A l'occasion du dépôt de ses archives à la BNF, retour sur la publication de l’inclassable « Récoltes et Semailles » qui révèle le génie de l’un des plus grands mathématiciens du siècle précédent.

Le 14 juin 2023, une centaine de mathématiciens se sont réunis à l’amphithéâtre Hermite de l’Institut Henri Poincaré pour rendre hommage au mathématicien Alexandre Grothendieck, mort en 2014 dans le village de Lasserre, au pied des Pyrénées, où il s’était retiré dans un isolement total, au début des années 1990. Il n’acceptait aucune visite. Il ne laissa entrer ses enfants dans sa maison que peu de jours avant sa mort.

A Paris, nul ne savait, à l'exception de Jean Malgoire, où avait subitement disparu le plus grand mathématicien du XXe siècle qui avait quitté aussi bien sa famille que la communauté mathématique et l’Institut des Hautes Études Scientifiques, où il avait dirigé pendant vingt ans ses fameux séminaires de géométrie algébrique, illuminant ses étudiants, mais aussi Jean Dieudonné (1906-1992) dont il avait été l’élève à Nancy, et qui devint avec humilité son scribe.

Au mois de juillet 1990, Grothendieck avait accueilli aimablement son ancien élève Jean Malgoire, et lui avait même remis « des vieux papiers ». Il s’agit de deux fonds distincts : 41 boîtes d’archives, faites sur mesure, selon ses instructions, et rangées dans trois cantines. Puis, il lui remit d’autres manuscrits le 28 juillet 1995.

On n’y trouve aucune correspondance privée, car, selon sa fille Johanna, Grothendieck a brûlé toutes ses lettres intimes, dans un fût de 100 litres, lorsqu’il résidait dans sa maison Les Aumettes (Vaucluse).

Lesdits papiers comportaient notamment La Longue marche à travers la théorie de Galois, pour lequel le mathématicien donna à Malgoire l’autorisation écrite de les publier. Néanmoins, le 3 janvier 2010, il écrivit à Luc Illusie qu’il n’avait pas « l’intention de publier ou republier aucune œuvre ou texte dont je suis l’auteur, sous quelque forme que ce soit ».

A l'occasion de la visite de son ancien élève, Grothendieck lui donne la médaille Émile Picard, remise tous les six ans par l’Académie des sciences, dont il se servait comme casse-noix. En 2010, Malgoire déposa à l’université de Montpellier, où Grothendieck avait enseigné jusqu’à sa retraite, les manuscrits que ce dernier lui avait confiés, soit 28 000 feuillets, composés d’écrits littéraires, philosophiques et mathématiques. Après un long séjour dans un cagibi, ils ont été numérisés en haute résolution recto-verso, et une partie mise en ligne (https://grothendieck.umontpellier.fr/).

« Dans Récoltes et Semailles, écrit le mathématicien Pierre Cartier, Grothendieck se compare à Einstein en matière de contribution au problème de l’espace. Et son tribut a en effet la même ampleur que celle d’Einstein. Tous deux ont approfondi une certaine vision de l’espace, dans laquelle celle-ci ne serait pas un réceptacle vide des phénomènes, mais l’acteur principal de la vie du monde et de l’histoire de l’univers. »

Une enfance entre cultures juive, russe et germanique  

Alexandre Grothendieck est né à Berlin, le 28 mars 1928. Son père Iossl Isaevitch (en hébreu Yeshayahou) Shapiro, dit Sacha, né le 6 août 1890, était issu d’une famille dite « de petits bourgeois » de Novozybkov, selon la nomenclature russe. Le quart de la population était juive et d’obédience hassidique.

Dans son ouvrage La Clef des Songes, il écrit que son grand-père était rabbin, et que son père quitta sa famille à l’âge de 14 ans. Il était assez fréquent que de jeunes garçons quittent leur famille pour aller rejoindre des mouvements politiques, le plus souvent socialistes, révolutionnaires ou sionistes.

Alexandre est le prénom par lequel il s’est fait connaître au sein du mouvement anarchiste, qu’il a rejoint à l’âge de 17 ans. Il parlait couramment le russe, mais aussi le yiddish, comme en témoigne une photo de sa mère dont le verso, en caractères hébraïques, lui est dédié. Les Juifs de Novozybkov, dans la région de Smolensk, furent assassinés par les Einsatzkommandos de l’Einsatzgruppe B pendant l’été 1941.((Operational Situation Report USSR N°.92. The Einsatzgruppen Reports, Selection from the Dispatches of the Nazi Death Squad’s Campain Against the Jews in Occupied Territories of Soviet Union July 1941-January 1943, Yad Vashem. Édité par Ytizhak Arad, Shmuel Krakowski, Shmuel Spector.)

Yossl Isaevitch Shapiro avait trois frères. L’un dont on ne connaît que le prénom russifié, Boris, qui servait dans la police, Leib (Arieh, en hébreu) et Ilya Isaevitch.

Yossl et Ilya étaient connus des services de police, en tant que serruriers. Ils habitaient chez leurs parents. Ilya, anarchiste comme son frère, fut lui, comme arrêté, plusieurs fois.

Yossl Shapiro qui se fait désormais appeler Alexandre, rejoint les socialistes révolutionnaires dès 1906. Condamné à mort la même année, il est gracié, eu égard à son jeune âge, tandis que ses compagnons sont exécutés.

Il sera arrêté et condamné à de multiples reprises. Il passe quatre ans à la prison d’Orel et de Yaroslav. Considéré comme un prisonnier violent et fou, il est transféré de la prison d’Orel à Moscou, afin d’être examiné par un médecin, puis renvoyé en prison.

Auprès de ses codétenus, il est connu sous le nom de Sasha-Petr (pour Petrograd). Il écrit de la poésie. Prisonnier rebelle, il organise des protestations. Plusieurs fois, il subit la punition des 30 coups de fouet infligée par les gardiens sadiques, est envoyé au mitard dans les cellules glaciales et obscures du système carcéral tsariste. Il fait aussi la grève de la faim, et croupit toute l’année 1914 à l’isolement, dans une totale obscurité, occupant la seule cellule d’un étage de la prison. Ce qu’il a souffert, en 1913, dans les geôles russes a été admirablement décrit par l’écrivain yiddish Leivick Halpern (1888-1962) dans son récit Dans les bagnes du tsar. Condamné à cinq ans de travaux forcés, il s’évade, au bout de trois ans, au sein d’un convoi, en 1910. Il travaille ensuite dans les mines de charbon de Berestovo-Bogudukhovsky, où il participe à l’agitation anarchiste communiste.

Shapiro aura passé au moins dix ans dans les prisons russes. Au cours d’une de ses nombreuses arrestations, à laquelle il tente de s’opposer avec ses camarades, il est blessé par balle à la poitrine et au bras, puis amputé à l’hôpital de la prison. Il y contracte la tuberculose.

Il écrit au ministre de la Justice, Kerensky, le 11mars 1917 pour demander sa libération. Il est finalement élargi le 13 mai 1917.

Grothendieck écrit encore dans La Clef des Songes, que son père a ensuite rejoint, à Kiev, un groupe autonome de combattants anarchistes, « en contact avec Makhno, le chef de l’armée ukrainienne de paysans ». On ne trouve pas de mention de cet épisode dans les archives de la Fédération de Russie. Mais cela ne signifie nullement que ce n’est pas vrai. Cela dit, on ignore quelles y furent ses fonctions, sachant qu’il avait perdu un bras en résistant à son arrestation.

