La fin de l'empire Han, qui laisse place aux Trois Royaumes de Chine, est souvent présentée comme un temps de crise. La période s'avère plus complexe et la rupture moins radicale qu'il n'y paraît.
Les quatre siècles de la Chine des Han apparaissent comme l’un des apogées du pays, comparable d’une certaine manière à celui de l’Empire romain. L’Empire Han se désagrège progressivement jusqu’au IIIe siècle de notre ère, où il laisse place aux « Trois Royaumes » (le Shu, le Wei et le Wu). L’archiviste-paléographe Danielle Elisseeff revient sur cette phase, qui résonne avec la Chine de Xi Jinping, dans un récit accessible où les sources et les apports récents de l’archéologie reçoivent une place particulière. Les acteurs, les rivalités et les batailles permettent autant de réfléchir à la notion de puissance qu’aux guerres menées dans cet espace.
Nonfiction.fr : Votre ouvrage porte sur la fin de la dynastie des Han, une fin qui s’apparente davantage à un processus amorcé dès l'an 184 de notre ère et qui secoue durablement de nombreuses régions. Quels éléments expliquent la disparition de cette dynastie impériale ?
Danielle Elisseeff : Le problème des pouvoirs dynastiques dans ce contexte est que ces familles régnantes, devenues tentaculaires, se replient sur elles-mêmes, reproduisant toujours le même modèle et, plus grave encore, se délitant à force de se marier entre membres du même clan. Il en résulte à la longue un affaiblissement physique de la lignée, ainsi qu’une certaine incapacité d’adaptation à des circonstances générales (géographiques, politiques) qui, elles, changent.
Votre propos se concentre sur un temps relativement court, celui des Trois Royaumes (quatre décennies, entre 220 et 280), soit le Shu, le Wei et le Wu, alors en concurrence. Malgré tout l’intérêt de cette période, rares sont les lettrés chinois de l'époque, tels Chen Shou et Fan Ye, à s’y intéresser. Comment expliquez-vous cela ?
Ces « lettrés » chinois sont des intellectuels porteurs d’une culture de la hiérarchie et de l’harmonie qui, en son principe, inspire les gouvernements chinois depuis le IIe siècle avant notre ère. À leurs yeux, ce demi-siècle secoué de tant de conflits apparaît comme le contraire de ce à quoi ils aspirent ; son étude n’apporte rien à leurs théories et de ce fait, pendant longtemps, ne les intéresse pas.
Les développements de l’archéologie chinoise soulèvent de nombreux espoirs pour combler ces lacunes. Quels sont les principaux chantiers archéologiques sur lesquels reposent vos espoirs ?
L’un des facteurs conditionnant le travail des historiens et des archéologues est le hasard : tout à coup, le simple fait d’ouvrir un tiroir ancien ou de faire un trou dans le sol fait surgir un « document » ou un « artefact » porteur d’informations insoupçonnées. Si vous aviez ouvert un autre tiroir ou creusé un trou à côté, rien ne serait peut-être apparu. Historiens et archéologues suivent les mêmes méthodes que les chercheurs d’or : ils repèrent les lieux favorables à de telles découvertes, là où ils supputent que la vie s’est développée autrefois – là où peuvent se trouver aujourd’hui les « gisements » d’information.
Vous accordez des pages passionnantes à la divination utilisée à la Cour, jusqu’à la fin de l’Empire en 1912. Que nous apprend cette pratique sur les Trois Royaumes, notamment celui de Wei ?
Je dois avouer que je ne sais rien des pratiques divinatoires auxquelles faisait confiance par exemple Cao Cao, chef de guerre et Premier ministre du dernier empereur de la dynastie Han. Mais une chose est sûre : tout le monde pratiquait la divination puisqu’elle se pratique encore. La divination chinoise, en effet, ne relève pas forcément de la magie : pour les hommes d’affaires, par exemple, c’est une façon d’imaginer tous les cas de figures qui vont ou peuvent les conduire ou conduire leurs concurrents à réaliser tel ou tel choix. En ce cas, la divination est un outil de stratégie.
Dans cette transition entre deux pans de l’histoire chinoise, vous insistez sur deux figures : Yuan Shao et Cao Cao qui s’affrontent à la bataille de Guandu en 200. Comment Cao Cao inverse-t-il ici un rapport de force qui lui était défavorable ?
D'abord, il a eu de la chance : Yuan Shao a été blessé à mort. Et comme tout habile combattant, Cao Cao sait exploiter au mieux le malheur de son adversaire.
Par ailleurs, ce dernier fait trop confiance à son génie militaire personnel et ne veille pas assez à la compétence des officiers encadrant ses troupes — des officiers pour lesquels il n’a pas grande estime. C’est une grave erreur car, à partir du moment où Yuan Shao lui-même est trop atteint pour continuer à diriger les batailles, le mauvais commandement de son armée conduit à la catastrophe. C’est peut-être l’un des enseignements de ces affrontements des Trois Royaumes : il n’y a pas d’armée victorieuse sans un commandement aussi compétent que présent sur le terrain.
C’est surtout la bataille de la « Falaise rouge » qui marque cette période. Elle est notamment passée à la postérité avec L’Histoire des Trois Royaumes écrite au XIVe siècle et le film de John Woo Les Trois Royaumes, sorti en 2008. Quelles principales différences relevez-vous entre le déroulé de la bataille tel que vous le connaissez en tant qu’historienne et la version romancée ?
Pour tenter d’apercevoir une forme de réalité, il faut laisser de côté tout ce qui est excessif et, bien sûr, ne pas tenir compte des scènes romantiques tels que les miracles propres à la magie de la fiction, le « serment de Liu Bei », les rivalités amoureuses, l’efficacité des charmes magiques — amours et magie ayant, évidemment, dû exister aussi dans la vie réelle … tout comme l’ivrognerie qui intervient plus d’une fois. Mais la vérité reste elle aussi floue : difficile de trouver des traces « probantes » d’un bataille aussi ancienne ! Une évidence pourtant s’impose : l’issue de cette bataille concrétise la partition de l’Empire.
Si nous manquons d'images sur l’époque des Trois Royaumes, celles-ci sont évoquées dans les textes et aujourd’hui apparaissent progressivement grâce à l’archéologie. Que nous apprennent-elles sur le IIIe siècle ?
Placer sur une carte les sites où subsistent de (très rares) peintures murales des débuts de notre ère fait apparaître en contrepoint un grand espace « vide » de tout vestige ; or ce vide correspond précisément au champ d'action de Cao Cao. S'il est certes impossible d'y trouver une preuve irréfutable des destructions que les combats du IIIe siècle y ont produit, la question mérite néanmoins d'être posée.
L’État unitaire parviendra néanmoins à se reconstituer. Quelles que soient les avancées économiques et techniques des différentes zones géographiques chinoises, c’est, depuis le IIe et surtout le Ier millénaire avant notre ère, le pouvoir installé dans la vallée du fleuve Jaune qui dirige administrativement la Chine ; tel est encore le cas aujourd’hui. L'appareil administratif installé en ces lieux, régulateur dont l’omniprésence assure la stabilité et la cohésion de cet immense Empire, semble toujours renaître de ses cendres. Quels que soient les avantages et les beautés du Sud, c’est depuis les régions du fleuve Jaune que les gouvernements chinois successifs ont toujours dirigé l’ensemble du « Pays du Milieu » ; tout se passe comme si les « ancêtres » régulièrement et rituellement évoqués dans les cérémonies de la Cour n’avaient jamais voulu en bouger.