Si les Gardiens de la Révolution constituent aujourd’hui un acteur central du régime iranien, ils ne forment pas pour autant un groupe tout-puissant ou incontesté.

Dans la nuit du 2 au 3 janvier 2020, par une frappe de drone, les États-Unis assassinent à Bagdad le général iranien Qasem Soleymani. Qualifié de « figure » du régime   , voire « d’architecte de la puissance iranienne »   , Soleymani est alors à la tête d’une branche de la Légion des Gardiens de la Révolution Islamique (Sepah-e pasdaran-e enqelab-e eslami). C’est cette institution majeure de l’Iran contemporain que Stéphane A. Dudoignon, directeur de recherche au CNRS, analyse ici par le biais d’une solide enquête prosopographique.

Une institution au cœur du pouvoir

En 1979, le régime autoritaire et pro-américain du Shah Mohammad Reza Pahlavi est renversé par un large mouvement populaire. Plusieurs factions (forces de gauche, libéraux, islamistes) entrent rapidement en concurrence pour le pouvoir. Le Sepah est créé dans ce contexte. Il s’agit d’un regroupement de différentes milices islamistes locales, qui sont désormais placées sous un commandement unique et qui permettent à l’ayatollah Ruhollah Khomeyni de s’imposer progressivement à la tête du nouveau régime.

Comme leur nom l’indique, les Gardiens de la Révolution sont avant tout une force prétorienne, chargée de protéger le régime contre toute menace interne. Deux facteurs renforcent immédiatement l’importance militaire des Gardiens (aussi connus sous l’appellation Pasdaran). D’une part, l’armée traditionnelle (l’Artesh), suspectée d’être largement nostalgique de l’ancien régime et dont une partie est compromise dans une tentative de coup d’État en 1980, est traitée avec une grande méfiance par le pouvoir islamiste. D’autre part, l’Irak envahit son voisin iranien la même année : la défense du territoire national nécessite alors la mobilisation d’un nombre considérable de soldats. Dans ce contexte, le Sepah devient une force armée à part entière, choyée par le régime, et ses effectifs croissent de manière exponentielle en quelques années. Il dispose aujourd’hui de ses propres forces aériennes et maritimes, et bénéficie des armements les plus modernes.

L’influence des Pasdaran est toutefois loin de se cantonner au domaine purement militaire. Comme le montre Stéphane A. Dudoignon, ils investissent massivement la vie politique à tous les échelons (municipalités, gouvernorats, Parlement, gouvernement) ainsi que le monde économique (notamment via la direction de nombreuses entreprises publiques ou para-publiques). Ces différents champs d’influence sont largement connectés et tendent d’ailleurs à se renforcer mutuellement : le contrôle par les Gardiens de commissions d’appel d’offres publiques permet par exemple de favoriser les entreprises privées qu’ils dirigent.

Ce mélange des genres n’est pas le fruit d’une forme de trahison des idéaux originels du Sepah ou de la bureaucratisation progressive d’une milice révolutionnaire mais existe dès la création de la Légion. Alors que le jeune régime fait face à une guerre très coûteuse, chaque unité des Gardiens est appelée à se financer de façon autonome. Plus récemment, l’imposition de sévères sanctions internationales amène également l’Iran à mettre en place une « économie de la résistance » qui favorise largement les activités informelles des Gardiens. L’auteur souligne également que le degré d’ingérence directe dans la vie politique est variable : il tend à augmenter dans les phases de détente internationale tandis que le Sepah se reconcentre sur sa fonction militaire en période de fortes tensions.

Un certain nombre d’éléments assurent la cohérence du groupe. L’institution tend ainsi à faire bloc lorsqu’elle se pense menacée ou qu’elle estime que la République islamique s’écarte de ses valeurs : c’est le cas par exemple pendant la présidence du « réformiste » Mohammad Khatami, qui libéralise, de manière très mesurée, le pays. Le culte des martyrs, particulièrement présent au moment de la guerre Iran-Irak (1980-1988) et largement réactivé depuis l’implication massive des Gardiens dans la guerre civile syrienne (à partir de 2011), assure aussi l’unité idéologique du Sepah. Enfin, l’analyse prosopographique de Stéphane A. Dudoignon met en évidence l’extrême stabilité de l’élite des Gardiens : pendant près de 40 ans (de 1981 à 2019), c’est un petit groupe d’officiers d’une très grande homogénéité sociale et issue d’une même classe d’âge qui dirige le Sepah.

Rivalités internes et contestation extérieure

Le Sepah est toutefois traversé par des clivages internes et rivalités personnelles. Les Pasdaran se caractérisent en effet par leur très fort ancrage local, partiellement hérité de leur origine milicienne. Une unité localisée au Khouzistan (sud-ouest du pays) est par exemple largement formée d’hommes originaires de cette même région : ils vont y passer la quasi-totalité de leur carrière sous la direction d’un même commandant, parfois en poste pendant plusieurs décennies. Si ce fonctionnement permet d’instaurer une très forte solidarité au sein de chaque unité, il cristallise également les rivalités entre groupes du Sepah. Lors des élections, il est par exemple fréquent de voir plusieurs anciens Gardiens s’affronter pour le même poste.

L’apparente hégémonie des Gardiens (la moitié des membres du Parlement élu en 2004 étant par exemple d’anciens Gardiens) alimente par ailleurs les tensions avec les autres branches du régime. Très soucieux de son indépendance, le Sepah entre régulièrement en concurrence avec les différents ministères, avec les institutions religieuses (par exemple autour d’enjeux économiques), voire avec le Guide Suprême lui-même. Le corps a d’ailleurs subi un certain nombre de purges ou de réorganisations à intervalles réguliers : au tout début de la Révolution islamique (au début des années 1980), lorsque ’Ali Khamenei accède à la fonction de Guide Suprême après la mort de Ruhollah Khomeyni (en 1989), ou plus récemment alors que la succession d’un Khamenei vieillissant et malade se profile (à partir de 2019). En parallèle, les multiples scandales de corruption dans lesquels les Gardiens sont impliqués nourrissent la contestation populaire, tandis que leur réaffirmation dogmatique des principes du régime apparaît de plus en plus en décalage avec l’évolution de la société iranienne. Le Sepah connaît ainsi d’importantes difficultés de recrutement.

Une contribution importante à l'histoire de l'Iran contemporain

En dépit de sources largement biaisées (de nombreuses autobiographies rédigées par des Gardiens encore fidèles au régime ou passés à l’opposition, des nécrologies sur des sites proches du pouvoir), Stéphane A. Dudoignon propose des portraits fouillés et éclairants de cadres du Sepah. Il dresse un tableau nuancé de cette institution en mettant en lumière à la fois les similitudes et les variations dans leurs trajectoires. Surtout, il veille à systématiquement réinscrire son propos dans le contexte plus large des grandes évolutions du pays (les transformations politiques du régime, les tensions avec les États-Unis, les conflits régionaux).

Cela lui permet également de mettre en avant un certain nombre de continuités, a priori surprenantes, entre l’Iran impérial d’avant 1979 et la République islamique mise en place après la révolution, par exemple dans la gestion de la minorité kurde). En cela, il livre une contribution importante à la compréhension non seulement du Sepah, mais plus largement de l’Iran contemporain.