La puissance passe désormais aussi par une politique spatiale ambitieuse. Les rivalités interétatiques y exacerbent les enjeux politiques, économiques et environnementaux.

Avec les mers et les océans, l’espace extra-atmosphérique apparaît comme un espace de conquête. Pour bien saisir les enjeux qui s’y jouent, du militaire à l’environnement en passant par l’économie, il importe de repartir de la géographie. En effet, cet espace se définit par ses limites, les acteurs qui s’y multiplient mais aussi sa gestion alors que les rivalités peuvent y être exacerbées. Florence Gaillard-Sborowsky en présente ici les enjeux, tout en réfléchissant à ce que recouvre la notion de « sécurité spatiale ».

L’espace extra-atmosphérique comme espace de conquête est étudié en Terminale, il s’agit de revenir sur la course à l’espace dans les années 1950, la dichotomie qui s’y pose entre les rivalités étatiques et une nécessaire coopération, puis l’affirmation de la Chine.

Nonfiction.fr : Pour bien comprendre votre dernier ouvrage Géopolitique de l’espace. A la recherche d’une sécurité spatiale, pouvez-vous au préalable définir l’espace d’un point de vue géographique ? En complément, pour assurer la sécurité d’un territoire, il convient d’en connaître les limites mais comment sont-elles établies dans l’espace ?

Florence Gaillard-Sborowsky : D’un point géographique, l’espace n’a pas de limites officielles. Tout au plus, les acteurs et experts s’entendent pour dire que l’espace commence au point où les forces orbitales dynamiques deviennent plus importantes que les forces aérodynamiques, 100 km d’altitude étant commu­nément admis. Cette question de la délimitation de l’espace est d’ailleurs chaque année sur l’agenda du Comité des utilisations pacifiques de l'espace extra-atmosphérique (CUPEEA en anglais COPUOS) de l’ONU depuis 1958.

Par ailleurs, on ne peut pas formellement parler de territoire à propos de l’espace et de fait le Traité sur les principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, pierre angulaire du cadre de l’exploitation de l’espace, détermine dans son article 2 que « l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, ne peut faire l’objet d’appropriation nationale par proclamation de souveraineté, ni par voie d’utilisation ou d’occupation, ni par aucun autre moyen ». L’espace se définit donc plus comme un milieu, hostile et contraignant, dont l’occupation est le résultat des interactions entre composantes naturelles, progrès technologiques et ambitions politiques et économiques où s’exercent des rivalités bien terrestres, entre nations qui possèdent des actifs spatiaux.

Par ailleurs, les véhicules spatiaux tels que les satellites suivent des trajectoires immatérielles dans l’espace que l’on appelle des orbites (ensemble des positions occupées dans l’espace, par ce véhicule en mouvement autour d’un astre de plus grande masse que lui) dictées par les lois de la gravitation.

L’occupation de l’espace par des satellites s’effectue principalement sur trois types d’orbites : l’orbite terrestre basse (LEO) entre 150 et 2000 km d’altitude, l’orbite moyenne (MEO) entre 2000 et 36 000 km d’altitude, et l’orbite géostationnaire aux environs de 36 000 km d’altitude qui offre aux satellites la caractéristique de rester immobile par rap­port aux stations sols qu’ils desservent. C’est la mission du satellite qui va définir son orbite et c’est en orbite basse que se trouve la majorité des satellites envoyés dans l’espace, pour des missions d’observation de la Terre civiles et militaires, de télécommunications mobiles, ou encore de météorologie. C’est également l’orbite des constellations telles que Starlink ou Planet labs, l’orbite géostationnaire étant réservée aux gros satellites de télécommunications et télédiffusion.

La notion de « sécurité spatiale » constitue le fil conducteur de votre livre. Or, sa conception était restreinte au seul volet militaire durant la guerre froide. Si elle conserve une dimension militaire prégnante, comme en témoigne la guerre en Ukraine, elle recouvre bien des volets dont la sécurité alimentaire. Comment se pense la sécurité à l’échelle nationale ?

