Bernard Lahire et Wilfried Lignier démontrent la centralité des structures sociales dans la production des personnalités individuelles et dans l'émergence des propriétés générales de l'espèce humaine.

L'ouvrage monumental que vient de faire paraître Bernard Lahire, directeur de recherche au CNRS, et le court traité de Wilfried Lignier, chargé de recherche au CNRS, répondent à deux ambitions d'ampleur peu comparable, mais ont en commun un même pari : celui de proposer une approche globale du fonctionnement des sociétés, et de construire un cadre théorique général dans lequel intégrer les différents objets spécifiques de la sociologie.

L’un et l’autre ont toutefois opté pour des perspectives différentes. Le premier, intitulé Les Structures fondamentales des sociétés humaines, a choisi d’aborder le monde social au prisme des propriétés générales de l’espèce humaine et de son histoire évolutive. Le second, intitulé La Société est en nous. Comment le monde social engendre des individus, discute des rapports entre la personnalité individuelle et les structures sociales. Des résonances émergent toutefois de la lecture conjointe de ces deux analyses.

Sociogenèse et socialité

Le livre de Wilfried Lignier est présenté par l’éditeur comme un « anti-manuel de développement personnel ». Contre la tendance actuelle à se tourner vers notre « moi » profond par des techniques de méditation ou de thérapies de la conscience, c’est-à-dire à présupposer l’existence d’une personnalité intérieure absolument autonome, l’auteur nous invite en effet à réinscrire les individus dans leur cadre social : bien loin de relever de processus intimes, les manières de penser et d’agir des individus sont essentiellement produites par des rapports sociaux complexes.

Réciproquement, l’ouvrage récuse la démarche des neurosciences, qui tendent à réduire l’ensemble des comportements individuels à des processus cérébraux déterminés et à faire du cerveau l’origine causale de toute action, pensée ou émotion. De même que le développement personnel, les neurosciences conçoivent l’individu comme largement indépendant du monde social et comme susceptible de primer sur lui.

En récusant d’emblée ce primat de l’individu sur la société, Wilfried Lignier fait émerger une question qu’aucune de ces deux approches ne peut véritablement traiter : qu’est-ce qui produit les individus ? Sa thèse consiste à affirmer que la formation de la personnalité est médiée par un ensemble d’interactions sociales et d’institutions, qui inscrivent l’individu dans une relation d’interdépendance avec la société.

Son analyse apparaît ainsi comme une « sociogenèse » : il s’agit de montrer comment la société produit les individus, ou comment les individus acquièrent leur personnalité par des mécanismes d’intériorisation des règles sociales et de traduction de ces règles en pratiques individuelles. L’auteur propose de désigner ces mécanismes par le concept de « socialité » : ce dernier renvoie au fait, pour un individu, de voir sa dynamique propres informée par des rapports sociaux actuels ou passés.

La question de la « reproduction » est donc centrale dans cet ouvrage, à la fois au sens social qu’a exploré Pierre Bourdieu — et que l’auteur tient pour cadre de référence pour ses propres analyses — mais aussi au sens biologique : Wilfried Lignier étudie en effet la manière dont cette socialité s’élabore dès la grossesse, interprète le premier cri du nouveau né comme une forme d’investissement social, et s’interroge sur le lien qui unit les stratégies de reproduction à l’identité. Cet ensemble débouche sur des réflexions concernant la temporalité et le rythme de « fabrication » des dispositions sociales ou des « habitus » (de classes, de genres, de sexes…) dont font preuve les individus.

Vivant, socialité, histoire

Le livre de Bernard Lahire, remarquable par son ampleur que par son originalité, commence également par situer l’objet et la méthode de celui qui veut étudier la société relativement à d’autres champs du savoir : selon lui, l’articulation — ou, selon la formule de l'auteur, le « raccordement » — entre les sciences sociales et les autres disciplines produisant un savoir sur l’espèce humaine est nécessaire, et notamment la biologie, l’éthologie, la paléoanthropologie ou encore la préhistoire. C’est à cette synthèse ambitieuse mais créatrice que l’ouvrage est consacré.

