Née en 1990 dans une famille syro-libanaise, l’actrice Dea Liane signe un premier roman subtil sur celle qui fut plus qu’une bonne pour elle, son autre mère.

« Je sais ce qu’elle était pour moi. Je ne sais rien d’autre d’elle. » En vingt-six séquences qui s’appuient souvent sur les films tournés au caméscope par sa mère, soucieuse de constituer les archives de la famille, Dea Liane tente de faire le portrait de Georgette, la domestique qui s’est occupée d’elle de sa naissance à ses treize ans. Elle est comme une seconde mère pour elle :

« Quand nous disions Georgette, c’était comme dire maman. Georgette n’est pas un prénom, c’est un qualificatif nouveau et inédit, le nom d’une relation indicible. C’est impossible de répondre à la question : qui est Georgette pour vous ? Georgette c’est Georgette, tout simplement. Georgette était notre bonne, mais le mot était imprononçable. »

L’incipit annonce la couleur, si l’on peut dire, et la secrète dimension sociologique de l’hommage rendu ici à un destin minuscule, selon une formule de Virginia Woolf (Une chambre à soi), citée en épigraphe :

« Car tous les dîners sont préparés ; les assiettes et tasses lavées ; les enfants envoyés à l’école et partis à travers le monde. Rien ne reste de tout cela. Tout a disparu, tout est effacé. Ni la biographie ni l’Histoire n’ont un mot à dire de ces choses. Et les romans, sans le vouloir, mentent inévitablement. Toutes ces vies infiniment obscures, il reste à les enregistrer. »

Dea Liane met des mots sur des images, pour retrouver celle qui « vivait en effaçant ses traces. J’ai dormi plusieurs années à côté d’elle et son hygiène quotidienne m’est restée entièrement mystérieuse. Sa discrétion était prodigieuse, inquiétante. »

Entre tendresse et lucidité

L’auteure retrouve son regard d’enfant pour décrire l’affection de sa nounou, cherchant avec elle les œufs de Pâques, pour que son frère, plus âgé, ne les trouve pas tous avant elle. Elle se souvient de la soupe aux lentilles, dont elle n’a jamais pu reconstituer la saveur. Elle admire sa « super-héroïne », capable de se débarrasser des serpents et des scorpions. Tous les rituels d’une vie enfantine sont baignés dans cet amour-là : les bains, les repas, le lever et le coucher, les fêtes, les voyages, les vacances.

Mais le ton n’est jamais mièvre ni complaisant, car l’auteure fait preuve d’une grande lucidité, qu’elle ne pouvait bien sûr pas avoir pendant ses jeunes années. L’habitude d’avoir une domestique à domicile, une « fille », est banale dans la bourgeoisie syro-libanaise dont Dea Liane est issue. Bien souvent, elle dort dans la buanderie ou sur un lit de camp. Son statut n’est pas clair, quand le droit du travail semble légitimer une forme d’esclavage et nier la personne pour ne plus voir que sa fonction ancillaire au sein d’une famille où elle joue un rôle indispensable. Toutes ces questions affleurent dans les détours sociologiques de ce récit qui doit sans doute beaucoup à la lecture de l’œuvre d’Annie Ernaux, mais sans insistance ni formules démonstratives :

« Depuis quand l’amour est-il une justification ? Un joker ? Un alibi ? Et cette vérité comme une pierre dans la poitrine : il aurait mieux valu que rien de tout cela n’ait lieu. Il aurait mieux valu que Georgette n’entre pas dans nos vies, que Georgina K. ne devienne jamais Georgette, ne devienne jamais ce prénom lancé à tout-va dans une grande maison. »

Le lecteur trouvera aussi une belle réflexion sur la langue maternelle et les méandres qui la font jaillir en nous, au hasard des histoires et des héritages, géographiques ou culturels. On pense souvent à Un cœur simple de Flaubert, comme si Georgette s’inscrivait dans la lignée de Félicité. Et l’on sait gré à l’auteure de cette évocation précise, émouvante et parfois acide, de celle à qui elle doit aussi la vie.