Il est vrai que la sécurité spatiale est une notion dont le contenu peut varier selon qu’est envisagée soit une définition très large englobant la sécurité sur Terre grâce ou depuis l’espace soit une définition plus restreinte faisant de la sécurité dans l’espace, c’est-à-dire de la protection des actifs spatiaux contre les menaces ou les risques le point central. Sur le plan des discussions internationales, c’est ce dernier aspect qui est le plus discuté que ce soit dans le cadre des réflexions sur un Space Traffic Management (gestion du trafic spatial), de la durabilité de l’espace (COPUOS, ONU) ou des questions de militarisation et d’arsenalisation (Première Commission, ONU).

Sur le plan national français, le Président Emmanuel Macron a acté, en appelant, le 13 juillet 2018, dans les jardins de l’hôtel de Brienne, à la formulation d’une stratégie spatiale de défense (SSD), le fait que l’espace est désormais un enjeu de sécurité nationale. Cette formulation a ouvert la voie au concept de « défense active » développé dans la SSD publiée en 2019. S’organisant autour de quatre fonctions : le soutien aux capacités spatiales ; la connaissance de la situation spatiale ; l’appui spatial aux opérations ; l’action dans l’espace, elle affiche l’ambition de garantir à la France la capacité à agir depuis, dans et vers l’espace.

De nature très politique ce document fait désormais référence pour toute expression d’une position française en matière de sécurité spatiale au sein de la communauté internationale.

Par ailleurs, la France soutient sur le plan international, une position au sein des enceintes de discussions (principalement ONU) visant à réguler les comportements dans l’espace au moyen de mesures de transparence et de confiance.  

Vous parlez d’une « densification de l’occupation de l’espace »   plus de 14 000 objets y ont été envoyés depuis 1957. Quelles sont les différentes fonctions des satellites ?

Les satellites remplissent quatre grandes fonctions principales, pour des finalités civiles ou militaires : la télédétection, les télécommunications, la navigation/localisation et l’exploration scientifique. Cependant, il convient de citer également les satellites militaires d’alerte avancée (détection de tirs de missiles balistiques) et d’écoute électronique (interception des signaux électroniques émis par les équipements militaires des forces armées adverses).

L’aspect peut-être le plus nouveau est effectivement cette densification de l’occupation de l’espace, principalement de l’orbite basse, due en grande partie au phénomène des méga-constellations, ensemble de centaines ou milliers de petits satellites (inférieurs à 500 kg) identiques lancés et fonctionnant ensemble, maillant de vastes territoires pour obtenir une couverture quasi-complète de la terre, à des fins de télécommunications (Starlink, par exemple, dont l’objectif est de fournir une connexion Internet haut débit partout dans le monde) ou d’observation de la terre (Planet).

Nous constatons parallèlement une dynamique de diversification des usages de l’espace, au-delà du « simple » satellite. Avec des projets de bases lunaires, d’industrialisation de et dans l’espace, d’exploitation des ressources minières des astéroïdes, la tendance est au développement des interactions Terre-Lune pour contribuer à une future écono­mie cis-lunaire envisagée notamment dans les cercles nord-américains

Ces évolutions de l’occupation de l’espace, pour certaines aux importantes promesses financières – selon certains analystes l’extraction minière pourrait générer une industrie de plusieurs centaines de milliards de dol­lars – au point que certains parlent du système Terre-Lune comme d’une future banlieue industrielle, ne doit cependant pas cacher une réalité beaucoup plus prosaïque avec des enjeux de taille : des défis technologiques considérables, des ratios coûts-béné­fices inconnus, des ressources probables mais dont la par­tie économiquement exploitable n’est pas mesurée, pour ne citer qu’eux.

Dans un contexte d’évolution et de militarisation de l’environnement spatial, quels sont les principaux risques que vous identifiez dans l’espace ?

D’une part, la perception d’une militarisation accrue de l’espace s’est développée avec la réactivation par plusieurs puissances spatiales de leurs recherches sur les capacités anti-satellites et la résurgence des tests depuis un peu plus d’une dizaine d’années. D’autre part, les développements technologiques en cours ou attendus pour satisfaire aux nouveaux modes d’occupation envisagées ont opéré un changement de paradigme de la notion de dualité. A la dualité des technologies se substitue progressivement la notion de dualité d’usage, avec comme point clef que seule l’intention présidant à l’utilisation d’un objet spatial type véhicule de services en orbite peut le différencier d’une arme antisatellite.

