Denis Moreau se lance le défi de redonner tout son tranchant et son actualité à la formule éculée de Descartes « je pense donc je suis », contre les usages médiatiques et quotidiens qui la banalisent.
Il est peu de formules aussi célèbres et rebattues que le « je pense donc je suis » (cogito ergo sum) de René Descartes (1596-1650). Les innombrables commentaires, critiques et caricatures dont il a fait l’objet laissent peu de place pour une analyse originale. C’est pourtant à une « célébration » du cogito que nous invite Denis Moreau, professeur de philosophie à l’Université de Nantes, spécialiste de l’âge classique.
L’auteur était sans doute le mieux placé pour écrire un tel ouvrage à destination d’un large public. Sa connaissance fine de la période (le XVIIe siècle) ainsi que de son contexte intellectuel lui permet de mettre en évidence les éléments les plus pertinents pour la compréhension de cette formule éculée.
Dans le livre, ce brève énoncé est ressaisi à la lumière du système philosophique cohérent de Descartes, depuis ses conceptions sur la « certitude absolue » et la vérité jusqu’à sa description de la morale pour l’existence ordinaire. Mais c’est aussi l’étonnante actualité du cogito qui se trouve éclairée, à propos des aspects les plus divers de notre époque.
La « célébration » du cogito prend à la fois les allures d’une fête et d’une commémoration collective : il s’agit pour Denis Moreau d’en proposer un éloge public qui permette de se démarquer des emplois continuels et parfois détournés que l’on fait de cette formule dans les manuels scolaires, les médias ou même la publicité, en allant jusqu'à la brandir fièrement comme un morceau de sagesse nationale. Car la plupart du temps, c’est sans examen, et pour exprimer une évidence que l’on prononce ces mots.
Certes, bien des auteurs se sont déjà employés à commenter le cogito sérieusement, en étudiant son sens philosophique initial. Mais ces analyses ont souvent mené à des simplifications et à des critiques infondées : depuis la dénonciation de l'ego, constitutif du cogito, en tant qu’expression de l’individualisme, jusqu’à son association avec l’autre phrase célèbre de Descartes (« se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature »), qu’on accuse aujourd'hui de tous les maux technologiques et écologiques, ces accusations ont plutôt contribué à jeter l’anathème sur le nom de Descartes plutôt qu'à en célébrer les propositions.
Denis Moreau n'ignore pas ces accusations ; loin de les dédaigner, il les prend bien plutôt au sérieux et les analyse et les réfute rigoureusement.
Mais son approche ne se limite pas à une réhabilitation théorique de Descartes. De manière originale, c'est d'abord par l'humour que l'auteur aborde son objet. Dès l'ouverture du livre, il brandit cette arme comme une protection contre les préjugés et les formules toutes faites. C'est ensuite un exposé extrêmement pédagogique qui nous conduit « de l’incroyable fécondité » de la brève formule du cogito à l'édifice tout entier de la métaphysique de Descartes. Enfin, l'auteur s'attarde sur l’échec du « beau projet cartésien d’étendre la certitude inébranlable du “Je pense, donc je suis” à d’autres énoncés philosophiques, voire à l’ensemble de la philosophie ».
On assiste en fin de parcours à une variation sur différentes formes revêtues par la célèbre formule dans la postérité : « Je me promène donc je suis » (Pierre Gassendi) ; « je pense et des choses diverses sont pensées en moi » (Leibniz) ; « Suis-je assuré que le “je” qui dit “je pense” est le même que celui qui “est” » (Lacan).
Cet opuscule renferme ainsi de nombreuses qualités. La première d'entres elles est sans doute de défendre le cogito de Descartes en tant qu'acte de pensée, susceptible de dépasser la vérité d'un « moi » individuel. Rien de triomphal ou d'euphorique là-dedans : de nombreux obstacles nécessitent d'être franchis afin que la « célébration » annoncée ne se réalise, mais l'auteur fait le pari que le mouvement en acte de la pensée auquel invite le cogito produira des effets nécessaires et satisfaisants.