Dans l’Antiquité, l’hospitalité, loin des stéréotypes, est un accueil qui s’effectue selon des règles. Elle met en jeu des relations sociales et des rapports de pouvoir.

Les éditrices de ce recueil d’études, fruit d’un programme de recherche développé depuis 2015 à l’école Normale Supérieure de Lyon, notent qu’il existe « une légende d’une hospitalité antique indépassable ». La place des banquets entre aristocrates, par exemple, y est éminente. Loin de cette image réductrice, l’enjeu du livre est le décryptage des pratiques hospitalières antiques, c’est-à-dire de celles qui ne relèvent pas de l’accueil dans des auberges moyennant finance.

Deux thèmes traversent le livre : l’altérité, car un voyageur est, d’une façon ou d’une autre, un « étranger » ; la régulation, car l’arrivée de nouveaux venus, dans la mesure où elle est susceptible de porter atteinte à l’équilibre de la société d’accueil, est soumise à des règles.

Le champ est vaste : il englobe le bassin méditerranéen antique, non sans excroissances dans l’espace et dans le temps (Afrique subsaharienne, Haut Moyen âge). Les entités prises en compte présentent des différences de nature (cités, Etats, communautés religieuses), mais les problématiques révèlent nombre d’analogies. Être accueilli ou accueillant n’est pas seulement une fonction : la rencontre met en jeu des relations sociales et des rapports de pouvoir.

Voyageurs, touristes, diplomates...

Les catégories d'accueillis sont diverses. Le voyageur peut être un simple individu, ne représentant que lui-même, mais parfois pourvu de lettres de recommandation. La fragilité originelle d’un voyageur solitaire peut s’aggraver le temps du voyage, de par l’éloignement de sa société d’origine, entraînant jusqu’à une perte d’identité. Le voyageur peut aussi être un diplomate, ou un représentant de l’état : ainsi, dans le monde romain, un membre du service public, gouverneur de province ou militaire.

Dans l’Antiquité tardive, il est souvent un pèlerin, un malade en quête de guérison, un prédicateur itinérant, parfois un évêque. La rencontre peut même être transfrontalière : ambassades reçues dans le monde babylonien ou envoyés grecs ou romains reçus par les Celtes. Il arrive d’ailleurs que la frontière soit poreuse, comme entre les Empires romain et perse, ce qui facilite les dissidences, favorise le déplacement de réfugiés et de transfuges et affaiblit la notion même d’« étranger ».

Le voyageur peut faire partie d’un groupe, ainsi lorsque des ambassadeurs ou de hauts personnages se déplacent avec leur suite. Le voyage peut être pour des ambitieux une occasion d’ascension sociale, dès lors qu’ils cheminent en une telle compagnie. Peut aussi se constituer, par des rencontres ou des haltes communes, un nouveau monde, temporaire, celui d’une « société de voyageurs », provisoirement décloisonnée et différente de la société d’origine.

Il y a enfin des « touristes », attirés par une curiosité, tel un dauphin joueur des rives de la cité d’Hippone Diarrhyte (actuelle Bizerte) qui fait accourir un gouverneur romain et son cortège d’une centaine de personnes : un défi logistique à assumer pour les citoyens, notamment pour les notables locaux.

Qui sont les accueillants ?

Là aussi, les situations sont diverses. L’accueil incombe souvent à des individus, en général désignés dans leur cité par la norme ou par l’usage, chargés de loger et nourrir le voyageur. Lorsque l’accueillant est un notable et dispose d’une vaste demeure, il peut mettre à disposition des espaces prévus à cet effet. Des exemptions existent, notamment dans l’Empire romain pour l’hospitalité due aux agents du service public, qu’ils soient civils ou militaires, et l’Etat romain a cherché à limiter les nuisances générées par ces passages en construisant des logements publics permanents.

Les accueillants sont souvent des notables locaux, mais aussi de simples particuliers, pour l’accueil de voyageurs de condition modeste ou les membres de rang inférieur de la suite d’un haut personnage, et parfois, dans l’antiquité tardive, des évêques. Les accueillants sont aussi des communautés, ainsi dans le cas des juifs, et, dans le monde chrétien, des hospices et des monastères auxquels ceux-ci sont parfois associés. Cas particulier, des matrones chrétiennes bienfaitrices et souvent veuves se sont installées à Jérusalem pour donner hospitalité aux chrétiens.

Les règles de l’hospitalité

Lorsque le voyageur a un statut officiel, se met en place un protocole et un règlement de prise en charge ; des cadeaux peuvent faire partie de cette codification. Quand le monde des cités s’inscrit dans une structure d’Etat, comme c’est le cas avec l’Empire romain, peuvent intervenir des normes particulières, qui constituent autant de contraintes complémentaires. Le voyageur peut relever du même univers politique, culturel voire religieux que celui qui l’accueille, comme c’est souvent le cas dans les cités grecques, mais il peut aussi provenir d’un monde différent, ainsi des non-juifs accueillis par des juifs ou inversement.

La présence de l’étranger, qu’il soit de passage ou résident de plus longue durée, personne privée ou personnage officiel, est encadrée par des règles implicites ou explicites et régissant les droits et devoirs des accueillis et des accueillants. Si l’étranger n’est pas seulement de passage mais doit rester, se pose le problème de son statut, voire de son éventuelle intégration.