Ces développements mettent au premier plan des préoccupations sécuritaires, les technologies de rendez-vous et les opérations de proximité (RPO). Ces technologies permettent à un véhicule spatial de se rapprocher et/ ou de s’amarrer à un autre objet spatial. La dissémination de ces technologies, dans un contexte de faible confiance entre les puissances spatiales, accentue la perception d’une menace grandissante. La tendance en cours à la formalisation d’organisations spatiales mili­taires dédiées dans plusieurs pays en est un exemple révélateur.

La couverture médiatique a largement mis en avant la création d’une Space Force aux États-Unis, mais cette dynamique se retrouve également en Inde même si c'est à un degré bien moindre avec la création, en 2018-2019, d’une Agence spatiale de défense (DSA) et de l’Organisation de recherche spatiale de défense (DSRO), en Allemagne avec la création d'un commandement distinct dédié à l'espace ou encore en Australie avec la mise en place d’un commandement de l’espace au sein de la Royal Australian Air Force (mars 2022) ou au Royaume-Uni (UK Space Command en 2021). La Russie et la Chine ont égale­ment des organisations dédiées au sein de leurs forces depuis des années. La France a choisi de renforcer ses capacités dans le domaine et même des États aux activités traditionnellement civiles comme le Japon, ont créé des instances spécifiques quand d’autres pays, comme le Canada, entreprennent des consultations nationales sur le sujet.

De manière plus globale, la dépendance croissante, perçue et réelle, de nos sociétés aux systèmes spatiaux qui constituent de plus en plus des infrastructures clefs pour l’information (collecte, transmission, dissémination) en réseau avec les autres infrastructures terrestres, accentue une perception de vulnérabilité des systèmes et renforce les logiques de protection envisageant des moyens de défense « active ».

Ces tendances à l'œuvre intensifient certainement les tensions mais surtout portent en elles les ferments de possibles malentendus entre puissances, entrouvrant la porte à l’éventualité d’une guerre de l’espace où tout le monde aurait finalement bien plus perdre qu’à gagner. En effet, l’interdépendance caractérise l’occupation de l’espace. Aucun pays n’aurait raisonnablement intérêt à rendre l’environnement spatial inutilisable du fait d’une prolifération de débris qui accompagnerait le déroulement d’un conflit dans l’espace (effet boomerang). Dans ce contexte, éviter le malentendu est l’une des finalités principales des discussions actuelles sur la scène internationale.

La conflictualité de l’espace s’explique aussi par la multiplication des acteurs, étatiques dans un premier temps avec l’affirmation des pays émergents, à l’image de l’Inde, mais aussi privés. Quelles puissances dominent l’espace et comment expliquer la place des acteurs privés ?

Aujourd’hui, les Etats-Unis sont la puissance dominante – concentrant 60 % des budgets spatiaux mondiaux et 80 % de l’activité spatiale militaire – de ce que l’on appelle le « club spatial », regroupant les pays qui ont la capacité de satelliser un objet par leurs propres moyens.

Cela représente un nombre limité d’États (Russie, États-Unis, Europe (France), Chine, Japon, Inde, Isarël, Iran, Corée du Nord et Corée du Sud) avec des compétences inégales, relativement dissemblables dans leur forme d’occupation de l’espace, dans leur organisation politico-administratives, dans leur structures et compétences industrielles, dans les relations entre acteurs civils et militaires, dans les coopérations privilégiées tant au niveau bilatéral que régional. Cependant, si 11 pays sont reconnus comme puissances spatiales, plus de 40 pays ont des programmes nationaux et plus de 100 États possèdent des satellites.

La connotation gouvernementale très marquée des activités spatiales, jusqu’au milieu des années 2010, s’est vue, pour autant, bousculée par l’augmentation exponentielle du rôle des acteurs privés sous la conjonction de plusieurs facteurs : miniaturisation, part grandissante de financement du sec­teur privé avec adoption de logique de start-ups, baisse tendancielle des coûts, un accès faci­lité aux technologies spatiales, la création de nouveaux produits et services qui touchent tous les secteurs du domaine spatial (obser­vation de la Terre, télécommunications, services en orbites, SSA, etc.). Cette tendance est renforcée par une perception globale que l’espace devient un secteur économique comme un autre. Son utilisation se banaliserait et les conditions de son exploitation se normalise­raient au sens où les entreprises spatiales pourraient se comporter et édifier leur business model comme n’importe quelle autre entreprise de n’importe quel autre secteur.

