Les affranchis ont souvent été réduits à une simple catégorie intermédiaire entre les maîtres et leurs esclaves. Frédéric Régent présente leur grande diversité au cours des XIVe-XIXe siècle.

Les sociétés esclavagistes de l’époque moderne ont donné naissance à une catégorie d’affranchis se distinguant de ceux des sociétés antiques. Cette histoire des « libres de couleur » s’étend sur quatre siècles et concerne plusieurs sociétés européennes. Il en découle une histoire plurielle puisque les affranchis dans les territoires appartenant aux monarchies ibériques du XVIe siècle ont une situation et un parcours différents de ceux du XIXe siècle en Amérique. L’historien Frédéric Régent propose ici une synthèse aboutie sur cette catégorie sociale particulière mais montre aussi que l’histoire des affranchis est une clé de lecture complémentaire pour comprendre aussi bien la Reconquista que certaines révolutions. Autre point particulièrement intéressant, il montre leur rôle dans les combats du XIXe siècle pour obtenir l’égalité.

Nonfiction.fr : Les sociétés coloniales sont encore parfois présentées de façon manichéenne avec les esclaves de couleur noire et leurs maîtres de couleur blanche. Cette vision est certes depuis longtemps obsolète et de nombreux travaux ont déjà étudié la catégorie des affranchis à laquelle vous consacrez la première synthèse. Comment distingueriez-vous les affranchis des sociétés coloniales du XVIe au XIXe siècles des affranchis des sociétés antiques ?

Frédéric Régent : Tout d’abord, nous avons beaucoup plus de sources pour connaître la vie des affranchis des sociétés coloniales que ceux des sociétés antiques. Nous pouvons donc faire l’histoire de lignées familiales sur plusieurs générations ce qui n’est pas possible pour les sociétés antiques de la Méditerranée. Dans ces dernières, les esclaves pouvaient être d’origine géographique très variées (Europe, Asie, Afrique). La pratique de l’affranchissement était courante. Les affranchis devaient toutefois un respect particulier à leur ancien maître, et parfois continuer à le servir jusqu’à sa mort.

La particularité des sociétés coloniales européennes du XVIe au XIXe siècle est qu’elles ont recours à des esclaves dont la couleur de peau est plus foncée que celle des Européens. Ces esclaves sont très majoritairement originaires d’Afrique, auxquels il faut ajouter des Amérindiens, des Malgaches, des Indiens, des Malais et même quelques Polynésiens. L’esclave affranchi dans les sociétés coloniales a donc une couleur de peau différente de son ancien maître (sauf si celui-ci est déjà de couleur). Cette identification d’un passé esclave va être utilisé par les autorités coloniales pour gérer les affranchis et leurs descendants.

Les premières générations de descendants d’affranchis au début des sociétés coloniales ont tendance à être assimilés aux autres personnes libres d’origine européenne, c’est d’ailleurs le sens de l’Édit de mars 1685, texte emblématique du Code noir qui donne les mêmes droits aux affranchis qu’aux personnes libres. Avec le temps, se met en place dans toutes les colonies européennes une législation discriminatoire contre les affranchis, appelée le préjugé de couleur dans les colonies françaises.

Ce qui complique la compréhension des sociétés coloniales, c’est qu’entre le début de la colonisation et la mise en place des politiques discriminatoires, un certain nombre de descendants d’affranchis métissés avec des Européens sont enregistrés et recensés comme blancs dans les documents de l’époque. Le fait d’être blanc ne correspond pas à un gradient de couleur précis, mais à une réputation. Cela fonctionne un peu comme la noblesse à l’époque moderne, où généalogie et réputation sont des éléments fondateurs de celle-ci. Une fois que les sociétés coloniales sont structurées, la barrière de la couleur devient difficilement franchissable. La particularité des sociétés coloniales de l’époque moderne est donc d’enfermer dans une catégorie juridique inférieure les affranchis et leurs descendants.

Pour bien comprendre le statut d’affranchi dans les sociétés modernes, il faut saisir l’évolution de l’esclavage entre les XIVe et XVe siècles puisque celui-ci se transforme dans la péninsule Ibérique avec la Reconquista, la peste noire, puis l’influence de la société chrétienne. Pourquoi les monarchies ibériques sont-elles les premières à être confrontées à cette situation ?

