantie d’un aléa », c'est un alexandrin. Va pour l'alexandrin. Je ne me rappelle plus pourquoi j'ai choisi une forme de tercets avec une rime tierce (ABA, BCB, CDC, etc.). Mais il faut une forme pour contenir le matériau et forcer les trouvailles. Je prends les ciseaux et je découpe le texte. La première personne est donnée par le texte originel. Il ne me reste plus qu'à assembler.

J'applique sans en avoir vraiment conscience une technique narrative éprouvée. J'entre in medias res, dans le lard, avec une phrase triviale (« pff j’ai en vraiment plein le cul de performer »« pff » parce qu'il me manque une syllabe), puis une action concrète : « je me connecte ». Il faut que je dise assez vite de quoi il s'agit, ça arrive au troisième tercet, « ça s'appelle jeux de rendez-vous ». Ensuite, ça déroule. Je fais mon miel des heurts entre langage savant (« espace situé », « distance au rôle »...) et langage parlé.

Si l'intérêt est d'accéder à des matériaux « bruts » (citations ou entretiens complets), qu'apportent-ils par rapport à ceux qu’offrent d'autres types d'écrits, d'autres médiations, et le quotidien surtout ?

Je travaille à un livre qui s'appellera La vie moderne, qui incorporera toutes sortes de langage auxquels nous expose la vie en société (surtout la vie en ville) : langages publicitaire, corporate (entrepreneurial), journalistique, commercial... J'ai souvent une oreille qui traîne dans les cafés, mais le matériau pré-existant, pré-mâché, est beaucoup plus riche et varié (en même temps qu'imbécile et stéréotypé).

Grégoire Bouillier, dans son livre Le dossier M, a reproduit un bout de conversation entendu dans un supermarché : « Je gère le beurre ». Mais ça n'est pas souvent qu'on tombe sur des perles comme ça. Ou alors il faut beaucoup fréquenter les supermarchés. Il faudrait demander à Annie Ernaux. Ce langage auquel on est exposé tous les jours, on ne l'entend plus, ou on ne le lit plus que par distraction ou résignation. Pourtant, il nous parle de notre époque. On peut essayer d'en faire quelque chose.

Ce que je fais n'a rien d'original. L'une des références en la matière, c'est, de Charles Reznikoff, Testimony : The United-States 1885-1890, « une œuvre construite à partir d'archives de tribunaux de la fin du XIXe siècle » (dixit Wikipedia). Ça s'appelle de l'objectivisme, et c'est américain des États-Unis. Reznikoff avait un projet global, ambitieux. Moi, là où j'en suis, j'essaie, je tâtonne. L'idée, c'est de prendre à rebours la phrase d'Apollinaire dans le poème Zone : « et pour la prose il y a les journaux ». Je me dis : « et pour la poésie il y a les journaux », essayons. Les journaux, mais aussi les publicités, la presse d'entreprise, les tracts et les discours politiques, les travaux sociologiques avec de gros morceaux de récits de vie...

Avec Aucune fenêtre, je n'avais pas du tout l'intention de faire de la « poésie sociologique » (ça existe ?), pas plus que, j'imagine, Queneau ne voulait faire de la poésie pétrolifère avec Le chant du styrène. Il s'agit simplement de prendre son bien (des mots) dans tous les domaines du « réel ». Et dans le cas de Queneau, de se moquer du lyrisme romantique. « Ô temps, suspends ton vol » (Lamartine) devient « Ô temps, suspends ton bol ». Le plaisantin avait déjà transformé « Je t'apporte l'enfant d'une nuit d'Idumée » (Mallarmé) en « Je t'apporte l'enfant d'une nuit bitumée ».

En quoi consiste le travail préparatoire, en amont de l’écriture – qui dispose aussi maintenant des ressources d'Internet ?

Hugo écrivait des listes de mots certains jours avant de se mettre au travail. Sans doute que Rabelais aussi, tous les écrivains de la profusion, j’imagine. Des sacs de mots, je m’en constitue dans deux circonstances. Quand j’écris des formes fixes, métrées et rimées, je me fais des listes de rimes. Rien d’original, mais avoir dans sa poche un smartphone avec accès à son dictionnaire de rimes préféré, ça permet d’écrire de façon nomade, au café, dans un train, n’importe où.

Le dictionnaire que j’utilise de préférence, c’est rimessolides.com. Il permet de faire des recherches en sélectionnant le nombre de syllabes, la catégorie grammaticale du mot, etc. Il y a aussi les dictionnaires de synonymes, que je n’utilise qu’en cas de fatigue, tête vide… C’est un recours qui permet de lisser les états d’énergie et de clarté mentale qui varient en fonction des jours. Au lieu d’avoir rien, le trou, on a quand même quelque chose. C’est aussi ça, l’homme augmenté.