Afin d’assurer des comparaisons rigoureuses et de déterminer précisément les caractéristiques sociales de l’espèce humaine, l’auteur expose dans une première partie les différentes notions centrales de la sociologie (loi, expérimentation, invariant, particulier/universel, etc.) et les positionnements théoriques divergents qu’ont adopté à leur endroit les sociologues. Ce panorama est parfois aride pour le lecteur, et les notions ne sont pas toujours pleinement justifiées — comme c’est le cas de la notion de causalité, abondamment employée.

Les passages explorant l’articulation concrète des différentes disciplines sont très riches, notamment en ce qui concerne les comparaisons entre les comportements humains et non-humains : les solidarités intra-groupes, l’hostilité à l’égard des étrangers aux groupes, la défense d’un territoire et de la propriété, les rapports de dominance et de hiérarchies, la division du travail, constituent autant de traits de socialité que les humains partagent avec les autres animaux.

L'auteur souligne la nécessité d'opérer des distinctions dans la catégorie des « animaux », qui ne sauraient constituer un bloc « identitaire », mais aussi de définir précisément la socialité animale (parenté, exogamie, conflits intergroupes, etc.) et ainsi de relier les animaux et les humains au sein du vivant. En ce sens, l’une des thèses saillantes qui se dégage de ces analyses consiste notamment à soutenir que tout rapprochement inter-espèces ne revient pas nécessairement à rabaisser les humains.

Mais Bernard Lahire insiste également sur l'importance d'identifier des propriétés générales propres aux humains, qu'ils tirent de leur évolution biologique et de leur histoire culturelle et qui permettent de mieux comprendre ce qui définit les sociétés humaines. Pour cette raison, l'auteur défend l'intérêt d'une notion comme celle de « nature humaine » — qui a joué un rôle central dans l'histoire de la philosophie et qui a tant été décriée par les sciences humaines du XXe siècle. Pour lui, une idée renouvelée de nature humaine permettrait de mieux cerner les propriétés fondamentales de l’humain, parmi lesquelles la capacité à produire de la culture, à la transmettre, à l'intérioriser mais aussi à la transformer sous la pression de contraintes extérieures.

Cette idée renouvelée de la nature humaine pourrait d'après l'auteur porter le nom — moins philosophiquement marqué — de « structure sociale humaine profonde ». Les manifestations concrètes d'une telle structure sont multiples, mais sa caractéristique majeure tient à ce qu’on appelle « l’altricialité », c'est-à-dire l'expérience cruciale que l'individu humain fait de la dépendance dès les premières années de son existence, notamment vis-à-vis des adultes.

La leçon globale de ces démonstrations amples et abondamment exemplifiées est que les êtres humains sont certes plastiques et historiques, mais ils sont structurés par un certain nombre de contraintes, qui s'appliquent de manière générale au vivant ou plus spécifiquement à l'espèce humaine. Au fil des pages, on suit les transformations des espèces proto-culturelles et des espèces culturelles au cours de l’histoire ; on apprend à distinguer le développement ontogénétique et phylogénétique ; on découvre les effets à long terme de la culture et de la production d'artefacts sur les gènes ; on voit se tisser des comparaisons interspécifiques et émerger des propriétés biologiques, humaines et sociales.

La lecture parallèle des deux ouvrages de Wilfried Lignier et de Bernard Lahire produit chez le lecteur un certain nombre d'échos. En termes de références, on retrouve la figure centrale de Pierre Bourdieu, à qui les deux auteurs empruntent un certain nombre de concepts, mais également celles d'autres figures classiques de la sociologie ou de l'anthropologie. En termes de méthode, ensuite, les individus sont réinscrits dans le cadre plus général des contraintes sociales, mais aussi naturelles ou naturalisées, qui pèsent sur eux, et qui façonnent des structures sociales fondamentales auxquelles l'ensemble des sciences humaines sont invitées à s'intéresser.