Cette multiplication des acteurs semble complexifier la gestion collective de l’espace extra-atmosphérique. Pourtant, dès 1957, les membres de l’ONU ont réfléchi à son utilisation pacifique. Qu’en est-il aujourd’hui de la gouvernance de l’espace ?

Une des grandes problématiques actuelles de la gouvernance de l’espace réside certainement dans les difficultés d’articulation des différentes scènes concernées : nationales, régionales, et internationales dans un contexte de montée des tensions sur Terre entre grandes puissances, de dépendance accrue aux systèmes spatiaux et d’un droit international de l’espace qui peine à s’adapter. Si les grands principes du droit de l’espace ont été reconnus de manière quasi-instantanée par le lancement du premier satellite artificiel de la Terre en 1957 et le cadre spatial conventionnel élaboré et adopté en une période record de 20 ans (1958-1979), ce corpus juridique de droit international public, résultat de négociations entre Etats, ne semble plus pertinent et adaptée aux dynamiques actuelles. L’intervention croissante des sociétés privées dans ces activités a notamment mis en lumière de nombreuses ambiguïtés et lacunes dans la gouvernance existante.

Pour pallier ces insuffisances constatées, de nombreuses législations nationales ont été promulguées, principalement portées et initiées par les États-Unis. Elles créent des précédents au risque de voir le droit international se normaliser en fonction des priorités politiques, stratégiques voire économiques de certains pays. Les lois spatiales autorisant l’exploitation des ressources spatiales ou les textes nationaux de stratégie spatiale qui se multiplient illustrent ces processus en œuvre, décrédibilisant potentiellement le droit international et la prééminence de l’approche collective. Les pays non spatiaux n’arrivent que difficilement à faire entendre leur voix alors même que le Traité de l’espace de 1967 dans son article 1er consacre que « l’exploration et l’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, doivent se faire pour le bien et dans l’intérêt de tous les pays, quel que soit le stade de leur développement économique ou scientifique ; elles sont l’apanage de l’humanité tout entière ».

Les collisions entre satellites et débris de fusées ou de satellites constituent un risque de plus en plus important, notamment en orbite basse. Qu’en est-il de la pollution de l’espace ?

Parler de pollution, c’est considérer que l’environnement spatial se caractérise aujourd’hui par des risques croissants de collisions liés à la prolifération des débris spatiaux. Certains n’hésitent d’ailleurs pas à dire que l’espace est devenu une poubelle. Les débris sont de plusieurs sortes. Il peut s’agir des effets collatéraux de destructions volon­taires de satellites par la Chine (2007), les États-Unis (2008), l’Inde (2019) et la Russie (2021), et involontaires comme la collision le 10 février 2009 de deux satellites, l’un russe (Cosmos 2251) et l’autre américain de la constellation Iridium, générant quelque 1 800 fragments sur des orbites très fréquentées. Mais, les débris sont prin­cipalement le fait des étages supérieurs des lanceurs spatiaux et des satellites ayant achevé leurs missions. La multiplication des objets en orbite est également un fac­teur d’accroissement du risque de perte de contrôle d’un engin considéré. Dans ce cas, l’objet devient un débris parce que l’homme ne peut plus ou mal le contrôler.

De fait, l’augmentation significative, actuelle et future, de la population orbitale, contribuant à rendre difficile la gestion des orbites basses, fait craindre des scénarios type « syndrome de Kessler » (risques d’effets de collisions et de production de débris en cascade à mesure de l’augmentation du nombre d’objets sur certaines orbites).

Au-delà, les astro­nomes alertent sur l'impact de la pollution lumineuse considérable des méga-constellations sur les observations du ciel. Le COPUOS, en 2022, a ainsi inscrit à son ordre du jour et pour la première fois de son histoire, la pollution lumineuse et radio imposée par ces méga-constellations de satellites.