Pour se faire une idée de la guerre civile en 1918, à Kiev, il faut lire La Garde blanche, le grand roman de Mikhaïl Boulgakov, qui habitait une maison dans le quartier du Podol, où vivait une importante communauté juive.

Après sa libération, Shapiro rencontre la jeune anarchiste Rachel Davidovna Khaimovitch. Elle est la secrétaire du journal Soldatskaya Pravda. Un jour de juin, se tient une réunion au cours de laquelle on discute du fait de décider si la prochaine manifestation devrait être armée, ou non. Trotski et Lénine participent à la discussion. Il est décidé que la marche sera pacifique, et Rachel reçoit l’ordre de le faire savoir aux ouvriers anarchistes de l’usine. Elle est escortée par un homme d’une trentaine d’années, amputé d’un bras, répondant au nom de Iossif Shapiro.

Shapiro et Rachel Davidovna se marièrent pendant l’été 1917. Leur fils David, surnommé Dodek, naquit le 20 octobre 1918, selon le calendrier julien. Rachel Davidovna séjourna à Kiev, puis rejoignit Moscou en 1919.

Rachel Shapiro et Ilya, son beau-frère, furent arrêtés par les bolcheviks le 21 août 1921. Ils furent condamnés en tant que contre-révolutionnaires, le 14 janvier 1922, et déportés au Goulag des Solovetzki, puis à Petrominsk. Rachel fut ensuite élargie et condamnée à la relégation à Nazym et Sourgout. Son fils Dodek vivait chez les Shapiro, ses grands-parents paternels. Doué comme Alexandre Grothendieck pour les mathématiques et les sciences, il fit des études de physique à l’Université de Leningrad et devint ingénieur.

Alexander Sasha Shapiro fut à son tour arrêté, au mois de novembre 1921, avec un groupe appartenant au Secrétariat des Forces Armées en Ukraine. Il s’évada entre novembre 1921 et Janvier 1922. Recherché par le Guépéou, il franchit la frontière polonaise, muni de faux papiers au nom d’Alexandre Tanaroff, avec la complicité de Yelena Fyodorvna, une de ses conquêtes, qui a également participé à son évasion de prison. Bien qu’il ne soit pas un Adonis, Shapiro est un homme à femmes.

Il abandonne en URSS son épouse Rachel et leur fils Dodek (David), demi- frère aîné, d’Alexandre Grothendieck. Les dernières informations qu’Alexandre Grothendieck recueillit sur lui, lui parvinrent d’Oulianovsk, en Sibérie, où il vivait en relégation avec Rachel. Il lui dédia son œuvre A la poursuite des champs, écrit en 1983, un manuscrit de six cents pages, rédigé sous la forme d’une lettre adressée au mathématicien Daniel Quillen. Dans La Clef des Songes, Grothendieck regrette de n’avoir jamais réussi à entrer en contact avec son demi-frère.

Parce qu’on rasait la tête des prisonniers en Russie, Sacha Shapiro, la liberté retrouvée, rasera ses cheveux. Un jour, son fils Alexandre fera de même.

Arrivé clandestinement à Berlin, Sacha Shapiro y vit quelques semaines et rejoint les milieux anarchistes au sein desquels il rencontre Johanna Grothendieck, mariée à Johannes Raddatz. Celle qu’on appelle familièrement Hanka est née dans une famille de la bourgeoisie protestante, à présent ruinée. Elle a une petite fille nommée Maidi. Coup de foudre entre Sacha et Hanka, qui divorcera. Leur fils Alexander, né le 28 mars 1928, est d’abord enregistré à l’état civil sous le nom Raddatz, l’ex-mari de sa mère. Puis Hanka, fait porter son seul nom sur le registre d’état-civil.

A propos de sa conception, de sa naissance et des premiers mois de sa vie, Grothendieck écrit dans Récoltes et Semailles, un récit terrible qui évoque le roman autobiographique de Thomas Bernhard, Un Enfant.

« Il y a eu dans les premiers mois de ma vie un épisode que je n’ai pas évoqué dans Récoltes et Semailles, et dont j’ai eu tendance jusqu’à il y a peu à sous-estimer l’importance. J’ai alors refusé de m’alimenter et ai été à deux doigts de mourir. J’ai pu faire la reconstitution des événements en 1980 par recoupements à partir de tout ce qui est venu à ma connaissance sur les circonstances qui ont entouré la conception, la grossesse et ma naissance, ainsi que les premiers mois de ma vie : souvenir de ce que ma mère m’en a dit, notes autobiographiques de ma mère, lettres, et plus récemment rêves… Il m’est apparu que ma mère m’a porté à terme en dépit d’un refus viscéral contre sa maternité, pour éprouver son pouvoir sur mon père (qui ne voulait pas d’enfants) et comme façon supplémentaire (s’il en avait encore été besoin) de le lier. A ma naissance, j’ai trouvé une ambiance de violence telle que la volonté de vivre m’a abandonné, et que j’ai décidé de retourner d’où j’étais venu. J’ai eu de la chance, dans l’hôpital d’enfants où j’ai été mis in extremis, de trouver des infirmières affectueuses, ce qui m’a redonné le goût à la vie. »

Maidi et le petit Alexander assistent parfois aux affrontements violents de leurs parents. Sacha, en proie à une colère aveugle, « frappe avec brutalité » la petite Maidi.

Quand Hitler arrive au pouvoir en 1933, Hanka et Tanaroff décident de quitter l’Allemagne au plus vite. Maidi est placée dans une institution pour handicapés mentaux. Le petit Alexander qu’on appelle affectueusement Shurik, est conduit à Hambourg chez un couple de protestants, les Heydorn, qui prennent des enfants en pension parce qu’ils sont pauvres.

Sur le seuil de leur demeure, Hanka avoue à Wilhelm et Dagmar Heydorn, l’épouse du pasteur, qu’elle est sur le point de quitter l’Allemagne, et n’a pas un sou à leur donner. Ils acceptent malgré tout d’accueillir Shurik, âgé de cinq ans. Il a de longs cheveux bruns, denses et bouclés. Avant de prendre congé, Hanka demande à Dagmar de ne pas lui parler de Dieu, dont il ignore tout, de ne pas lui couper les cheveux et de ne pas l’envoyer à l’école. Dagmar lui répond qu’elle ne peut rien promettre. Pour la première fois, « le petit Russe » dormit, ce soir-là, dans des draps propres, sans punaises. Quelques jours plus tard, on lui coupa les cheveux, on l’envoya à l’école et il entendit parler de Dieu, chose prévisible dans la maison d’un pasteur, devenu précepteur.