Les règles préservent l’équilibre de la société d’accueil mais ne sont pas nécessairement intangibles. L’hospitalité peut être à l’origine d’une transformation de la société d’accueil. Ainsi en Mésopotamie, si, dès la fin du IIIe millénaire, on tend  à l’intégration des étrangers, il n’en est plus de même au Ier millénaire. Dans les cités grecques, l’hospitalité (« xenia ») et sa régulation ont une histoire complexe.

Entre cités, l’institution de la proxénie permet au citoyen d’une cité A, le proxène, de représenter les intérêts des citoyens venus d’une cité B devenus hôtes de A et d’encadrer les relations avec ces étrangers dans la sphère civique. Il y a certes risque que le proxène soit suspecté d’espionnage au profit de la cité B, mais si le proxène sert convenablement les intérêts de sa propre cité, la régulation de l’hospitalité est assurée.

Or ce système ne fonctionne qu’entre cités : il n’est pas adapté au cas des relations avec l’Empire perse. On entre alors dans l’ambiguïté en passant par des liens amicaux, mais non institutionnels, entre élites grecques et perses. De ce fait, le poids des élites se renforce dans les cités grecques, car elles sont seules à bénéficier d’informations sur l’Empire perse. De plus, de telles relations d’« amitié » peuvent laisser suspecter corruption et trahison. Mais les cités grecques n’ont pas d’autre choix pour communiquer avec l’Empire perse, quitte même à confier une ambassade à un citoyen bien introduit auprès d’aristocrates perses. La régulation par la cité des liens d’hospitalité risque de devenir délicate voire impossible.

Maîtriser les règles, voire les définir est un enjeu de pouvoir. Ainsi en est-il de la position des rabbins à l’intérieur des communautés juives, dans lesquelles tendent à se développer des règles plus restrictives lorsqu’il s’agit d’accepter l’hospitalité offerte par des non-juifs, voire par des juifs n’appartenant pas à son propre courant.

Aussi strictes qu’elles soient originellement, il arrive que les règles soient contournées. Ainsi, les monastères sont confrontés à une tension entre des règles d’isolement et la notion d’hospitalité chrétienne. L’exclusion théorique des femmes des cloîtres donne lieu à de nombreux contournements. Les évêques sont confrontés, lorsqu’ils reçoivent, à des exigences contradictoires : la nécessité d’être des modèles de renoncement et la tradition de manifester un faste aristocratique.

Une source de tensions

L’accueil peut être source de tensions et les relations entre accueillants et accueillis mettent en jeu des rapports de pouvoir, car entre les uns et les autres la dissymétrie est fréquente. Accueillir est une charge, à la fois une source de dépenses et une contrainte à subir une présence pas nécessairement désirée ni agréable, surtout lorsque l’accueilli est de condition supérieure et en abuse, tel un Verrés, le type même du mauvais hôte :  voleur, méchant, usant et abusant de sa position officielle pour spolier ceux qui se trouvent obligés de le recevoir.

La distinction entre la sphère privée et la sphère publique n’est pas toujours claire et des abus existent, dès lors qu’un officiel et ses amis se déplacent hors motif de service : ainsi les citoyens d’Hippone Diarrhyte, pour préserver leur tranquillité et éviter les frais, contournent leur obligation d’accueil en mettant à mort le dauphin qui avait attiré le gouverneur et sa suite. Mais le rapport de pouvoir est différent, lorsqu’une ambassade est accueillie par un roi ou de pauvres pèlerins par des notables.

Un autre type de tension survient si l’accueilli cherche à imposer son propre discours à ceux qui le reçoivent : dans les communautés chrétiennes, la parole de prédicateurs itinérants peut entrer en concurrence avec une hiérarchie ecclésiastique qui ne cesse de s’affirmer, et l’hospitalité finit par devenir sélective.

Accueillir peut enfin être une occasion de se faire valoir, en interne, aux yeux de sa communauté et, en externe, au regard des autorités supérieures. Dans l’Empire romain, un notable provincial a intérêt à multiplier les relations d’hospitalité avec des aristocrates et à renforcer sa position sociale, en même temps qu’il se transforme en agent de la domination romaine.

Un livre pionnier et important

Hospitalité et régulation de l’altérité dans l’Antiquité méditerranéenne est bien un livre pionnier et important, certes sans conclusion mais bénéficiant d’une solide introduction méthologique. La part faite à l’anecdote ou au pittoresque, si elle concourt au plaisir de la lecture, s’insère dans un ensemble structuré qui montre que les pratiques hospitalières relèvent des relations sociales et du politique.

Un index thématique aurait facilité la réflexion sur les nombreux thèmes qui traversent plusieurs contributions, et aurait permis d’identifier plus nettement ces thèmes transversaux qui structurent le problème général du voyage et de l’hospitalité. Nul doute cependant que cette entreprise, explicitant des hypothèses de travail comparatives et ayant construit une solide méthode, soit féconde. Elle devrait ouvrir la voie à d’autres enquêtes, peut-être davantage centrées désormais sur des aires ou des époques plus délimitées.

 

* Contributions : M. Attali, P. Balbin Chamorro, R. Baudry, J. Cornillon, C. Corsi, E. Deniaux, E. Destefanis, S. Destephen, M. Durnerin, Cl. Fauchon-Claudon, A. Girard-Muscagorry, G. Gorre, F. Johannès, K. Klein, M.-A. Le Guennec, P. Leroy, E. Morvillez, E. Nechaeva, S. Péré-Noguès, M. Perrier, P. Piraud-Fournet, M. Whiting, N. Zwingmann.