Il y a un autre recours à Internet qui me paraît moins anecdotique, c’est celui qui permet de se construire un petit savoir express autour d’un sujet qui apparaît en cours d’écriture. Pour un texte autour de l’écoanxiété, par exemple, j’ai eu besoin d’info sur l’huile de palme. Du savoir et du lexique, bien entendu. « Phtalates ». « Solastalgie ». On connaît la fameuse répartie de Mallarmé à Degas qui se plaignait d’avoir beaucoup d’idées et de n’arriver pourtant pas à écrire : « Mais Degas, ce n’est pas avec des idées qu’on écrit des poèmes, c’est avec des mots. »

Au quotidien, est-ce que la prise de notes, les carnets, tiennent un grand rôle ?

Je suis plutôt de la vieille école, celle du surréalisme. J’attends qu’« une phrase cogne à la vitre de la conscience », comme disait Breton. Ensuite, je développe, je fabrique. C’est mieux quand au cours de l’étape de fabrication, la fièvre persiste, ne serait-ce que par flambées. J’aime beaucoup ce que disait Truffaut : il faut que le spectateur ait l’impression que le film qu’il regarde a été réalisé par un type qui avait 38 de fièvre tout du long (quand on revoit Les deux anglaises et le continent, c’est frappant). Ça peut paraître un lieu commun romantique, mais pour moi, c’est important. Toujours la nécessité. Il faut bander pour la langue, ou, comme disait de façon plus civilisée Octavio Paz, « les mots font l’amour ».

D’où la métaphore de la saccade.

Oui, même si elle ne vaut que dans ma poésie « pré-sociologique », plus instinctive, plus tripale. La saccade, ça consiste à mitrailler à partir d’un poste de mitraillage. On se poste à un début, et on canarde : « tout corps animal qui tient trop chaud / qui boit tout l’air / qui fait le morse qui ramène sa graisse / qui glisse sur la banquise et comme par hasard toujours du côté de ma banquise / je prends / je prends quand même » (Any body). Il est recommandé pour que ça marche d’être dans un état altéré, d’intranquillité, de gratouille, d’énervement. Dali se frottait très fort les paupières pour avoir des hallucinations. À défaut, on peut recourir au café ou au Guronsan.

Un autre ressort : l’essorage de la phrase. Ça consiste à faire cracher à une phrase ce qu’elle contient de façon latente, dans une sorte de rage d’expression, d’exaspération. Par exemple, dans Participes présents : « souriant à nos enfants nous regrettant reprenant le fil / dévidant le nombril défait de nos enfants / nous ragrippant au fil de nos enfants / cousant nos draps avec le fil de nos enfants / nous cousant en cocon dans le fil d'araignée de nos enfants / nous cachant sous le drap pour ne pas voir l'ombre noire debout / qui nous couvre de piqûres et nous ouvre avec des bêches / nous cachant sous les fleurs noires des parapluies sur les trottoirs ».

Bien entendu, ces récurrences, je les repère maintenant parce que vous m’invitez à le faire, mais je n’en ai pas conscience – enfin, je n’en avais pas conscience, et maintenant c’est trop tard.

Qu’est-ce qui change le plus, dans le travail, par rapport à celui de journaliste ou de réalisateur ?

Ce qui change vraiment entre le travail de l’écrivain, celui du journaliste et celui du réalisateur, c’est ce qu’on cherche, donc ce qu’on perçoit. Un journaliste cherche de l’info (pour moi, plus aucun intérêt). Un réalisateur de documentaires cherche des histoires et des personnages (beaucoup plus intéressant). Quand j’étais réalisateur, j’étais souvent dans la pré-représentation : ce personnage, cette personne, qu’est-ce qu’elle va donner à l’écran ? Ce décor (naturel), comment je vais le filmer ?

Comme écrivain, j’observe beaucoup plus, sans me demander si c’est cinégénique ou pas. J’observe tout et tout le monde, je ne me demande pas si tel endroit ferait un bon décor, telle personne un bon personnage. C’est quand même étrange : depuis que je ne fais plus de cinéma, je regarde mieux. Ça me fait un peu penser à ce que dit Éric Vuillard, qui a fait quelques films à ses débuts : il s’est purgé de son désir de cinéma, ensuite il est passé aux choses sérieuses (même si dans 14 juillet, il emploie des techniques de narration très cinématographiques).

Comment vous êtes-vous mis à écrire ?

À partir de 20 ans, j’ai écrit quelques textes autour de mon mal-être post-adolescent, dont on retrouve certains dans Grandir, la première partie de mon « dernier » livre, Le bel âge. Le compagnonnage avec Henri Michaux m’a évité de tomber dans le larmoiement. En tout cas, oui, il y avait alors en moi une nécessité d’écrire. Quand cette nécessité s’est tarie, que je suis entré dans la vie professionnelle avec le journalisme puis le cinéma documentaire, j’ai arrêté d’écrire de la « poésie »… et ça a duré une bonne vingtaine d’années.