Shurik a passé six ans à Hambourg, durant lesquels ses parents ne se sont guère souciés de lui. Sa mère l’a abandonné en quelques minutes, pressée de rejoindre Sacha à Paris. Grothendieck écrit que ses parents « … ont alors été déclarés par moi comme des "étrangers", tout comme mon enfance était désormais déclarée "étrangère" ». Il concède que, durant les cinq premières années de sa vie, ses parents l’avaient accepté « dans sa "totalité", et totalement : dans ce qui en moi est "viril", est "homme", et dans ce qui est "femme". [] A aucun moment je n’ai eu à renier quelque chose en moi, pour être accepté par mon entourage et pouvoir vivre en paix avec lui. »

Wilhelm, un humaniste, très cultivé, enseignait chez lui le latin, le grec et les mathématiques. Dagmar tenait la maisonnée. « Après la guerre, j’ai renoué et je suis resté en relations suivies avec eux jusqu’à la mort de l’un et de l’autre, écrit Grothendieck dans Récoltes et Semailles. »

Mais le nouveau milieu dans lequel vit Shurik est tout à fait conformiste en ce qui concerne « les attitudes répressives de rigueur pour tout ce qui concerne le corps et, plus particulièrement, le sexe ». Cette division entre l’intellect et le corps, Grothendieck en prend conscience dans sa quarante-huitième année, durant ce qu’il nomme « l’avènement de la " troisième période" » de sa vie : « dans l’histoire de ma relation à moi-même, c’est-à-dire dans celle de la relation à mon corps, à "l’homme" et à "la femme" en moi. »

Peu de temps après son arrivée en Allemagne, n’y trouvant aucun travail, Alexandre Tanaroff a donc quitté Berlin pour Paris. Lia, une jeune femme juive, l’y rejoint. Mais en 1925, Sacha reçoit du consulat allemand à Paris une autorisation de séjour en Allemagne pour une durée de seulement huit jours. Il retourne à Berlin et y restera jusqu’à l’arrivée de Hitler au pouvoir en 1933. Il y vit avec Hanka.

Il gagne ensuite la Belgique où il acquiert du matériel professionnel, et devient photographe des rues à Berlin où il rencontre le grand écrivain yiddish Shalom Asch et le sculpteur Aron Brzezinski qui réalise son portrait en bronze, disparu dans la tourmente de la Seconde Guerre mondiale ; mais un portrait à l’huile a subsisté. Le couple rejoint les Brigades internationales en Espagne. Après la fin de la guerre, ils franchissent la frontière avec les soldats vaincus de la République espagnole, et s’établissent à Nîmes.

L’arrivée en France et la découverte des mathématiques

En 1939, les Heydorn estimant la situation trop dangereuse pour Shurik, à présent âgé de 10 ans, le font monter seul dans un train à destination de Paris, où son père est venu le chercher. Shurik ne va passer que quelques mois avec lui, car il fait l’objet d’un arrêt d’expulsion le 6 octobre 1939. L’administration française s’est lancée dans la chasse aux « étrangers indésirables ». Sur ordre du Préfet du Gard, Tanaroff est arrêté à la « Villa Le Cottage », le 29 du même mois, et interné au camp de concentration du Vernet d’Ariège, le 31. Les tentatives de le faire libérer resteront vaines. L’administration se déclare défavorable « à toute mesure de libération », elle juge cet « individu très suspect ». En juin, 1941, Sacha est transféré au « camp-hôpital » de Noé, qui n’en a que le nom, dépourvu qu’il est de médecin, de matériel et d’équipement médical.

Alexandre Tanaroff est déporté à Auschwitz, via Drancy, dans le convoi n°19, le 14 août 1942. 1 015 Juifs, dont cent dix-sept enfants et adolescents, voyagèrent avec lui, pendant cinq jours jusqu’à Birkenau. 115 d’entre eux furent sélectionnés pour le travail. Tous les autres furent conduits à la chambre à gaz, le 17 août. Un seul homme, Nathan Seroka, a survécu.

A propos de son père Grothendieck écrit dans Récoltes et Semailles :

« Je sens ce souffle ; et pourtant il reste une chose étrangère, incomprise ? Pour le "comprendre", il faudrait sans doute que ce souffle-là vive en moi, ou ait vécu en moi. Mais il y a quatre ans, j’ai pour la première fois senti et mesuré la portée d’une chose dans ma vie à laquelle je n’avais jamais songé, qui toujours m’avait semblé aller de soi : c’est que mon identification à mon père, dans mon enfance, n’a pas été marquée par le conflit – qu’en aucun moment de mon enfance, je n’ai craint ni envié mon père ; tout en lui vouant un amour sans réserve. Cette relation-là, la plus profonde peut-être qui ait marqué ma vie (sans même que je m’en rende compte avant cette méditation d’il y a quatre ans), qui dans mon enfance a été comme la relation à un autre moi-même à la fois fort et bienveillant, cette relation n’a pas été marquée par le sceau de la division et du conflit. »

Shurik est interné avec Hanka au camp de Rieucros. Dans les baraques glaciales, il dort, recroquevillé contre sa mère. Il y passera deux ans durant lesquelles il se rendra chaque jour au lycée de Mende, situé à cinq kilomètres, avec des « chaussures de fortune », qu’il pleuve, ou qu’il vente. Il n’est pas un élève remarquable, sauf en mathématiques. Il surprend et heurte son rigide professeur en faisant preuve d’inventivité.

« Je me rappelle encore la première "composition de maths", où le professeur m’a collé une mauvaise note, pour la démonstration d’un des "trois cas d’égalité des triangles". Ma démonstration n’était pas celle du bouquin, qu’il suivait religieusement. Pourtant, je savais pertinemment que ma démonstration n’était ni plus ni moins convaincante que celle qui était dans le livre et dont je suivais l’esprit, à coups de sempiternels "on fait glisser telle figure de telle façon sur telle autre". Visiblement, cet homme qui m’enseignait ne se sentait pas capable de juger par ses propres lumières (ici, la validité d’un raisonnement). Il fallait qu’il se reporte à une autorité, celle d’un livre en l’occurrence. »

A douze ans, Alexander dont le prénom a été francisé en Alexandre, cherche le lien existant entre la circonférence d’un cercle et son diamètre, quelle que soit la taille du cercle. Une détenue du camp lui offre un manuel dans lequel il est démontré qu’il faut multiplier le diamètre par le nombre Pi, qui vaut approximativement 3,1416. Il ne l’a d’abord pas crue, puis il a dû s’incliner. Pi n’est pas égal à 3, comme il le pensait.

Il écrit : « Ces règles ; dès mes premiers contacts avec la mathématique scolaire, en 1940, au lycée de Mende, il aurait semblé que je les connaissais, les sentais d’instinct, comme si je les avais toujours connues. Sûrement, je les sentais mieux que le prof lui-même, qui nous récitait sans conviction les lieux communs d’usage alors sur la différence entre un "postulat" (en l’occurrence, celui d’Euclide, le seul dont lui et nous ayons eu l’heur d’entendre parler…) et un "axiome", ou la "démonstration" des "trois cas d’égalité des triangles", en suivant le livre de classe comme un élève de première communion suivait son bréviaire. »

Après le cercle et la sphère, Shurik se passionne pour les polyèdres.

En 1942, des envoyés de la Cimade réussissent à le transférer du camp de Brens au village protestant du Chambon-sur-Lignon. Il est hébergé à La Guespy, une maison du Secours Suisse aux enfants, et scolarisé au Collège Cévenol. Les enfants juifs au Chambon vivent sous la protection du pasteur Trocmé et de son épouse. Ce dernier a persuadé les villageois d’accueillir 5 000 Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils sont dotés de faux-papiers et de cartes de rationnement. Certains ont été mis en relation avec une filière d’évasion vers la Suisse.

« On était juifs pour la plupart, et quand on était avertis (par la police locale) qu’il y aurait des rafles de la Gestapo, on allait se cacher dans les bois pour une nuit ou deux, par petits groupes de deux ou trois, sans trop nous rendre compte qu’il y allait bel et bien de notre peau. »

Au collège Cévenol, Shurik s’ennuie en classe parce qu’il lit en une semaine, de la première à la dernière page, tous les manuels de toutes les matières. Il résout tous les exercices de mathématiques et en invente d’autres, pour corser les choses. Seul le professeur d’histoire naturelle, M. Friedel « était d’une qualité humaine et intellectuelle remarquable ».

