L’individu moderne vibre en principe à l’appel à la fraternité. Cependant, cette évidence de la conscience morale se brouille singulièrement dans l’action.

La fraternité résonne spontanément en nous comme un idéal enthousiasmant. Elle fait signe vers une humanité qui, s'étant délivrée de tous les égoïsmes, serait entièrement réconciliée avec elle-même et soudée par de doux sentiments. Pourtant, comme cela a été régulièrement souligné, elle est le parent pauvre de notre devise républicaine. Autant la liberté et l'égalité se laissent traduire en normes et règles concrètes qui en précisent l'objet et les modalités d’effectuation, autant la fraternité, essentiellement intransitive, semble résister aux tentatives d’en préciser les termes.

Alexandre de Vitry, enseignant-chercheur en littérature, auteur de travaux sur Charles Péguy et Alain, propose au lecteur, comme l’indique le sous-titre de son ouvrage, « une histoire de la fraternité ». Il ne prétend pas, sur ce sujet, à l’exhaustivité, mais concentre son attention sur le langage de la fraternité, que ce soit celui des discours politiques ou celui des œuvres littéraires. Il organise son propos en deux parties, la première consacrée à l’histoire conceptuelle de la fraternité, la seconde à son traitement par la littérature.

Fraternité littérale et fraternité métaphorique

Étymologiquement, on trouve à la racine du mot « frère » la forme indo-européenne bhrāter. Le sens très général de ce terme se dédouble en grec ancien en adelphos, le frère consanguin, et phrater, le frère en un sens figuré. Tel est le point de départ de la différenciation entre la fraternité au sens propre, lien de parenté entre des enfants issus du même père et de la même mère, et la fraternité métaphorique, qui en élargit la signification pour désigner cette sorte d’amitié et de solidarité entre des hommes, quels qu’ils soient, qui serait d’abord caractéristique des relations entre frères et sœurs d’une même famille. C’est ce deuxième sens qui sert de fil conducteur à de Vitry : quel succès le terme « fraternité » a-t-il rencontré à travers le temps et quels ont été ses différents usages, notamment ses distensions ou ses contractions sémantiques ?

Dès l’antiquité, le lien fraternel a servi d’image pour exprimer un idéal relationnel entre les membres d’une société plus large que celle de la famille. La qualité propre aux rapports entre frères et sœurs est alors prise comme modèle des relations qui devraient prévaloir entre les hommes appartenant à une même société et formant ensemble un corps politique. La bonne société et la cité idéale seraient, imagine-t-on, fraternelles, à savoir pacifiques et harmonieuses, solidaires et amicales.

De la fraternité au fratricide

Pourtant, cette ligne de pensée, qui se poursuit jusqu’à nos jours, vient se heurter à un aspect des relations entre frères qui met en cause la pertinence de la métaphore fraternelle. En effet, mythologies et religions font place, de manière immémoriale, au thème antithétique de l’inimitié entre frères et des combats fratricides. Les illustrations prolifèrent, ils sont à portée de main : Abel et Caïn, Etéocle et Polynice ou encore Romulus et Rémus. Les mythes fondateurs des cités reposent régulièrement sur un fratricide. La fraternité est, par conséquent, comme le fait justement valoir de Vitry, profondément ambivalente. Non seulement le thème de la haine entre frères est, dans les textes, aussi prégnant que celui de l’amour, mais celui-ci se retourne aisément en son contraire, l’utopie morale en rivalité antagonique et meurtrière. Et ce qui vaut pour les frères au sens littéral, pour la conflictualité intrafamiliale, s’étend aussi bien aux frères métaphoriques, à la conflictualité civile, celle des citoyens entre eux.

