Sébastien Abis nous offre une réflexion approfondie sur les enjeux géopolitiques et stratégiques du blé mis en avant par l'invasion de l'Ukraine par la Russie et le blocus des exportations navales.

On peut aisément suivre Sébastien Abis, directeur du club DEMETER, chercheur-associé à l’IRIS et expert reconnu des sujets agricoles, quand il avance l’idée que « les céréales illustrent à merveille cette géopolitique des questions agricoles dans des temps longs. Le blé, plus précisément, incarne à lui seul à quel point un produit alimentaire possède un véritable pouvoir stratégique »   . Ce point de départ marque le début d'une analyse approfondie sur la place du blé dans la sécurité alimentaire mondiale, au cours de l’histoire mais aussi dans le présent et dans un avenir marqué par le changement climatique et les innovations.

Une production localisée face à une demande mondialisée

Faisant un travail d’historien, d’économiste et de géopoliticien, Sébastien Abis met en évidence le paradoxe existant entre la mondialisation de la demande en blé, amplifiée par la croissance démographique et urbaine mondiale, et la localisation de sa culture dans des régions bénéficiant d’une géographie favorable.

En effet, on peut constater que « si la demande pour ce produit se mondialise et s’amplifie avec l’augmentation démographique, sa culture reste en revanche localisée dans les territoires qui bénéficient d’une géographie généreuse »   . Cette dernière se traduit généralement par la présence d’eau, de sols fertiles et d’un climat tempéré. Il convient également de noter que contrairement à d’autres productions agricoles, la très grande majorité des terres sont récoltées une fois par an, alors que ce produit est consommé quotidiennement sur la planète, ce qui pose la question inévitable de sa commercialisation et de son stockage.

La perspective historique proposée, qui s'étend de l’Antiquité à nos jours, soulève des questions cruciales sur la distribution inégale des ressources agricoles et son impact sur l’équilibre géopolitique mondial. Actuellement, le blé représente un huitième des terres cultivées mondialement, soit environ 220 millions d’hectares (l’équivalent de quatre fois l’Hexagone).

Selon que l’on observe qui sème, récolte, transforme et commercialise, une géopolitique du blé se découvre petit à petit sous les yeux du lecteur. L’auteur distingue en effet le « grenier du monde » des « aires sous tensions » : au sein du premier se trouve incontestablement la région de la mer Noire, véritable heartland céréalier mondial, tandis que les secondes couvrent de larges bassins de population, de l’Asie à l’Amérique du Sud en passant par l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient.

L’ouvrage revient ainsi avec précision et discernement sur l’importance de la Russie et de l’Ukraine dans le jeu mondial du blé, qui ont retrouvé leur rôle historique. De fait, cette céréale ne concerne qu’un nombre limité de producteurs et d’exportateurs : la Russie, les États-Unis, le Canada, l’Ukraine, la France, l’Argentine et le Kazakhstan sont des membres éminents d’un club qui ne compte qu’une vingtaine de membres dans le monde. Plus précisément encore, les quinze plus grands pays producteurs fournissent environ 80% de la récolte mondiale, ce qui montre la forte concentration du secteur.

Un enjeu de puissance et de diplomatie

Une partie significative de l'ouvrage est consacrée à l'examen du rôle du blé dans les conflits internationaux et les rapports de puissance, ce qui n'est pas sans faire écho à l’actualité dans le contexte de la guerre en Ukraine.

L'auteur souligne également l'évolution du négoce international du blé, avec une présence grandissante d'acteurs asiatiques, succédant à la mainmise des grands acteurs économiques occidentaux. Ce phénomène se conjugue avec l'importance cruciale de la logistique maritime pour la circulation des grains à travers le globe : « Le blé est la céréale la plus échangée au monde et les volumes qui parcourent la planète sont toujours plus grands. Dans cette perspective, la logistique s’avère absolument déterminante, sur terre mais surtout par mer, là où transitent la majorité des grains. »  

Sébastien Abis avance également l'idée que l'agriculture peut être considérée comme un levier de puissance dans les relations internationales, notamment pour l'Union européenne, qui pourrait tirer parti de ses ressources agricoles pour affirmer sa souveraineté.

Mais la production du blé doit aussi être intégrée aux débats liés au changement climatique : « Il existe ainsi un vieux dicton russe qui veut que ce soit le ciel, et non la terre, qui produise le blé. »   . Ainsi, l'auteur propose la vision d'une Europe qui développe des systèmes agricoles plus verts, s'inscrivant dans une stratégie climatique et géopolitique globale : « Les céréales, et plus largement l’agriculture, doivent figurer parmi les ressources que l’UE met en avant dans l’expression de sa puissance souveraine. Une Europe qui serait capable de poursuivre le verdissement de ses systèmes agricoles, de placer ses cultures au cœur d’une stratégie climatique mêlant décarbonation, adaptation et innovation et qui parallèlement redonnerait un horizon mobilisateur à la PAC, n’est-ce pas tout simplement répondre aux injonctions de Bruxelles qui souhaite à la fois développer le Pacte vert et redevenir géopolitique ? »  

Le blé français : un atout géopolitique pour l'Europe

L'ouvrage approfondit également le rôle géopolitique de la France en tant que puissance céréalière, mettant en évidence le rôle crucial des agriculteurs comme « entrepreneurs du vivant ». Ainsi, la France exporte massivement son blé vers des pays comme l'Algérie, le Maroc, l'Égypte ou la Tunisie, ce qui crée des flux géostratégiques essentiels à maintenir et à entretenir. La politique française du blé serait incitée à poursuivre un triple objectif, selon l’auteur :

« Produire autant, produire mieux et savoir pour qui produire. La France exporte son blé an Algérie, au Maroc, en Egypte ou en Tunisie ; il ne s’agit pas de ventes occasionnelles, mais de flux géostratégiques, qu’il importe de conserver et, par conséquent, d’entretenir. Il faut sécuriser ces pays dans leurs approvisionnements, les accompagner dans l’amélioration de leur production et travailler avec eux sur l’ensemble des étapes de la filière – la francophonie constituant, en ce sens, un excellent catalyseur. »  

L'acceptation sociale des innovations dans l'agriculture est également abordée dans l'ouvrage, soulignant leur rôle crucial pour l’avenir : « Alimentation, énergie et climat forment un nexus stratégique sur lequel la géopolitique du XXIe siècle continuera de reposer. »    Ainsi, l’auteur plaide pour une attention renouvelée au blé en tant que ressource stratégique de premier ordre : « Le blé coche toutes les cases de l’agenda géopolitique français mais aussi européen, à l’heure où la situation internationale change de registre et appelle à responsabiliser l’Union européenne sur ce que sont ses atouts et ses narratifs à même de la différencier. »  

En conclusion, la Géopolitique du blé de Sébastien Abis est un ouvrage fascinant qui analyse de manière approfondie l’importance stratégique du blé dans le contexte géopolitique mondial, à travers un examen serré des statistiques disponibles et une connaissance fine des acteurs et des dynamiques du secteur. L’auteur présente une vision claire des enjeux liés à cette céréale essentielle, de sa production et de son commerce à son impact sur les relations internationales.

En mettant en avant le rôle potentiel de l’agriculture comme élément de puissance, l’auteur propose des pistes de réflexion stimulantes pour l’avenir agricole de l’Europe et du monde, en cartographiant ses multiples défis. Une lecture incontournable pour quiconque s'intéresse aux liens complexes entre géopolitique, sécurité alimentaire et développement durable.