Il joue aux échecs, prend des leçons de piano, et exige le silence quand il s’assied devant le clavier. La fille du pasteur dit de lui : « Un type fort mal embouché et même malpoli ». Il passe son baccalauréat au Chambon, en 1945.

La paix revenue, Alexandre retrouve sa mère, libérée en 1944, et s’installe avec elle à Meyrargues, un village situé au milieu des vignes. Ils y vivront très pauvrement pendant trois ans. Hanka fait des ménages et Shurik, ouvrier saisonnier pendant les vendanges, revend, sous le manteau, du « vin de grappillage ». Les relations entre la mère et son fils sont empreintes d’une « violence hallucinante ». Dans les derniers mois qui précèdent sa mort, l’existence au côté de Hanka sera « un enfer », écrit-il dans La Clef des Songes.

Grothendieck s’inscrit à la modeste faculté de Montpellier. André Magnier, inspecteur général des mathématiques lui accorde une bourse de l’Entraide universitaire :

« Grothendieck était dans une situation de dénuement total, nous lui avons proposé de présenter un projet d’études. Je le reçus chez moi. Je fus stupéfait. Au lieu d’un entretien de vingt minutes, il passa deux heures à m’expliquer comment il a reconstruit “avec les moyens du bord” des théories qui avaient mis des siècles à se construire. Il montrait une sagacité extraordinaire. Grothendieck donnait l’impression d’un jeune homme extraordinaire, mais déséquilibré par la souffrance et la privation. »((Alexandre Grothendieck Sur les traces du dernier génie des mathématiques, Philippe Douroux, Allary Editions, 2016, p.108.))

Grothendieck, sans en avoir eu connaissance, reformule les intégrales de Lebesgue. Pendant des mois, il élabore une théorie des volumes complexes, des intégrales généralisées. Mais elle existe déjà.

Apprendre que ce qu’il croyait avoir découvert, l’avait été par d’autres avant lui, ne le déçoit pas. Le travail solitaire du mathématicien l’émeut. Il l’évoque par une métaphore. Il s’agit, écrit-il, « d’une chose fragile, infiniment délicate, sur le point de naître. C’est la partie créatrice entre toutes – celle de la conception et d’une lente gestation dans les chaudes ténèbres de la matrice nourricière, depuis l’invisible double gamète originelle, devenant informe embryon et se transformant au fil des jours et des mois, par un travail obscur et intense, invisible et sans apparence, un nouvel être en chair et en os. »

Il voit aussi dans l’œuvre créatrice deux forces : « la partie "yin" ou féminine du travail de découverte. L’aspect complémentaire, la partie "clarté" ou "yang" ou masculine, s’apparenterait plutôt au travail coup de marteau ou de masse, sur un burin bien affûté ou sur un coin de bon acier trempé ». Et de poursuivre : « Ce sont là l’épouse et l’époux du couple indissoluble des deux forces cosmiques originelles, dont l’étreinte sans cesse renouvelée fait ressurgir sans cesse les obscurs labeurs créateurs de la conception, de la gestation et de la naissance – de la naissance de l’enfant, de la chose nouvelle. » Chez Grothendieck, malgré l’abstraction du formalisme mathématique qu’il a créé, la passion sensuelle n’est jamais absente.

Le programme de licence comporte une épreuve d’astronomie qui ne passionne pas Grothendieck ; il fait une erreur de calcul lors de l’épreuve, et est recalé. Ayant obtenu, sa licence l’année suivante, sans les félicitations du jury, il ne va pas chercher ses diplômes au secrétariat. Jacques Soula, son professeur d’analyse lui donne une lettre de recommandation pour Élie Cartan, un des mathématiciens les plus influents de son temps. Son fils Henri, qui a fait Normale sup et est docteur à 24 ans, reçoit le modeste titulaire d’une licence de l’université de Montpellier (trois certificats d’études supérieures en mécanique rationnelle, astronomie approfondie et calcul différentiel et intégral). Cartan propose à Grothendieck de suivre son séminaire à l’École Normale supérieure.

Grothendieck, sidéré par les relations entre Maître et élève écrit :

« Ils se tutoyaient tous, parlaient un même langage qui m’échappait à peu près totalement, fumaient beaucoup et riaient volontiers, il ne manquait que les caisses de bière pour compléter l’ambiance – c’était remplacé par la craie et l’éponge. »

Mais aussi :

« Il ne devait pas se rendre compte de l’étendue de mon ignorance, à en juger par les conseils qu’il m’a donné alors pour orienter mes études. »

Il assiste également au cours de Jean Leray au Collège de France. Ce dernier l’a reçu avec bienveillance. Au début, il avoue ne rien comprendre, mais persévère. Il écrit à Dagmar Heydorn qu’il vit dans des conditions assez favorables, qu’il a des petites-amies, et a recommencé à étudier le piano, mais ne dit pas où, et éventuellement avec qui.

Les débuts de la recherche à Nancy

En 1949, Cartan conseille à Grothendieck d’aller étudier à Nancy, haut lieu de l’analyse fonctionnelle. A Nancy, où les jeunes et brillants mathématiciens se penchent sur des thèmes mathématiques nouveaux.

Grothendieck écrit à Jean Dieudonné, qui lui répond le 8 juillet 1948 :

« J’ai lu avec intérêt votre lettre du 30 juin. Elle témoigne d’une ardeur pour les mathématiques modernes dont je ne peux que vous féliciter ; et si vous venez à Nancy en septembre, mes collègues et moi-même seront heureux de vous guider dans vos recherches. »

Au mois d’octobre 1949, Laurent Schwartz (1915-2002) et Dieudonné accueillent fraternellement et avec curiosité le jeune autodidacte. Mais ce dernier, « d’une franchise tonitruante », lui objecte que « refaire le travail qui a déjà été fait n’a aucun intérêt. » Grothendieck lui soumet encore un manuscrit de 50 pages, que Dieudonné ne trouve pas du tout intéressant. Grothendieck ne s’en offense nullement. C’est en travaillant seul qu’il a découvert les mathématiques. Il écrira plus tard : « J’ai appris à être seul ».

Laurent Schwartz et Jean Dieudonné, perplexes face au nouveau venu, décident de l’évaluer et de le guider. Ils lui confient une série de quatorze problèmes sur lesquels il butent, et lui proposent d’en résoudre un ou deux. Quelques semaines plus tard, Alexandre avait trouvé la solution de plus de la moitié d’entre eux. Schwartz et Dieudonné sont émerveillés de découvrir « un mathématicien de premier ordre », car les solutions nécessitaient des notions nouvelles. En six mois, l’autodidacte avait terminé le travail. Dieudonné se serait écrié : « Laurent… il a tout résolu ! » Chaque problème résolu ayant valeur pour une thèse.

Impressionné par son intelligence, la puissance de ses intuitions, Laurent Schwartz supervise la thèse de Grothendieck sur l’analyse fonctionnelle : Produits tensoriels topologiques et espaces nucléaires. C’est un volume de 300 pages « d’une valeur immense ».

Enthousiasmé, Laurent Schwartz écrit :

« Un chef-d’œuvre de première grandeur, il fallait la lire, l’apprendre, la comprendre, car tout était difficile, profond. J’y mis six mois à temps plein. Quel travail, mais quelle joie ! Les énoncés des théorèmes étaient kilométriques, car rien n’était épargné au lecteur. J’y appris quantité de choses nouvelles. La collaboration avec ce jeune homme si talentueux constitua une expérience fascinante. »

Schwartz, lauréat de la Médaille Fields au Congrès International des mathématiciens à Harvard en 1950, le considère comme un ami et l’invite à jouer du piano chez lui.

