Laure de Chantal signe un essai capital pour redécouvrir la figure iconique de Sappho et s’interroger sur la place du féminin dans l'espace littéraire.

De Sappho à notre époque, presque trois millénaires se sont écoulés, et pourtant la figure de la poétesse n’a jamais été aussi vivante. Née au VIIe siècle avant J.-C. sur l’île de Lesbos, elle a su traverser les siècles. Pionnière d’une écriture qui affirme le moi, elle est la « dixième muse », érigée en modèle durant l’Antiquité. Pourtant, très tôt les critiques affluent, façonnant l’image d’une femme dévoyée, sorcière, qu’il faut redouter, voire abattre. Dans ce je qu’elle affirme, bon nombre de penseurs, d’auteurs perçoivent une figure diabolique, blasphématoire, dangereuse pour la suprématie du masculin.

Dans son essai, Les Neuf Vies de Sappho. Le premier écrivain est une écrivaine, Laure de Chantal montre que Sappho est l’inspiratrice de toutes les femmes qui ont osé et osent faire entendre leur voix. Car ce livre n’est pas une simple compilation des multiples représentations de la poétesse au fil du temps, mais une réflexion profonde sur la place de la femme aux différentes époques dont la succession compose l’histoire de la réception de Sappho. Normalienne et agrégée de Lettres classiques, Laure de Chantal offre son avis d’experte pour mieux éclairer le devenir du féminin dans des contextes dominés par le masculin.

Sappho l’historique

La « toute première » Sappho est une poétesse dont l’œuvre ne nous est parvenue que sous forme de fragments. Elle est la première à dire « je » dans ses œuvres et fonde le lyrisme, composant et récitant ses poèmes en s’accompagnant sur la lyre.

On connaît peu d’éléments biographiques à son sujet : originaire de Lesbos, elle évoque dans son œuvre sa mère et sa fille. Elle a deux frères, dont Charaxos, commerçant en Egypte. Elle le gourmande souvent, le trouvant trop enclin à céder aux charmes des courtisanes égyptiennes. Larichos, son autre frère, est pour sa part échanson au prytanée. Une notice tirée de l’encyclopédie grecque de la Souda nous la présente comme mariée, mère de famille, exerçant le métier d’enseignante. Le reste des données relève de la littérature, ce qui contribue à l’épaississement du mythe de Sappho.

L’art de la fête

Sappho exalte la fête, affaire de femmes qui chantent et qui dansent. Elles tressent aussi des couronnes de laurier ou parées de roses. Les jeunes filles, en grec numphè, korè, hora, sont les grandes officiantes des fêtes dédiées aux dieux, mais aussi des mariages. Elles invitent les garçons.

La pratique du banquet, en particulier, est importante. Moment de fraternité sociale, politique, culturelle et amicale, le banquet célèbre le « vivre-ensemble ». C’est un moment de partage et de raffinement qui se prépare longtemps à l’avance. Le sujet de conversation proposé aux convives est déterminé en amont, comme la quantité d’eau ajoutée au vin. À l’occasion du banquet, les esprits se libèrent pour une joute verbale brillante et stimulante.

L'un des banquets les plus brillants a été transmis par Platon. C’est au cours de ce banquet que Socrate rapporte les propos d’une femme qu’il considère comme bien plus sage que lui : Diotime. Comme Sappho, elle clame que la beauté d’un être et l'amour qu'elle suscite conduisent vers la beauté divine. L’amour est le point commun entre les dieux et les hommes.

La postérité de Sappho, entre répulsion et admiration

Au décès de l’auteure, son œuvre se retrouve aux mains des autres, de ceux qui lui succèdent. Elle peut alors être dénaturée, louée ou condamnée. Le poète Catulle, par exemple, plagie Sappho pour dédier des vers à Lesbie, une femme qui le tourmente. Nombreuses sont également les parodies de la poétesse grecque. Horace chante une Sappho virile ; Ovide l’inclut dans ses Héroïdes sous les traits d’une femme malheureuse, suicidaire, souffrant psychologiquement.

La figure de Sappho évolue. Elle est aussi intégrée à l’enseignement philosophique. Au IIe siècle après J.-C., Maxime de Tyr fait d’elle l’équivalent de Socrate. Elle devient ainsi la mère de la philosophie, la première « présocratique ».

Sappho était à la tête d’un groupe, un moisopolôn, « le cercle des Muses ». L’amour, selon la doctrine de ce groupe, permet à l’homme d’atteindre la grandeur, ce qui fait d’Aphrodite la déesse la plus puissante. Virtuose, Sappho professait aussi la musique, art perçu comme divin par Pythagore car dérivant de la science des nombres et imitant la sublime harmonie des sphères.

Elle était également la muse mortelle, l’ordalie de Leucade permettant une élévation vers le plan supérieur. En 1917, la découverte d’une représentation du saut de Leucade dans la basilique pythagoricienne de la porte Majeure à Rome a révélé la vénération dont Sappho faisait l’objet.

Mais les Chrétiens, fervents opposants au paganisme, ont vu en Sappho une icône du vice. Elle qui incarne une sexualité libre ne peut être qu’un malin génie, une démone, une sorcière. Alors, l’œuvre de Sappho disparaît, en même temps que la langue grecque est oubliée.

Sappho, à jamais

Ce n’est qu’au Moyen-Âge que s’entend à nouveau l’écho de Sappho. Dante chante Béatrice, son défunt amour, avec les mêmes accents que la poétesse grecque. Pétrarque lui redonne un début d’identité, des traits de caractère. Raphaël, ensuite, la représente sur une fresque du Vatican.

Sappho peu à peu se ravive, se coulant dans chaque écrivaine qui ose prendre la plume dans une société largement dominée par le masculin. Christine de Pisan écrit pour elle, pour les siens, pour vivre après la mort de son père et de son mari. Elle fonde une « philosophie féministe », rêve à une cité idéale habitée par toutes les femmes illustres. Et Sappho est toujours là en filigrane, forte et savante. Sous son égide, les femmes osent écrire et publier : Louise Labé, « la Sappho lyonnaise », Madeleine de Scudéry, Anne Dacier, la savante traductrice, Marguerite Yourcenar, la première académicienne. Sappho se déploie.

Au XIXe siècle, en fervent admirateur de la poétesse, Baudelaire la façonne, belle, blasphématoire, maudite, outrageant la bienséance et la morale. Et à travers elle se fait le procès du plaisir féminin quand sont condamnées Les Fleurs du Mal.

Malgré tout, le sillon de Sappho se creuse. En 1903, un avatar de la poétesse, Renée Vivien, propose une nouvelle traduction de ses œuvres, rendant hommage à sa défunte amante, Violette. Sappho se réincarne, se démultiplie, tantôt figure de proue de la cause homosexuelle, tantôt modèle littéraire.

« Arrête-toi, face à moi, ami(e), et fais-nous voir comme tu brilles », écrit Sappho. Pleine, entière, la poétesse grecque est l’image de toutes les pionnières, l’égide sous laquelle se font entendre les voix de celles qui osent. De -700 à 2023, le chemin a été long, mais Sappho, l’intemporelle, est toujours là.