Dans un récit plein d’humour, Agnès Desarthe évoque ses grands-parents maternels, rescapés de la Shoah, et imagine les conditions d’une vieillesse heureuse.

Agnès Desarthe a bien du talent, et on lui sait gré de son goût pour la gaieté et le bonheur, lesquels ne se confondent pas avec l’autosatisfaction ni avec un optimisme béat qui nierait les tragédies intimes et les fracas de l’Histoire. Son art d’écrire est inspiré par un art de vivre qui repose sur un proverbe hassidique : « il faut s’efforcer d’être joyeux ». Jacques Prévert en a tiré cette incitation à se répéter chaque matin : « il faudrait essayer d’être heureux, ne serait-ce que pour donner l’exemple ».

Portrait des grands-parents en « sur-vivants » magnifiques

Agnès Desarthe avait raconté l’histoire de ses grands-parents maternels dans Le Remplaçant, récit publié en 2009 et réédité aujourd’hui en poche dans la collection « Bibliothèque » de l’Olivier. Son mari n’étant pas revenu d’Auschwitz, Tsila avait épousé Boris Jampolski. Vers 65 ans, ils avaient acheté « sur plan » un appartement dans un immeuble de la rue du Château des Rentiers, dans le treizième arrondissement de Paris. Eux qui ne vivaient pourtant pas de leurs rentes avaient invité leurs amis à s’installer au même endroit, pour célébrer, dans ce phalanstère improvisé, la joie d’être encore vivants, et la survie, dans leurs corps abîmés, des jeunes baigneurs et baigneuses qu’ils avaient été, bien avant le temps des massacres, en Bessarabie, au bord de la mer Noire. Enfant, l’auteure adorait leur rendre visite, les entendre parler yiddish, passer d’un appartement à l’autre, respirer l’odeur du gâteau aux noix de sa grand-mère :

« J’ai accepté de perdre pour toujours la saveur de mon gâteau préféré. J’ai accepté l’idée que quand elle mourrait, le gâteau mourrait avec elle. J’en mangerais volontiers aujourd’hui, mais il ne m’a pas manqué durant les vingt-huit années qui se sont écoulées depuis la mort de ma grand-mère. J’en mangerais une part aujourd’hui avec grand plaisir parce que j’en parle, parce que, comme je l’ai écrit, j’ai à présent l’âge que ma grand-mère avait quand nous nous sommes rencontrées pour la première fois. »

Cette communauté insouciante et gaie donne une image très enviable de la vieillesse. En regardant ces vieilles gens, écrit l’auteure, « on ne craignait pas de devenir vieux. Car vieux ne signifiait pas “bientôt mort”. Vieux signifiait “encore là”. »

Une mémoire à sauts et à gambades

La mémoire de l’auteure ne se veut pas documentaire, ni historique. Elle s’appuie sur des sensations, des fictions, la mémoire des autres, des livres ou des reportages, comme celui qui fait dialoguer Simone Veil et Marceline Loridan-Ivens : « Copines de camp comme d’autres avaient été copines d’école, elles ont parlé, face à la caméra, de leur passé commun avec la familiarité que créent les longues amitiés. »

Si elle se décide à écouter enfin le témoignage de sa mère pour la fondation Spielberg, elle ne se rend pourtant pas sur les lieux de son passé familial :

« Fidèle à ma méthode, je ne me rends pas dans la Sarthe en quête des descendants des fermiers qui ont sauvé ma mère, je ne cherche pas à voir la pièce où elle a trouvé refuge avec ma grand-mère et mon oncle, je ne vais pas interroger les voisins pour savoir s’ils étaient au courant que l’on cachait des juifs dans leur coin. Je passe par les mots. Je m’appelle “de Sarthe”. »

Le lecteur circule dans ce récit comme dans l’immeuble des grands-parents, aux portes ouvertes sur des rêves, des fictions, des livres, des anecdotes, des dialogues, des mots d’enfants. Il est conduit avec délicatesse et intelligence dans les replis d’une conscience : l’aphasie de l’auteure après une question lors d’une rencontre à Édimbourg, les dialogues de la narratrice avec « alterego » — dans un dispositif qui rappelle celui qu’utilise Nathalie Sarraute dans Enfance (1983) —, tout cela est dit et agencé avec un sens de l’humour qui témoigne d’une véritable volonté de ne pas poser ni peser.

Pour vivre vieux et heureux, vivons en bande

Le fil narratif de ce récit en éclats et en détours est constitué par la volonté de l’auteure, née en 1966, de construire un phalanstère à l’image de celui qu’elle a connu enfant, pour vivre sa vieillesse au milieu de ses amis et dans le plus grand bonheur possible. Elle contacte donc un architecte et rédige un projet pour la banque qui pourrait financer cette utopie réalisée pour le meilleur et en oubliant le pire pour toujours.

Cette quête pleine d’élan et d’allant pour vivre la dernière partie de sa vie en beauté est contagieuse et fait éprouver au lecteur la saveur de la vie, le goût de la danser jusqu’au dernier pas, et de la partager avec ceux qui nous accompagnent. Cette lecture est tonifiante, jamais lénifiante ni amère. Agnès Desarthe, dans sa talentueuse vitalité, pourrait inscrire à la fin de son livre cette phrase, inspirée à un ami de Jean-René Huguenin par ses initiales : « Je rends heureux ».