Pierre Bouretz examine en détail les cahiers rédigés par Hannah Arendt durant plus de vingt ans, donnant à voir la genèse de sa pensée.
L’ouvrage que Pierre Bouretz a consacré à Hannah Arendt en 2006 et qui est aujourd’hui republié en format plus accessible, est intitulé Qu’appelle-t-on philosopher ? — comme en écho ou en réponse au cours de Martin Heidegger, à qui Arendt a longtemps accordé son amitié, intitulé « Qu’appelle-t-on penser ? ». L’auteur s’y propose de plonger dans l’« atelier » de la philosophe grâce à l’exploration du « Journal de pensée » (le Denktagebuch, désigné ici par « Carnets ») qu’elle a tenu entre 1950 et 1973 et qui se présentait initialement sous la forme de vingt-huit cahiers manuscrits.
Ces derniers, dont le premier a été ouvert une petite dizaine d’années après son exil d’Europe et son arrivée à New York, et qui ont accompagné tous ses voyages et déplacements ultérieurs, sont composés de citations, de commentaires, d’esquisses de réflexion, rédigés en anglais, mais aussi en allemand et parfois en français. Ils illustrent les thèses principales développées dans les ouvrages publiés par l’auteure, mais témoignent surtout d’une pratique, d’un style, d’un ethos singulier de pensée.
Arendt, on le sait, est une grande lectrice, et fréquente quotidiennement les classiques de l’histoire de la philosophie ; dans ses Carnets, elle recueille les citations qui retiennent son attention, et livre à leur sujet ses impressions (enthousiastes ou critiques), nous faisant assister à ses conversations les plus intimes avec les penseurs du passé (Platon, Hérodote, Augustin, Hegel, Marx, Nietzsche, Kierkegaard) ou du présent (Kojève, Jaspers, Heidegger).
La lecture de ces Carnets est l’occasion de saisir ce que Bouretz appelle « un(e) philosophe à la tâche ». L’atelier dans lequel la philosophe élabore sa pensée est décrit en des termes imagés, comme l’« antre cachée » ou le « domaine secret » des concepts arendtiens en formation. Ces formules ont vocation à souligner l’originalité des réflexions qu’on y trouve, lesquelles n’apparaissent pas toujours dans les œuvres publiées et sont sans doute, pour cette raison, inconnues du lecteur familier de ces dernières.
La constitution des Carnets
La première page de ces cahiers est datée de juin 1950. Alors qu’elle sort de la rédaction des trois tomes des Origines du totalitarisme, qui lui a pris près de dix ans, Arendt est épuisée. Elle reprend en main des ouvrages qu’elle n’avait sans doute pas ouverts depuis longtemps, un crayon à la main. Ainsi, elle se replonge avec bonheur dans l’étude de Platon et de la philosophie ancienne.
Elle s’intéresse à des sujets variés et analyse les notions de tort, de responsabilité et de vengeance, mais aussi de pardon, de réconciliation et de gratitude ; elle formule quelques remarques sur l’activité de penser, d’agir, de fabriquer. Tous ces thèmes se retrouveront au cœur de ses ouvrages ultérieurs, notamment La Condition de l'homme moderne (The Human Condition), dont les Carnets nous présentent en quelque sorte la matrice conceptuelle.
L’analyse que Bouretz propose de ces éléments est d’autant plus éclairante qu’elle les croise avec des lettres, tirées de la correspondance d’Arendt, qui inscrivent pleinement ces notes parfois fragmentaires dans une temporalité et une confrontation directe avec le monde (par les voyages) et avec les autres (par les rencontres).
La philosophe s’y plaint parfois de certaines fréquentations académiques, ou des étudiants, les « gamins » qui suivent ses cours de philosophie politique. Bouretz montre d’ailleurs comment l’abondant matériau composé de cours magistraux dactylographiés et de notes préparatoires permet de se faire une idée du contenu de ces cours — et notamment l’extension de ses références, qu’elle ne limitait pas à la tradition philosophique mais ouvrait aux écrivains tels que Faulkner, Camus ou Hemingway.
La genèse d'une pensée
Mais si l’étude de Bouretz conduit finalement à donner une réponse à la question « qu’est-ce que philosopher ? », c’est aussi parce qu’elle donne à voir les mouvements complexes par lesquels une pensée en devenir ou en « fermentation », selon l’expression de l’auteur, parvient à maturité. Dans certains cas, il s’agit d’une mise en relation féconde d’idées apparues lors d’occasions différentes et ayant été consignées à différentes étapes dans les Carnets ; dans d’autres, il s’agit de l’effacement progressif d’un questionnement au profit d’un autre prenant de l’importance ; dans d’autres cas encore, il s’agit de l’évolution de la définition d’un concept.
Le cas de la notion de « mal » est à cet égard exemplaire : dans les premiers temps, après la publication des Origines du totalitarisme, Arendt aborde la question du mal en s’efforçant de théoriser l’idée d’un mal « radical », à partir de Kant ; mais dans les dernières années, après la publication de son rapport sur le procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem et sa théorisation de la « banalité du mal », cette notion est requalifiée à partir de l’idée qu’un mal, pour « extrême » qu’il soit, ne peut jamais être « radical » dans la mesure où il demeure toujours « sans profondeur ». L’étude de Bouretz met opportunément en perspective cette évolution en appuyant la réflexion d’Arendt sur des lettres échangées avec le philosophe allemand Karl Jaspers.
Enfin, Bouretz relève quelques « énigmes » livrées par les Carnets : il arrive en effet à Arendt d’évoquer des corrections qu’elle souhaiterait apporter à l’un de ses ouvrages, envisageant même une nouvelle publication (à propos des Origines du totalitarisme, notamment). Elle rend compte à leur sujet de défauts « considérables », d’« absences » à combler, tout en s’accordant à elle-même des « circonstances atténuantes ».
Ce matériau philosophique original est ainsi un terrain d'exploration formidable de la manière dont s'exerce, dans l'intimité et sur le temps long, le métier de philosophe. Il est aussi l’occasion de battre en brèche l’image du penseur « inspiré », équivalent du « génie » artistique, dont les idées surgiraient de manière fulgurante au cours d’une contemplation intense et solitaire. À l’inverse, les Carnets témoignent de la construction lente et parfois difficile de la pensée, suscitée par telle ou telle lecture, occasionnée par tel ou tel événement, et en prise permanente avec la pensées des autres.