Immédiatement reconnu comme un Maître, Grothendieck est accueilli dans le Saint des Saints des mathématiques françaises, constitué par un groupe de jeunes qui ont pour nom André Weil, Henri Cartan, Jean Dieudonné, Szolem Mandelbroit, Jean Delsarte, Jean Coulomb, Roland de Possel, Charles Ehresmann, Claude Chevalley. La plupart ont étudié à la faculté de Nancy et ont pour ambition de refonder les mathématiques. Ils se sont inventé un nom collectif, Nicolas Bourbaki, dont la naissance est fixée en 1934, quelque part en Crète. Henri Cartan rédige sa légende. Ce Bourbaki est réputé avoir mauvais caractère et refuse de rencontrer quiconque, hormis ses collaborateurs.

Ne supportant pas l’humour dévastateur et l’esprit de dérision constant qui y règne, Grothendieck s’éloigne en 1960.

Mais que dit Grothendieck à propos de sa puissance intellectuelle et de ses travaux qui ont révolutionné le langage mathématique ?

« Dans notre connaissance des choses de l’Univers (qu’elles soient mathématiques ou autres), le pouvoir rénovateur en nous n’est autre que l’innocence. C’est l’innocence originelle que nous avons tous reçus en partage à notre naissance et qui repose en chacun de nous, objet souvent de notre mépris, et de nos peurs les plus secrètes. Elle seule unit l’humilité et la hardiesse qui nous font pénétrer au cœur des choses, et qui nous permettent de laisser les choses pénétrer en nous et de nous en imprégner. »

« Ce pouvoir-là n’est nullement le privilège de “dons” extraordinaires – d’une puissance cérébrale (disons hors du commun pour assimiler et pour manier, avec dextérité et avec aisance, une masse impressionnante de faits, d’idées et de techniques connus. De tels dons sont certes précieux, dignes d’envie sûrement pour celui qui (comme moi) n’a pas été comblé ainsi à sa naissance, “au-delà de toute mesure.” »

Lire Récoltes et Semailles

Quand nous abordons la lecture de Récoltes et semailles, naïfs que nous sommes, nous pensons que nous allons sans doute comprendre quelque chose, tant la langue de Grothendieck, son style, sont empreints de naturel, de poésie, faussement archaïque, ou naïve. Tels sont les titres des paragraphes d’introduction : Promenade à travers une œuvre – ou l’enfant et la Mère, la topologie – ou l’arpentage des brumes, Les topos – ou le lit à deux places, Tous les chevaux du roi…, Les motifs – ou le cœur dans le cœur, A la découverte de la Mère – ou les deux versants, Le beau château dont on a hérité, La belle demeure parfaite, Un beau pays dont on ne connaît que le nom, La robe de l’empereur de Chine …

Il se voit comme un enfant, un enfant « intensément absorbé dans un jeu d’enfant ».

« La découverte est le privilège de l’enfant. C’est du petit enfant que je veux parler, l’enfant qui n’a pas peur encore de se tromper, d’avoir l’air idiot, de ne pas faire sérieux, de ne pas faire comme tout le monde » écrit-il dans Récoltes et Semailles.

Ainsi, on le voit, Récoltes et Semailles n’est pas seulement l’œuvre d’un mathématicien méditant sur l’immensité de sa création – l’unification des branches différentes des mathématiques par le langage des topos –, mais aussi celle d’un conteur à la langue incomparable, d’une grande pénétration et puissante.

La prose de Grothendieck est à la fois savante, précise, technique, mais jamais pédante. Au contraire, l’auteur dialogue avec son lecteur dans une manière presque orale, sans être jamais vulgaire ou fautive. Comme Proust, Grothendieck, dans son livre de 1500 pages, est le commentateur de son propre Texte, de son œuvre mathématique et du récit de sa vie et de son commentaire, dans lequel les notes et les notes des notes occupent tout un volume, non sans rappeler les « paperoles » de Proust.

« Ce document, par ailleurs, écrit Grothendieck dans L’Avertissement, n’a rien d’une “autobiographie”. Tu n’y apprendras ni ma date de naissance (qui n’aurait guère d’intérêt que pour dresser une carte astrologique), ni les noms de ma mère et de mon père ou ce qu’ils faisaient dans la vie, ni les noms de celle qui fut mon épouse et d’autres femmes qui ont été importantes dans ma vie, ou de mes enfants qui sont nés de ces amours, et ce que les uns et les autres ont fait de leur vie. »

Aussi bien le style que la méthode de Grothendieck ont stupéfié ses pairs. Pierre Cartier écrit : « Il s’est retrouvé l’un des créateurs de la géométrie algébrique, avec des idées extrêmement générales, et des méthodes qui n’auraient pas dû réussir, parce que, en gros, il était comme un aigle qui survole de très haut et qui plonge sur sa proie. »

Grothendieck ne se voit pas comme un aigle. Sa plume est celle d’un poète. Voici ce qu’il écrit sur les topos :

« C’est le thème des topos qui est le "lit" ou "cette rivière profonde" où viennent s’épouser la géométrie et l’algèbre, la topologie et l’arithmétique, la logique mathématique et la théorie des catégories, le monde du continu et celui des structures "discontinues" ou "discrètes". Il est ce que j’ai conçu de plus vaste, pour saisir avec finesse, par un même langage riche en résonnances géométriques, une "essence" commune à des situations des plus éloignées les unes des autres provenant de telle région ou de telle autre du vaste univers des mathématiques […] Ainsi, le point de vue fécond n’est autre que cet "œil" qui à la fois nous fait découvrir, et nous fait reconnaître l’unité dans la multiplicité de ce qui est découvert. Et cette unité est véritablement la vie même et le souffle qui relie et anime ces choses multiples. »

Grothendieck professeur

Grothendieck, qui a reçu un passeport Nansen de l’ONU, après la Seconde Guerre mondiale, ne veut en aucun cas faire son service militaire, et ne demande pas la nationalité française. Il ne peut donc pas obtenir un poste en France. C’est pourquoi il va enseigner de 1952 à 1954 à São Paulo, à l’invitation de Paulo Ribenboim, puis à l’université Lawrence, au Kansas. En 1958, il donne à Harvard un cours sur la théorie des faisceaux, puis à Chicago. Grothendieck est parti seul au Brésil. En dehors de ses cours, il s’enferme dans son bureau jour et nuit. Schwartz écrit dans son autobiographie qu’il était capable de travailler vingt-quatre heures, sans se coucher.

Grothendieck entretient une correspondance avec Jean-Pierre Serre, un jeune prodige des mathématiques, lauréat de la médaille Fields à 26 ans, et professeur au Collège de France à vingt-neuf ans.

Grothendieck a écrit un nouveau travail, refusé par les revues spécialisées les plus prestigieuses, qui estiment l’auteur pas assez connu, et surtout, ne comprennent pas l’intérêt de ce travail. Mais finalement, le Tohoku Mathematical Journal accepte de publier ce très long texte, intitulé Sur quelques points d’algèbre homologique, désormais connu sous le nom Le Tohoku.