Les monarchies ibériques (Portugal, Castille, Aragon), mais aussi les États italiens par leur situation géographique ont accès au commerce des esclaves. Une partie d’entre eux sont les vaincus de la Reconquista, souvent des musulmans, mais aussi parfois des Juifs réduits en esclavage, puis à partir du XIVe siècle des Slaves, des Tartares achetés le plus souvent en Crimée par des marchands vénitiens ou génois. On estime à 1,5 million le nombre de Slaves et de Tartares ainsi vendus en Méditerranée occidentale du milieu du XIVe siècle à 1453. Avec la peste noire, qui a décimé un tiers à la moitié de la population européenne, les besoins en main-d’œuvre explosent. A cette date, les Turcs s’emparent de Constantinople et accaparent désormais pour eux le commerce des esclaves slaves. Dans le même temps, les Portugais explorent l’Afrique et y trouvent une source d’approvisionnement en esclaves. En 1441, la première cargaison d’esclaves de couleur noire est vendue à Lisbonne.

Peu à peu, avec la fin de la Reconquista (en 1492), seuls les esclaves originaires de l’Afrique subsaharienne sont proposés à la vente sur les marchés d’esclaves de la péninsule Ibérique. Christophe Colomb va tenter de vendre en masse des esclaves originaires des Amériques, mais très rapidement, les monarques espagnols interdisent ce trafic, en raison notamment de la très grande proportion de décès des Amérindiens. Ces derniers décèdent non seulement lorsqu’ils sont transportés dans la péninsule Ibérique, mais aussi dans leurs contrées d’origine. A Hispaniola, selon les estimations les plus sérieuses, le nombre d’Amérindiens passe de 400 000 à l’arrivée de Christophe Colomb à une centaine en 1570. Les Espagnols décident de transporter des esclaves issus de l’Afrique vers l’Amérique.

Avec cette transformation de l’esclavage, peu à peu se crée l’association entre noir et esclave. Toutefois le statut de l’affranchi qui préexistait à l’arrivée des esclaves d’Afrique subsaharienne persiste. C’est un statut à la fois fondé sur le droit romain, mais qui emprunte certaines considérations au christianisme. La couleur foncée d’un individu renforce la présomption d’une ascendance esclave et le doute quant à sa liberté.

Il existe alors plusieurs voies pour être affranchi mais dans tous les cas la rédaction, puis l’enregistrement d’une lettre de libération sont nécessaires. Avez-vous relevé un « profil type » d’affranchi aux XVe et XVIe siècles ?

Au XVe siècle en péninsule Ibérique, les esclaves de toutes les couleurs sont affranchis. Les femmes le sont un peu plus que les hommes. Les esclaves slaves bénéficient d’un affranchissement automatique au bout de sept ans. Des femmes concubines des maîtres et leurs enfants illégitimes sont affranchis. Les « bons sujets », fidèles serviteurs de leurs maîtres, le sont également. Des musulmans réduits en esclavage lors de la Reconquista sont rachetés par des membres de leur famille. Cette possibilité de rachat est étendue à tous les esclaves. Certains esclaves travaillent pour leur propre compte et remboursent à leur maître leur valeur marchande. Des contrats sont signés pour fixer un échéancier de cette trajectoire vers la liberté. Tout ceci se fait par écrit devant un juge ou un notaire.

Ces documents permettent à l’historien de retracer aujourd’hui l’histoire de ces individus. Au XVIe siècle en Amérique, les affranchis sont d’abord les Amérindiens libérés de l’esclavage par les textes de la monarchie espagnole en 1542, avec le soutien de la papauté, en 1537. Concernant les esclaves originaires d’Afrique, ce sont des soldats et des domestiques qui sont principalement affranchis, mais également les concubines des maîtres et les enfants illégitimes qu’elles ont eu avec eux. Ce type d’affranchissement n’est pas automatique, mais est le plus fréquent. Les femmes sont par conséquent plus souvent affranchies que les hommes.

Comment évolue ce statut avec la colonisation de l’Amérique qui repose progressivement sur un recours massif à la traite et l’esclavage de la population originaire d’Afrique ?

Peu à peu, des règlements sont mis en place pour limiter les droits des affranchis, en étendant ces mesures à leurs descendants. Une des premières mesures est de leur interdire le port d’armes, alors que certains affranchis avaient reçu le titre de conquistador. Dans certains cas, les mariages entre blancs et noirs ou métissés vont être interdits, souvent dissuadés. Ils sont écartés des fonctions honorifiques ou religieuses et n’ont pas le droit de s’habiller de manière luxueuse. Cette mesure permet aux autorités de distinguer les métissés réputés blancs des métissés rangés dans la catégorie des libres de couleur.