Avec le christianisme primitif, la fraternité prend un nouveau relief. Pour la première fois se fait jour l’idée d’une fraternité universelle : tous les hommes, disent les Évangiles, sont frères en Jésus. Mais l’horizontalité de cette relation d’égalité s’articule à la verticalité de la relation des hommes à Dieu, leur créateur et père commun. Dans l’histoire subséquente du christianisme, la fraternité connaît un mouvement de contraction. Elle se réfugie dans les communautés monastiques, elle est fraternité conventuelle. Au Moyen Âge, s’épanouit, aux côtés de cette fraternité religieuse, une fraternité séculière, celle des corporations de métier et du compagnonnage. D’autres fraternités particulières, électives, marqueront encore les esprits, telles la fraternité d’armes ou la fraternité maçonnique.

Toutefois, c’est avec les Temps modernes, plus précisément avec les révolutions du XVIIIe siècle, que le discours de la fraternité prend un nouveau cours et connaît son apogée. Dans le sillage du christianisme, selon la compréhension qu’en eurent de nombreux contemporains ainsi que les commentateurs du siècle suivant, les hommes de la Révolution française entendaient sortir la morale évangélique du domaine spirituel, où elle avait toujours été confinée, pour la séculariser, la réaliser en ce monde-même. L’enthousiasme pour l’universelle fraternité, réunissant tous les hommes par-delà la multitude des peuples et les divisions nationales, atteindra son acmé, analyse l’auteur, en 1848.

Or, dans ces épisodes révolutionnaires, l’apothéose du discours de la fraternité et de l’ardeur fraternitaire, que symbolise la liesse de la Fête de la Fédération, ne tarde pas à se retourner en luttes fratricides, avec les guerres révolutionnaires à l’extérieur, la Terreur et la fin tragique de Thermidor à l’intérieur. L’idéal de la fraternité se heurte donc à des réalités contraires et son universelle extension, certes réaffirmée en droit, se resserre considérablement en fait. Faux frères et ennemis de la fraternité sont désignés à la vindicte. La fraternité peine, donc, à être inconditionnelle et débouche parfois sur une sommation antinomique que condensent ces formules de Chamfort : « La fraternité ou la mort », puis « Sois mon frère ou je te tue ! ».

Les critiques commencent alors à se multiplier, non seulement à l’égard de ceux qui tiennent le discours de la fraternité, mais aussi à l’égard de l’idée même. Selon les uns, ce discours, à force d’hypocrisie et de promesses non tenues, est désormais vide. Selon les autres, comme le penseur conservateur Bonald, c’est le comparant même, la fraternité naturelle, qui est inadéquat, car l’ordre social, soutient-il, ne peut trouver sa juste métaphore que dans l’autorité paternelle. Ce qui ainsi se révèle, selon de Vitry, c’est que la fraternité est grevée, en son concept même, par une insurmontable contradiction.

De la politique à la littérature

Ainsi, à peine son sommet atteint, lors des journées de février 1848, l’idéal de la fraternité s’effondre après l’échec de la révolution et disparaît complètement du discours politique. Il passe alors, nous dit l’auteur, dans la littérature, où il entame une seconde carrière. L’imaginaire fraternitaire reste donc vivant, mais au plan de la fiction, qui laisse aux écrivains la liberté d’en examiner les potentialités, mais aussi toutes les ambivalences et contradictions.

Ce devenir littéraire de la fraternité, de Vitry le voit d’abord à l’œuvre, de manière paradigmatique, dans le contraste entre les manières dont Hugo et Baudelaire l’appréhendent. Les Misérables, publié en 1862, est, souligne-t-il, « un roman de la métaphore fraternelle »   . Baudelaire, lui, au-delà de l’éloge poli adressé à Hugo, considère la fraternité avec ironie. S’il persiste, pourtant, à la considérer comme une valeur, c’est à une fraternité extrêmement resserrée que vont ses faveurs, celle, aristocratique, des poètes. Contre l’universalisme hugolien, il revendique un « droit de choisir ses frères ». Il n’est plus question, ici, d’une fraternité englobant a priori tous les hommes, mais d’une fraternité d’élection entre les meilleurs esprits.