L’Age d’or de la géométrie algébrique

En 1958, s’inspirant du modèle de l’Institute for Advanced Studies, près de Princeton, un ingénieur nommé Léon Motchane (1900-1990) créé l’Institut des Hautes Études Scientifiques. Jean Dieudonné et Alexandre Grothendieck sont nommés professeurs permanents à l’IHES. Les cours commencent à l’Institut Thiers, puis déménagent bientôt à Bures-sur-Yvette, dans le domaine du Bois-Marie. Quand un chercheur, venu des États-Unis, demande à Grothendieck où se trouve la bibliothèque, ce dernier lui répond : « Ici, les livres on ne les lit pas, on les écrit ! »

Les participants se retrouvent à « la cantine » pour les repas et à l’heure du thé.

Luc Illusie qui fut son élève se souvient :

« Dans les années 1960, il régnait à l’IHES, autour de Grothendieck, chez ses élèves, collaborateurs, collègues, une atmosphère de grande effervescence. Grothendieck avait refondé la géométrie algébrique avec l’imposant traité EGA (Éléments de géométrie algébrique), et dans ses séminaires, les SGA (Séminaires de géométrie algébrique), de nouvelles théories naissaient, des territoires inconnus s’ouvraient, que l’on défrichait avec enthousiasme. On a beaucoup décrit sur cette période, appelée "l’âge d’or" de la géométrie algébrique. »

Pour les fameux séminaires du mardi, Dieudonné accepte d’être le « scribe », le collaborateur de son ancien élève, pour ses Éléments de géométrie algébrique. Un volume de 1500 pages publié de 1960 à 1967. Puis, de 1960 à 1969, en collaboration avec ses élèves, Grothendieck préparera les 6 000 pages des mythiques Séminaires de géométrie algébriques, couramment désignés SGA.

Grothendieck rend hommage à Dieudonné, dans Récoltes et Semailles, immense récit autobiographique, associé à la philosophie, aux mathématiques, ayant pour sous-titre Réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien :

« … ce qui faisait de Dieudonné le serviteur rêvé d'une grande tâche, que ce soit au sein de Bourbaki ou dans la collaboration qui a été la nôtre pour un autre grand travail de fondations, était la générosité, l'absence de toute trace de vanité, dans son travail et dans les choix de ses grands investissements. Constamment je l'ai vu s'effacer derrière les tâches dont il s'est fait le serviteur, leur prodiguant sans compter une énergie inépuisable, sans y chercher aucun retour. Nul doute que sans rien y chercher, il trouvait dans son travail et dans la générosité même qu'il y mettait une plénitude et un épanouissement, que tous ceux qui le connaissent ont dû sentir. »

Reclus dans son bureau, Grothendieck écrit quinze à vingt pages chaque nuit, de 22 heures à 6 heures. Le matin, il dort.

Au début, ses étudiants ne sont pas très nombreux à venir s’asseoir dans la salle de cours, située au milieu du bois. Elle est pauvrement meublée. Un tableau noir, des chaises, rien de plus. Avec ses élèves qui viennent s’entretenir avec lui, il ne parle que de maths. Michel Demazure témoigne : « Nous avions des tête-à-tête. Je devrais dire de cerveau normalement constitué à une machine intellectuelle prodigieuse »   .

Les exposés du Maître durent des heures. La plupart des étudiants avouent ne rien comprendre, ne voient pas où il veut en venir, mais persévèrent. Et soudain, c’était l’éblouissement. « Et je peux vous dire que l’éblouissement dure encore cinquante après », se souvient le mathématicien Michel Reynaud.

Voilà ce qu’écrit André Weil à ce propos :

« Tout mathématicien digne de ce nom a ressenti, même si ce n’est que quelques fois, l’état d’exaltation lucide dans lequel une pensée succède à une autre comme par miracle… Contrairement au plaisir sexuel, ce sentiment peut durer plusieurs heures, voire plusieurs jours. »  

Sa mère meurt des séquelles de la tuberculose contractée à Rieucros, en 1957. Grothendieck, soulagé de l’enfer des derniers mois, mène une existence presque bourgeoise. Il se marie, s’installe avec femme et enfants à Bures-sur-Yvette. Cela ne l’empêche nullement de pratiquer l’amour libre, comme ses parents anarchistes. Il plaît tout simplement aux femmes et ne se refuse rien.

En 1964, il entrevoit sa théorie des Motifs, « le cœur dans le cœur de la géométrie nouvelle. » « … A tort ou à raison, je considère la théorie des Motifs comme ce que j’ai apporté de plus profond à la mathématique de mon temps. »

Célébrité mondiale et coup de théâtre

En 1966, la médaille Fields est décernée à Grothendieck par l’Union Mathématique Internationale, en congrès à Moscou. Il accepte la récompense, mais refuse de se rendre en URSS parce que les écrivains André Siniavski et Youli Daniel ont été condamnés à sept années de camp pour avoir publié des textes à l’Occident sans autorisation.

Cependant, à la fin des années 1970, Grothendieck, devenu selon ses propres termes ironiques « une star dans le grand monde des mathématiques », rompt avec la communauté mathématique. Il a découvert que l’IHES est subventionné de façon minime par le ministère de la Défense. Il incite ses collègues à refuser toute participation de l’armée au financement de leur Institut. En fait, il semble que Grothendieck soit tombé dans un piège ourdi par Motchane pour le pousser à la démission. Ses pairs ne sont pas fâchés de se débarrasser de son imposante stature. Sa demande ne rencontrant que peu d’écho, Grothendieck quitte l’IHES. Ce n’est que la première épreuve que ses ex-élèves lui réservent.

Lors du Congrès international de mathématiques de Nice en 1970, Grothendieck déclare qu’il ne faut plus faire de mathématiques. Par ailleurs, il est l'un des premiers à déclarer la planète en péril (il annonce même la fin du monde), à cause des actions commises par l’homme. Il fonde avec deux autres mathématiciens Claude Chevalley et Pierre Samuel le mouvement écologiste radical Survivre et vivre, assez proche et brièvement du mouvement hippie.

Le 27 janvier 1972, au Centre européen de recherches nucléaires (CERN), une nombreuse assistance composée de techniciens et de physiciens vient écouter Grothendieck prononcer un discours provocant intitulé : « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? ». Il pose la question suivante à son auditoire : « A quoi sert socialement la science ? … Pratiquement personne n’est capable de répondre. » La solution est un changement de civilisation, répond-il.

Le texte de cette conférence a paru au mois de mars 2022, aux Éditions du Sandre.

Grothendieck dit à son auditoire qu’au Viêt Nam, où il a passé trois semaines, la science tue des milliers d’êtres humains. Il s’insurge contre le complexe militaro-industriel.

Mésaventure au Collège de France

Après avoir quitté l’IHES, Grothendieck est accueilli en tant que « professeur invité » au Collège de France. Au terme de deux années réglementaires, il n’est pas reconduit. Sa chaire est supprimée. De fait, son « enseignement mathématique associé à des perspectives critiques sur le rôle social de la science et l’avenir de la science en général », n’est pas soutenu par trente-deux professeurs qui votent contre sa reconduction. Il est de fait, tout simplement éconduit, ce qui constitue une exception. Il est en quête d’un nouveau poste.

Il passe un an à la faculté d’Orsay, puis est nommé « simple » professeur à l’université de Montpellier, où il avait dû repasser les épreuves d’astronomie de sa licence. Il y restera jusqu’en 1988, année de sa retraite.

Grothendieck disparaît

Après son éviction du Collège de France, Grothendieck rompt aussi avec sa femme et ses enfants, et va d’abord s’installer à Villecun, un village de l’Hérault, dans une maison sans confort, sans eau chaude, et dont la pièce principale est dépourvue de fenêtre. Il y vivra huit ans. Grothendieck préfère la lampe à pétrole à l’électricité, qu’il n’utilise pas. Il passe son permis de conduire, et achète une vieille 2CV pour aller enseigner à Montpellier.