Chaque colonie développe sa législation à l’encontre des affranchis et de leurs descendants selon sa propre chronologie. Chaque colonie se met à proposer une définition de la personne blanche qui est variable au cours du temps. Le préjugé de couleur se renforce après la Révolution américaine. Pour les autorités coloniales, il s’agit de diviser la population libre en deux classes ennemies qui ne pourraient pas faire front commun dans la voie de l’indépendance. D’autre part, les réputés blancs gardent de plus en plus jalousement ce privilège. Un réputé blanc qui se marie avec une libre de couleur est désormais rangé dans la catégorie des libres de couleur et perd ses privilèges de blanc. Le terme de « blanc » revêt davantage un privilège qu’une couleur.

Une fois affranchis, que deviennent les libres de couleur ? S’ils ne sont plus esclaves, ils ne sont pas non plus placés sur un pied d’égalité avec les Européens. Avez-vous relevé certains métiers dans lesquels ils sont particulièrement présents ?

Les affranchis vivent souvent dans la proximité de leur ancien maître jusqu’à la mort de ce dernier. En effet, l’écrasante majorité des affranchis sont des concubines, des enfants illégitimes du maître ou des domestiques « bons sujets ». Les libres de couleur des générations suivantes sont petits planteurs, artisans, petits marchands, marins, soldats. Les femmes sont lavandières, couturières, blanchisseuses, marchandes, parfois prostituées. Certaines sont maîtresses d’un second foyer qui accueille un homme marié. Les hommes sont charpentiers, maçons, tonneliers, cordonniers, tailleurs d’habits, perruquiers… Les libres de couleur sont particulièrement présents dans les secteurs de la construction, de la confection d’habits, du conditionnement des denrées tropicales (tonneliers, forgerons), dans le petit commerce, dans le cabotage, la pêche, les arts (peintres, musiciens). Ils sont en concurrence avec les petits blancs. On trouve en proportion, davantage de libres de couleur en ville que dans les plantations. Néanmoins, certaines femmes ou hommes libres de couleur restent dans les plantations, souvent de taille modeste et produisant des denrées d’exportation dites secondaires (café, indigo, cacao, café) et non du sucre.

Certains accumulent un capital, deviennent planteurs et possèdent à leur tour des esclaves. Vous présentez les libres de couleur, en Amérique, à la fin du XVIIIe siècle, comme une « catégorie dynamique sur les plans tant démographique qu’économique »   . Comment se sont construits ces parcours ?

Pour ceux qui ont une vision manichéenne des sociétés esclavagistes, apprendre que des gens de couleur ont des esclaves est toujours un choc. Pourtant ce phénomène est loin d’être marginal. On estime qu’un quart des esclaves de Saint-Domingue appartenait à des libres de couleur. Un tiers des anciens maîtres qui ont possédé des esclaves ont touché l’indemnité en 1849 dans les colonies françaises et là on ne compte pas les réputés blancs qui ont une ascendance servile. De vraies lignées de libres de couleur se forment et celles-ci, par leur travail, malgré les restrictions de la législation, s’enrichissent, transmettent des biens de plus en plus importants à la génération suivante. Certaines finissent même par être intégrés dans la catégorie des blancs.

Assez logiquement, les libres de couleur se politisent, puis certains participent aux combats révolutionnaires, aux abolitionnismes, puis à la lutte contre la ségrégation. Quel parcours d’esclave affranchi ayant participé à ces combats vous a particulièrement marqué ?

Effectivement, les libres de couleur participent aux quatre grandes révolutions qui touchent le monde à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, à savoir la Révolution américaine, la Révolution française, la Révolution haïtienne et la Révolution des colonies espagnoles. Ils ont un rôle particulièrement important pour les trois dernières.

Le parcours de Joseph Bologne dit le chevalier de Saint-George m’a le plus frappé. Cet enfant d’une esclave noire et d’un blanc, que l’on qualifiait alors de « mulâtre », fut un grand musicien, chef de l’orchestre du deuxième personnage du royaume, le duc d’Orléans, tout en étant doué pour l’escrime. Eduqué en France, il devient colonel de la légion de gens de couleur en 1792. En 1793, il dénonce la trahison du général Dumouriez et évite une catastrophe militaire à l’armée de la République.

Je suis sensible aussi au parcours de Manuel Piar, officier « mulâtre » originaire de la colonie hollandaise de Curaçao qui permit à Bolivar de remporter ses premières victoires contre l’armée espagnole au Venezuela en 1816 et qui fut récompensé par le « libertador » en étant fusillé car celui-ci craignait avant tout la « pardocratie », c’est-à-dire, un pouvoir assuré par les « mulâtres » et métissés.