Annie Cohen-Solal retrace le parcours personnel et professionnel de l'artiste Mark Rothko, ouvrant des pistes pour l'interprétation de sa peinture abstraite.

L’itinéraire personnel du peintre Mark Rothko (1903-1970) constitue un cheminement à travers le XXe siècle, depuis les pogroms antisémites subis par sa famille dans l’ancien Empire russe où il est né jusqu’à l’éclat de la vie artistique new-yorkaise où il est mort. L’auteure Annie Cohen-Solal retrace le parcours biographique de ce peintre et les étapes de sa formation, en prise avec les événements historiques de son temps.

Ayant déjà réalisé ce travail pour d’autres grandes figures intellectuelles, à commencer par Paul Nizan puis Jean-Paul Sartre, Annie Cohen-Solal ne se contente pas d’établir une chronologie de sa vie, mais rassemble les archives, restitue les rencontres, parcourt les écrits qui en témoignent, afin de redonner à la figure de Rothko toute sa profondeur.

L’ouvrage qui paraît dans la collection Folio Histoire est une nouvelle édition remaniée, en format de poche, de celui paru aux éditions Actes-Sud en 2013. Il est accompagné d’une très belle iconographie, disposée en un cahier central de 16 pages en couleur.

Itinéraire d'un peintre

L’auteure adopte un ordre de narration linéaire qui suit la chronologie de la vie de Rothko et retrace chaque événement dans un style descriptif permettant de restituer pleinement les personnages et les différents milieux (familiaux, dans l’Empire russe, ou artistiques, aux États-Unis) fréquentés par le peintre. En particulier, les effets de contrastes et de mélanges qui s’opèrent entre les langues et les cultures russe, yiddish et américaine, les difficultés d’insertion, entre Vilnius et New York puis Houston, sont finement décrits. D’une certaine manière, la vie de Rothko permet d’observer, à l’échelle d’une vie individuelle, les tribulations de l’histoire collective du début du XXe siècle.

La manière dont Cohen-Solal met au jour des propos, des lettres, des textes, des archives de l’exil familial, du père (Yacov) au fils (Marcus), est tout à fait éclairante. Leur sélection permet de donner corps aux relations de Rothko avec les personnes qui ont joué un rôle dans sa formation, puis de faire apparaître les différentes phases de son travail et de sa production artistique.

L'interprétation de l'œuvre

Concernant cette dernière, l'ouvrage a également la finesse d'ouvrir des pistes d'interprétation sans figer les œuvres dans une catégorie unifiée. La peinture de Rothko ne se laisse pas saisir par la description : ces larges surfaces colorées, dont on ne pourrait au mieux que mentionner les dimensions et les contours, appellent un autre niveau de signification. Cohen-Solal les ressaisit à partir d’une double volonté de rupture de la part de l’artiste vis-à-vis d’une certaine tradition picturale : contrairement à l’art représentatif, d’abord, Rothko refuse de concevoir le tableau comme une fenêtre ouverte sur la nature ; au rebours du paradigme perspectiviste, ensuite, il renonce à organiser ses toiles selon le point de vue subjectif d’un « je ».

Sur la base de ces interprétations en négatif, l’auteure avance des pistes plus positives. On a parfois proposé de voir dans les œuvres abstraites de Rothko une pure célébration de la picturalité, voire un horizon religieux. Cohen-Solal souligne à quel point sa peinture porte le visible à un point limite, qui sature l’œil du spectateur et le plonge tout entier dans la matière de la toile : c’est cette expérience qui a pu suggérer aux critiques qu’il s’agissait là d’un affleurement du divin. Mais ce peut être encore une manière de forcer l’abîme à révéler ses secrets — les œuvres de Rothko présentant, selon l’expression de l’auteure, une forme d’« austérité luxuriante ». Au-delà de la représentation d’un sujet pictural, les tableaux de Rothko visent donc davantage une expérience contemplative, l’établissement d’un lien intime entre le spectateur et la toile.

Le tournant des années 1950

La décennie 1950 constitue une période charnière au sein du parcours de l’artiste. Les contacts qu’il avait noués avec la galerie Betty Parsons sont rompus, et le prix de ses œuvres évolue. La construction de nouveaux gratte-ciel à New-York annoncent l’entrée dans une nouvelle ère. Au cœur de l'un d'eux, le « Seagram Building », on trouve le « Four Seasons Restaurant », l’un des plus prestigieux de la ville, que l’on propose à Rothko d’aménager ; il accepte la tâche comme un défi, mais s’en détourne rapidement lorsqu’il découvre que son œuvre n’aura d’autre fonction que décorative. Il change de marchant d’art et de lieu d’exposition.

Des critiques sévères seront adressées à Rothko et à sa peinture : Cohen-Solal soumet au lecteur des extraits permettant d'en mesurer la portée, ainsi que les réactions de Rothko aux différentes tentatives de mise à l'écart de son travail. On retiendra également les réflexions de l'artiste contre la mentalité de marché qu'il voit se répandre progressivement sur le monde de l’art, témoignant là encore des boulversements culturels dont il aura été le contemporain.