Ses élèves ont affaire à un professeur peu ordinaire. Toutefois, ses collègues n’apprécient pas sa façon d’enseigner et lui rappellent que les élèves ne sont pas là pour s’amuser. « Ah bon ? leur répond-il, je me suis toujours amusé à faire des mathématiques ! »

Quand le temps le permet, il fait son cours sous les pins. Il apporte du pain de son village, il pique-nique dans l’herbe avec ses élèves, qu’aucune curiosité n’anime ; il les note avec répugnance et lassitude. Il est à la fois chaleureux et exigeant.

Par ailleurs, en 1977, il est accusé d’avoir commis un délit au terme de l’article 21 de l’ordonnance du 22 novembre 1945 du code pénal. Une plainte a été déposée auprès du procureur de la République. Qu’a donc fait l’ancien professeur au Collège de France Grothendieck ? En 1975, il a hébergé pendant plus de huit jours un moine japonais, nommé Kuniomi Musanaga, dont le visa avait expiré depuis une semaine. Il pourrait être condamné à une peine de deux mois à deux ans de prison, et une amende de deux mille à deux cent mille francs.

Lui, qui a été détenu dans un camp français en tant qu’indésirable, est traîné devant un tribunal pour délit d’hospitalité. Quant au moine, il a depuis longtemps regagné son pays. En 1978, Grothendieck jubile dans le prétoire, en s’adressant aux juges.

« Monsieur le Président, messieurs les juges, je plaide coupable du délit d’hospitalité, les faits qui me sont reprochés étant parfaitement corrects sur le fond. Je vous demande néanmoins, pour l’honneur de la Justice française, de désavouer un texte de loi qui est en contradiction flagrante avec le sens élémentaire de la justice qui est en chacun de nous et de m’acquitter. »

« … Si en votre âme et conscience, vous estimez devoir prononcer une condamnation, je pense que ce serait tromper les esprits en voulant les rassurer, que de m’appliquer une simple peine de principe. J’ai connu dans mon enfance les rigueurs des camps de concentration pendant près de deux ans. Fort de cette expérience, je puis aujourd’hui, homme mûr, envisager une peine de prison. »

Il achève en suggérant « la peine maximale ». Il est condamné à six mois de prison, avec sursis.

Grothendieck ne cesse pas de faire des mathématiques. En 1983, il commence la rédaction de Récoltes et Semailles. Par ailleurs, des milliers de pages s’accumulent dans son bureau à Montpellier. Vingt-huit mille pages d’écrits mathématiques, longtemps négligées et entreposées dans un cagibi, après sa retraite. Un fonds d'archives qui couvre les années 1945-1991. Elles ont finalement été numérisées et 18 000 d’entre elles sont consultables sur le site de l’université. Les originaux ont été restitués à la famille.

Une partie des Manuscrits de Lasserre (1991-2014), monstre de dizaines de milliers de pages, ont été acquis cet été, comme l’espérait Grothendieck, dans son testament, par la BNF, au terme de longues et pénibles négociations avec ses héritiers.

L’important legs comprend les manuscrits suivants : Géométrie élémentaire schématique. Psyché et structures : il s’agit d’une théorie mathématique de la psyché. Équations de Maxwell. Le Problème du mal. Réflexions sur la vie et le cosmos. Formalisme des fibrations. Dessins de surfaces très complexes.

Cet ensemble, comme il a été dit, a été conservé par l’auteur dans 41 boîtes, commandées, sur mesure, et au millimètre près, à un relieur.

Jocelyn Monchamp est le conservateur du Fonds Grothendieck à la Bibliothèque nationale de France.

Refus des récompenses

En 1988, le jury du prix Crafoord choisit Grothendieck pour honorer l’ensemble de son œuvre. La récompense consiste en une médaille du travail et 270 000 dollars. Le Monde annonce dans son édition du 16 au 17 avril, que Grothendieck et Pierre Deligne sont les deux lauréats.

Aussitôt, Grothendieck écrit à François Mitterrand que l’information parue dans le journal du soir est erronée « car je n’accepte pas le prix qui m’a été décerné. J’ai transmis au Monde copie de ma lettre au secrétaire perpétuel de l’Académie royale de Suède où j’expliquais les raisons de mon refus, en priant Le Monde d’insérer intégralement cette réponse conformément à mon droit de réponse pour une information non fondée, incompatible avec mes prises de position publiques. »  

Grothendieck écrit évidemment à l’Académie royale de Suède pour l’informer de son refus.

« Je suis au regret de vous informer que je ne souhaite pas recevoir ce prix (ni aucun autre), et ceci pour les raisons suivantes. Mon salaire de professeur est plus que suffisant. Je n’ai aucun besoin d’argent. Pour ce qui est de la distinction accordée à mes travaux, je suis persuadé que la seule épreuve est celle du temps. La fécondité se reconnaît par la progéniture, et non par les honneurs. Je constate par ailleurs que les chercheurs de haut niveau auxquels s’adresse un prix prestigieux comme le prix Crafoord sont tous d’un statut social tel qu’ils ont déjà en abondance et le bien-être matériel et le prestige scientifique, les pouvoirs et les prérogatives qui vont avec. »  

Dans sa lettre, il dénonce également « une baisse du niveau éthique de la communauté scientifique, où le vol scientifique serait devenu monnaie courante ». Et pour cause, dans Récoltes et Semailles, il met principalement en cause son ancien élève et ami, Pierre Deligne. Il l’accuse formellement de l’avoir spolié en publiant un volume intitulé SGA 4/12, dans lequel son nom n’apparaît que comme celui d’un tâcheron. Il écrit les mots « cacher l’héritage », « détruire l’unité créatrice », « s’approprier les morceaux », « disloquer l’unité, le corps vivant dont ils proviennent »   . Son nom n’apparaît même pas dans la bibliographie des thèses qui utilisent ses concepts, ses outils. Il se décrit « comme objet de dérision »   .

Il écrit que Pierre Deligne s’est arrogé les résultats et la paternité d’une partie de ses travaux et a organisé son « enterrement ». Grothendieck consacre une partie importante de Récoltes et Semailles à la trahison de celui qu’il croyait être son ami, et qui osa interposer entre le Séminaire de géométrie algébrique 4 et le 5, le séminaire 4 ½, dont il aurait été l’auteur, et Grothendieck, un simple collaborateur. Deligne n’a pas répondu aux accusations de son Maître. Il était cependant venu rendre visite à Grothendieck en compagnie de sa petite fille. Au cours de leur conversation courtoise, Grothendieck lui avait clairement dit ce qu’il lui reprochait. Deligne n’a pas répondu.

Mais ce n’est pas tout. Luc Illusie et Jean-Louis Verdier, au vu et au su de tous, s’approprient indument ses résultats, avec l’accord de Deligne. Ils prennent leurs distances avec leur maître, le tournent délibérément en dérision et qualifient ses exposés de « touffus ». Après son départ, ses « catégories dérivées » ont été boycottées, ainsi que « les six opérations », qui sont absents du volume du séminaire SGA5. Grothendieck écrit à ce propos : « Dédain brigandage et mystification. »

L’anachorète de Lasserre

En 1991, Grothendieck achète une maison dans le petit village de Lasserre, en Ariège, au pied des Pyrénées. Non loin du camp du Vernet, d’où son père fut transféré à Drancy, puis déporté à Auschwitz. Non loin du camp de Rieucros, où il fut incarcéré deux ans avec sa mère. Il y vit reclus, en ascète, refusant toute visite, y compris celle de ses enfants. Il retourne les lettres qu’il reçoit « à l’expéditeur ».