Comment êtes-vous alors revenu vers la poésie après être passé par d'autres registres, la critique de cinéma, le court-métrage, le film documentaire, le reportage écrit, audiovisuel, radiophonique… ?

Je suis revenu à la poésie en affrontant une autre crise, celle de la quarantaine, je crois bien. Il paraît que la trentaine est l’âge des mariages, la quarantaine celui des enterrements. En tout cas, il y a de la perte, en soi et autour de soi. J’ai toujours considéré le journalisme comme un chemin vers autre chose. La critique de cinéma, notamment, comme une voie vers la réalisation. Je m’étais trompé d’époque, je me croyais encore au temps de la Nouvelle vague.

C’est lourd de monter un film, trop lourd. Lourdeur de tout : écrire le scénario, attendre les financements, négocier avec le producteur, le directeur de production, faire croire aux acteurs qu'on les aime...

Alors, s’alléger. Vendre sa caméra, faire des documentaires pour France-Culture. Mais c’est fatigant et mal payé, et puis la Maison de la radio est trop loin de Belleville.

C’est au Mexique, je crois, que j’ai renoué un rapport amoureux avec ma langue. Curieusement, ou pas si curieusement que ça. Quatre années loin de la France et du français, ça creuse la nostalgie. Je pense qu’il y a du cinéma, et même du journalisme, dans ma poésie. Un goût de l’impur, de la prose, du gros grain du réel.

Quand on travaille à un volume sur la vie moderne, après avoir plutôt écrit sur le monde du « dedans », est-ce qu’on peut éviter de développer un « propos » sur notre monde ?

Je crois que la tendance naturelle pour un jeune poète (enfin, un poète débutant) est d’abord de parler de soi et de gratter ses plaies – dans la mesure où l’idéologie textuelle, feu sur le lyrisme, lui est passée par-dessus la tête. Et puis, c’est mon cas, on s’aperçoit que les expériences existentielles, les grands jalons qui marquent la vie de tout le monde (effusions, ruptures, deuils, paternité ou maternité…) sont peu nombreuses et qu’on aura tôt fait de se retrouver au chômage.

Le mouvement naturel, après la période auto-centrée, c’est de se tourner vers le monde. « Canto, y canto, y cantando más allá de mis penas personales, me ensancho », chantait Paco Ibañez à partir d’un poème de Gabriel Celaya (c’était au temps de l’illusion révolutionnaire, de l’illusion lyrique, dirait Kundera, mais qu’importe). En chantant autre chose que mes chagrins personnels, je m’élargis. A la vingtaine, j’ai beaucoup chantonné ces vers, sous cape, et sans doute ont-ils contribué à m’aiguiller vers le journalisme.

Mais le propos… j’ai rarement un propos. La vie moderne… on est plongé dedans, par quel bout l’attraper, comment en faire poésie ? Sans doute que la vie moderne est entrée dans la poésie de langue française avec Émile Verhaeren (Les villes tentaculaires) et Zone, le canonique poème d’Apollinaire : « Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine ». Les poètes formalistes (pour aller très très vite) disent depuis longtemps que toute la langue contemporaine est là, sous nos yeux, qu’il suffit de la piocher, de se pencher pour la ramasser et en faire quelque chose. Dans un atelier conduit par Jean-Michel Espitallier, j’ai réalisé des montages à partir de tracts politiques, rédigé des listes, écrit des quatrains à partir de faits divers… j’ai beaucoup appris. Ensuite, j’ai importé ces méthodes dans mon propre travail, mais pas de façon vraiment consciente, par un processus d’innutrition.

Comment gagnez-vous votre vie ? L’ouvrage récent sur La vie sociale des poètes (Presses de Sciences Po, 2023), évoque le « portefeuille d’activités » aujourd’hui du poète, s’il veut vivre de la poésie…

J’ai touché quelques dizaines d’euros pour les ventes de mon premier livre. Mais ces livres de poésie ouvrent les portes des résidences, comme les romans (tout autant ?). Il y a là comme un rattrapage institutionnel qui corrige (adoucit) la loi du marché éditorial.

En résidence, on est payé, même modestement, pour animer des ateliers d’écriture, parler de livres, des siens et des livres des autres… Un tiers de temps pour « passer » son savoir et ses pratiques – les deux tiers restants sont dévolus au travail en cours. Il y a une foule de résidences d’écrivains en France, et si on accepte de se coller à la rédaction des dossiers et des candidatures, je crois qu’il y a là un moyen de vivre à peu près décemment – même s’il faut sans doute compléter par des activités annexes, braquages de banques ou autres.

Comme je suis hispanophone, j’ai cherché l’équivalent de ces résidences en Espagne, au Mexique ou en Argentine. Il n’y a rien, ou quasiment. On peut être invité, mais pas payé. L’exception culturelle française a encore quelques années devant elle, si les gros cochons du néolibéralisme ne lui font pas la couenne.