De Vitry poursuit ensuite son enquête sur le traitement littéraire de la fraternité en s’attachant à quelques auteurs emblématiques, de Charles Péguy à Romain Gary en passant par Thomas Mann. La fraternité est, pour Péguy, une valeur essentielle, puissamment investie, contre, il importe de le noter, la solidarité mise à l’honneur par la sociologie durkheimienne et le solidarisme de Léon Bourgeois. Pourtant, à suivre l’auteur, la figure suprême de la fraternité réside, chez Péguy, dans l’identification à un frère mort. Il incarnerait ainsi une fraternité solitaire, entièrement intériorisée, sans manifestation extérieure. De son côté, Joseph et ses frères, le roman de Mann, met en scène, en mobilisant les grands mythes bibliques, la dialectique de la fraternité et du fratricide. Il s’agit, écrit Vitry, d’en « exhiber le caractère aporétique, monstrueux et autodestructeur »   . Enfin, Gary, semblablement, sonde l’aporie d’une « fraternité antifraternelle »   , d’une aspiration à la fraternité qui se retourne contre elle-même. Il n’y renonce pas pour autant et entend, in extremis, la sauver.

La fraternité contre elle-même

L’enquête de de Vitry sur le discours de la fraternité est assurément passionnante. Elle est riche de nombreuses citations dont le commentaire est souvent éclairant. Elle met au jour, en l’illustrant amplement, l’ambivalence profonde de la fraternité par contraste avec le discours lyrique, larmoyant et, au fond, souvent creux qu’elle a souvent inspiré. La première partie, que l’auteur présente comme « une histoire conceptuelle », aurait toutefois gagné à être plus analytique. Les références philosophiques de l’auteur, bien que discrètes, ne le prédisposent pas moins à l’interprétation littéraire, plutôt qu’à la clarification conceptuelle. Il entame, en effet, son ouvrage sous les auspices de la « métaphorologie » du philosophe allemand Hans Blumenberg et se réfère également, dans le même esprit, à Derrida. Or, c’est prendre parti pour l’idée que les métaphores ne se résolvent pas dans les concepts, que ceux-ci, au contraire, renvoient toujours originairement à des métaphores qui ne se laissent pas rationaliser.

Cet engagement philosophique, aussi léger soit-il, n’est pas sans conséquence. Celle-ci se manifeste pleinement dans les deux derniers chapitres du livre, consacrés à la fraternité dans les œuvres du XXe siècle retenues par l’auteur. Autant l’analyse comparative du thème chez Hugo et Baudelaire est claire et convaincante, autant les lectures qui suivent apparaissent plus embrouillées. Peut-être ces auteurs se complaisent-ils eux-mêmes dans les paradoxes, mais la stratégie adoptée à leur égard par de Vitry n’est pas critique : elle les conforte, au contraire, dans ce sens. Ainsi l’auteur mobilise-t-il Deleuze et Guattari pour diagnostiquer une « vocation schizophrénique » de la fraternité, dont le discours aurait « un fond délirant ». L’auteur abandonne ici « la recherche de cohérence », pourtant annoncée, au profit de « l’assomption des contradictions ». Après la perte, suite aux désenchantements révolutionnaires, de la crédibilité sociale de la fraternité, de Vitry fait crédit à la littérature, et à elle seule, « d’accueillir la fraternité dans sa contradictoire plénitude », une fraternité qui, par exemple chez Albert Cohen, « se manifeste par sa négation même »   . Et de conclure : « La littérature est le lieu où la fraternité aura pu donner toute la mesure de son irrationalité foncière »   .