Il renonce aussi à « la femme », une des trois passions de sa vie, avec ce commentaire : « J’ai rangé mes outils. »

Cependant, en 1995, il accepte de recevoir son ancien élève Jean Malgoire, qui lui propose de publier sa Longue marche à travers la théorie de Galois. Il lui confie quelques cartons et signe une lettre l’autorisant à publier les manuscrits qu’ils contiennent. Après sa mort, ces manuscrits sont proposés à des éditeurs, mais personne n’en veut. Aucun mécène sollicité n’est intéressé par des milliers de papiers, considérés à l'époque comme « sans valeur ». Le 3 janvier 2010, Grothendieck change d’avis et écrit une lettre à Luc Illusie, dans laquelle il affirme interdire de « publier aucune œuvre ou texte dont je suis l’auteur, sous quelque forme que ce soit ». En 2012, Malgoire dépose les papiers confiés par Grothendieck à l’université de Montpellier.

Grothendieck est mort à 86 ans, le 13 novembre 2014, à l’hôpital de Saint-Girons dans un état de délabrement physique tragique. Le monde découvre alors que le plus grand mathématicien du XXe siècle et le vieux misanthrope de Lasserre, squelettique et sourd, presque aveugle, reclus dans sa maison, ne faisaient qu’un. Au cours de crises mystiques, il avait durement mis sa santé à l’épreuve, notamment lors d’un jeûne de plus de quarante jours au terme duquel il comprit qu’il était au seuil de la mort.

D’une écriture difficile à déchiffrer, il avait rédigé « ce monstre » de plusieurs dizaines de mille pages, selon ses propres termes, qui est à la fois un récit autobiographique, une méditation intime sur son chemin vers les abîmes les plus abstraites de la mathématique et ses deux autres passions, « la femme » et « la méditation ».

Vêtu d’une robe de bure et portant été comme hiver des sandales de moine en cuir brut, il parlait avec tendresse au lierre et aux orties qui envahissaient son jardin, car « elles ne l’avaient jamais trahi ». Des plantes, il y en avait aussi chez lui, et lorsqu’il coupait des roses pour faire un bouquet, il le faisait « avec affection ».

Dans le testament trouvé dans sa maison, Grothendieck écrivit que ses manuscrits, remisés dans des boîtes d’archives entoilées et faites sur mesure, devaient être remis à la Bibliothèque nationale. II précisait que si aucun accord n’était trouvé dans les sept mois suivant sa mort, tous ses papiers devaient être détruits. 

Il n’en alla pas ainsi. Longtemps, les manuscrits n’ont pas semblé intéresser la BNF, qui se réveilla soudain assez brutalement. Six cantines furent alors transférées à Paris et provisoirement entreposées, pendant des mois, dans la cave d’un libraire.

L’héritage de Grothendieck

Les séminaires de géométrie algébrique qu’il animait à l’Institut des Hautes Études scientifiques, n’étaient suivis que par un nombre restreint d’élèves capables de suivre les conférences, qu’il donnait sans notes. Elles pouvaient durer plus de dix heures. Grothendieck a révolutionné le langage des mathématiques. On a souvent comparé son génie à celui d’Einstein. Dans Récoltes et Semailles, il écrit :

« La comparaison entre ma contribution à la mathématique de mon temps, et celle d’Einstein à la physique, s’est imposée à moi pour deux raisons, l’une et l’autre œuvre s’accomplit à la faveur d’une mutation de la conception que nous avons de l’espace (au sens mathématique dans un cas, au sens physique dans l’autre) : et l’une et l’autre prend la forme d’une vision unificatrice, embrassant une vaste multitude de phénomènes et de situations qui jusque-là apparaissaient éloignées les unes des autres. Je vois là une parenté d’esprit évidente entre son œuvre et la mienne. »

A Lasserre, les villageois ignoraient que l’anachorète qu’on pouvait parfois apercevoir dans son jardin, vêtu de son manteau de bure, était le plus grand mathématicien du XXe siècle. Une énigme. Car il n’avait pas reçu d’initiation au « travail mathématique ». Encore tout enfant il était animé par « une pulsion de connaissance », ainsi qu’il l’explique dans Récoltes et Semailles, « un long voyage » de 1500 pages, mêlant harmonieusement une prose naturelle, fluide et imagée avec le formalisme mathématique.

Les derniers mois du « mathématicien le plus créatif, le plus profond du XXe siècle »  

Dans les dernières années de sa vie, Grothendieck était convaincu de l’existence du Mal, de « Satan le Maudit ». Il écrit que Satan est le maître des pensées et des sentiments de sa victime. Un jeûne de quarante jours, nous l’avons dit, le conduit aux portes de la mort. Il pense au suicide. Juge, après une tentative avortée, en ouvrant le robinet du gaz, qu’il s’agissait d’une provocation de Satan. Choisit-il le gaz parce que son père a été gazé à Birkenau ?

Il est persuadé que la fin du monde, « le grand Moment », est proche. Il se livre à des calculs pour en fixer la date ; ils s’avèrent faux.

Grothendieck consulte Le Mémorial de la déportation des Juifs de France établi par Serge Klarsfeld. Il recopie l’intégralité des noms des Juifs déportés dans le même convoi que son père. D’une écriture minuscule, il écrit les noms des Juifs assassinés, le lieu et la date de leur naissance, leur lieu de résidence, la date de leur déportation, le lieu de leur assassinat. Parmi cette immense chaîne humaine, dont les noms sont reliés pas des flèches rouges ou noires, il inscrit celui de son père Sacha Shapiro, (souligné en bleu), connu par la police du gouvernement de Vichy et la Gestapo sous le nom d’Alexandre Tanaroff. Sacha Shapiro, monté dans le wagon à bestiaux à la gare de Bobigny le 14 août 1942.

Grothendieck sent, si l’on peut dire, « sa mort prochaine » ; d’une certaine manière, il rejoint son père, dont il portait le prénom.

Grothendieck, Spinoza des mathématiques ?

Arrivé en France à l’âge de onze ans, il est ainsi que l’écrit magnifiquement le mathématicien Laurent Lafforgue dans l’introduction à Récoltes et Semailles :

« Un maître du langage pour qui l’acte humain par excellence était l’acte de nommer et de décrire par les mots. Un roi des mathématiques que les mathématiciens n’ont jamais vraiment perçu comme l’un des leurs – plutôt comme une sorte d’extraterrestre – et qui a quitté leur monde, ou qui a été chassé par eux de leur monde, alors qu’il était en pleine maturité. Un étranger tombé de nulle part dans un monde dont il est devenu le roi, lui qui se percevait comme un marginal, et qui est effectivement redevenu un marginal. Un prince des sciences qui a critiqué le monde des sciences comme aucun scientifique ne l’a jamais fait, le perçant à nu. »  

Longtemps considéré avec méfiance, si ce n'est « mépris », selon ses propres termes, par le monde académique qui n'enseignait pas les topos, le plus grand mathématicien du XXe siècle, mourut loin des honneurs et de sa gloire précoce. Il repose dans le minuscule cimetière de Lasserre, au pied des Pyrénées.

La jeune mathématicienne Olivia Caramello a fondé à Mondovi l'Institut Alexandre Grothendieck. Celui-ci vise à favoriser le développement des mathématiques dans un sens unificateur et interdisciplinaire.