L’auteur donne donc ici la préférence à la voie du paradoxe. Il multiplie alors les formulations dialectiques censées, par leurs contradictions mêmes, révéler un sens plus complexe et plus riche de la fraternité. En réalité, elles font moins accéder le lecteur à une profondeur de sens qu’elles ne le mettent devant une difficulté croissante de compréhension. De Vitry s’écarte, ce faisant, de ce qu’il avait précédemment privilégié : la description des différents usages du mot fraternité, l’analyse fructueuse, en particulier, des oscillations entre les usages étroits et les usages étendus du terme, entre le nous fraternel inclusif et le nous fraternel exclusif. L’auteur conclut son ouvrage, en dépit de toute la négativité dont elle est grevée, en réaffirmant la valeur de la fraternité. Loin d’être, au bout de ce parcours, abolie, « elle est seulement, écrit-il, contrainte de se dire autrement et, peut-être, avec d’avantage de justesse »   .

Un concept essentiellement contradictoire ?

En quel sens, au fond, le concept de fraternité peut-il être dit contradictoire ou aporétique, comme y insiste fortement l’auteur ? Est-ce en raison de la contradiction entre la proclamation d’un principe abstrait et le recul devant les conséquences concrètes de sa mise en pratique ? Nous aurions alors affaire au contraste pointé par Max Weber entre l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité. N’est-ce pas plutôt le concept lui-même qui, mal formé, est intrinsèquement confus ?

Il conviendrait alors de le soumettre à une analyse logique afin d’en clarifier le sens et, dans cette perspective, d’en interroger la spécificité relativement aux deux autres principes de notre formule républicaine, la liberté et l’égalité. La fraternité est, à la différence de ces dernières, un phénomène affectif : elle désigne une qualité des relations humaines. Elle relève en tant que telle des mœurs, non des lois, car, comme chacun sait, les affects, ainsi l’amour ou l’amitié, voisins de la fraternité, ne se commandent pas. D’où la difficulté d’élever la fraternité au statut de principe politique et même juridique.

Pourtant, la justice a, en France, franchi ce pas à l’occasion de l’affaire Cédric Herrou, du nom de cet agriculteur qui, ayant aidé des immigrants à passer la frontière entre l’Italie et la France, fut arrêté en 2017. Saisi, le Conseil constitutionnel jugea, en 2018, que des actes illégaux inspirés par des motifs humanitaires ne pouvaient être sanctionnés pénalement. Ce jugement, confirmé ensuite par plusieurs cours, a consacré, selon les commentateurs, la fraternité comme principe constitutionnel.

Solidarité versus fraternité

Si la fraternité est une condition naturelle, il peut être question de l’assumer en se portant, moralement, à sa hauteur, en étayant sur elle des sentiments partagés d’amour ou d’amitié. Mais, hors les hypothèses théologiques et utopiques, seule la fraternité consanguine est naturelle. La fraternité sociale et politique est, elle, métaphorique ; elle implique une dilatation d’un « nous » familial en un « nous » social et civique. De ce fait, nous serions peut-être mieux fondés, quoi qu’en ait Péguy, à préférer la solidarité à la fraternité. À la différence de cette dernière, elle présente, en effet, l’avantage d’être une réalité sociale effective avant d’être normative.

La solidarité, mécanique ou organique, selon la conceptualisation de Durkheim, n’est pas une métaphore, mais un fait social constitutif. La solidarité objective précède ainsi la solidarité volontaire et explicite. Elle peut donc être, à l’échelle même de la société, une condition qui s’impose à nous en même temps qu'une disposition affective réciproque des membres de la société, acquise par la socialisation et l’éducation. C’est ainsi que Platon et Aristote appréhendaient la question. Il était, selon eux, nécessaire à la cité, pour éviter la discorde, que les citoyens y soient liés par un affect positif, la philia, que les traductions rendent par amitié. Aristote dit précisément, dans ses Politiques, que « l’amitié, c’est le choix réfléchi de vivre ensemble ». Moins lyrique que la fraternité des Modernes, l’amitié semble pourtant mieux ajustée à la condition sociale et politique des hommes. D’autant plus s’il est question, comme les Occidentaux en élèvent la prétention depuis la Révolution française, de l’étendre, par-delà les différentes sociétés, à tous les êtres humains.