Cynthia Fleury dresse le diagnostic d'une société malade de ses atteintes à la dignité et élabore les plans d'une « clinique » capable d'en délivrer un traitement.

La dignité fait partie de ces valeurs que l’on brandit bien volontiers et que l’on inscrit dans toutes les « Déclaration » de droits humains ; mais elle est tout aussi fréquemment bafouée et demeure un enjeu de premier plan dans le monde contemporain. Qu’il s’agisse des relations intimes ou des rapports sociaux ou institutionnels, l’intégrité physique et psychologique des individus continue d’être soumise à de graves atteintes.

C’est de ce constat dont part Cynthia Fleury, philosophe bien connue du grand public et professeure titulaire de la chaire de philosophie au Groupe Hospitalier Universitaire « Paris psychiatrie & neurosciences ». Dans son dernier ouvrage intitulé La Clinique de la dignité, elle propose une théorie générale de la dignité qui ne consiste pas uniquement en un travail conceptuel mais qui s’attache à identifier les significations, les usages et l’extension de cette notion dans les formes les plus concrètes de rapports sociaux.

Fleury est épaulée pour ce faire par quatre autres auteurs, qui explorent des cas concrets d’atteinte à la dignité des personnes dans la seconde partie de l’ouvrage : la juriste et Défenseure des droits Claire Hédon, le doctorant en philosophie de l’écologie Benoît Berthelier, la chercheuse en éducation thérapeutique Catherine Tourette-Turgis et le psychanalyste Benjamin Lévy.

Les lieux de l’indignité

Les lieux ne manquent pas où il est possible d'observer la dégradation toujours plus importante de la dignité des existences individuelles : hôpitaux, EHPAD, prisons, centres d’accueil pour demandeurs d’asile… Une cohorte d’individus se voient réduits, pour un temps plus ou moins long, pour un besoin ponctuel ou du fait d’un statut qui leur colle à la peau, au statut d’objet ou de statistique. Mais au-delà de ces cadres institutionnels donnés, c’est l’ensemble des vies ordinaires qui se trouvent aujourd'hui précarisées. Ce « devenir indigne » qui travaille de plus en plus profondément nos sociétés semble désormais avoir atteint un niveau structurel. Les analogies, opérées à plusieurs reprises dans l’ouvrage, avec les modèles coloniaux ou post-coloniaux sont à cet égard lourdes de sens.

Les quatre auteurs accompagnant Fleury dans ses analyses explorent certains de ces cas concrets d’indignité. Ainsi, Claire Hédon enquête sur la potentielle « maltraitance institutionnelle » qui sévit dans l’administration ou dans les organismes de service public et en tire l’idée que la dignité ne doit pas être réduite à une notion juridique et morale mais doit pouvoir fonder une véritable politique publique.

Benoît Berthelier expose quant à lui les difficultés auxquelles se heurtent les bien nommés « Indignés » pour faire valoir leurs exigences de dignité à travers le monde. Catherine Tourette-Turgis s’intéresse pour sa part à la mobilisation des malades du Sida et l’éclaire à partir de son propre travail clinique. Enfin, Benjamin Lévy décrit les formes d’indignité qui règnent dans le monde carcéral.

Une philosophie de la dignité

Sur la base de ces considérations concrètes, Fleury affirme la nécessité de redonner du sens à l’idée d’égale dignité des personnes par-delà les discours défensifs ou justificateurs portés par certains médias et les relais qu’ils trouvent dans l’opinion publique. Pour elle, la dignité ne se résume pas à une affaire de droit mais conjugue politique et éthique, conformément à la signification qui lui a été conférée historiquement : la modernité l’a en effet conçue comme inséparable de la notion d’humanité et de l’affirmation d’une valeur intrinsèque de la personne humaine.

Bien plus, la reconnaissance de la dignité des personnes est une condition nécessaire à l’expression de leur capacité d’agir — que les notions plus abstraites de liberté et d’égalité sont incapables de réaliser seules. Ainsi définie, la dignité passe pour une valeur inaliénable de l’être humain.

Pourtant, en parallèle de cette amplification de la valeur de la dignité, Fleury souligne que les modes de vie, les relations sociales et les rapports au pouvoir n’ont cessé de se dégrader : s’appuyant sur des philosophes classiques allant d’Emmanuel Kant à Axel Honneth, elle montre que la menace de la pauvreté, de la précarité, de la migration forcée, de l’exclusion ou de la perte d’emploi — en un mot, de l’indignité — plane désormais sur chaque individu.

Fleury trouve également dans les récits de James Baldwin des témoignages vivants de la peur et de l’angoisse qui saisissent les individus susceptibles de basculer dans la vie indigne. De tels exemples abondent également dans les récits journalistiques : ceux des infirmières, professeurs ou médiateurs ayant perdu le sens de leur activité, livrés au conditionnement gestionnaire.

Afin de mieux cerner les problèmes de ces sociétés contemporaines, Fleury utilise la notion de « pathologie du manque de dignité ». Cette dernière désigne l'expérience de la dépossession du sens de son quotidien, produite par la totale déconsidération de son métier par les autorités censées en garantir la valeur sociale et politique.

La clinique

Mais à toute « pathologie » doit répondre un soin, un accompagnement thérapeutique, et donc une clinique. C’est là la vocation de la « clinique de la dignité » annoncée par le titre de l’ouvrage. Il s’agit de proposer à la fois un juste diagnostic des conditions matérielles et existentielles de cette pathologie, mais également de déployer des outils adéquats de guérison, d’identifier des méthodes de traitement.

Ainsi, la clinique de la dignité se propose de construire une véritable « politique de la dignité », c’est-à-dire un mouvement collectif sur la base duquel recréer des occasions de solidarité et de « soin des un(e)s et des autres », au rebours des logiques actuelles de compétition entre les individus, entre les cultures ou entre les groupes sociaux.

Dans cette perspective, Fleury se revendique de l’éthique du care et de sa volonté d’assumer la fragilité des êtres humains, la vulnérabilité des existences. Traduit dans un sens politique, il s’agit d’une éducation à la coopération et aux liens de réciprocité. Cela implique pour la clinique de ne jamais opérer depuis une position de surplomb : la dignité ne peut être restaurée qu’à condition d’être le fruit d’une co-création et d’une participation active des personnes concernées.

En ce sens, la clinique que Fleury appelle de ses vœux se distingue de celle dont parlaient Gilles Deleuze et Michel Foucault. Certes, le recours à cette notion doit beaucoup aux travaux de ces deux auteurs, et Fleury emprunte encore au second sa méthode archéologique de décryptage critique d’une situation, qui permet de mettre à nu les logiques du pouvoir qui se jouent derrière elle. Pour autant, la clinique n’est plus chez Fleury le régime normatif et répressif qu’il était chez Foucault.

La clinique de la dignité prend finalement ancrage dans ce qui constitue l’ultime bastion de la dignité, à savoir l’intimité. Comme l’écrit l’auteure, celle-ci est faite pour rester protégée et pour protéger à son tour l’intériorité des assauts que le corps subit de la part du monde extérieur et que le sociologue Erving Goffman appelle « les profanations de la personnalité ». C’est à partir de l’intimité qu’il est possible de réveiller ou de maintenir le sentiment de dignité, en prêtant toute l’attention nécessaire au corps propre des uns et des autres. À ce titre, Fleury reprend à son compte, pour les adapter à son objet, les douze propositions éthiques formulées par le géographe et biologiste américain Jared Diamond, susceptibles d’enclencher une renaissance en contexte d’effondrement écologique.

C’est peut-être dans cet horizon que l’ouvrage est le plus percutant : toutes les institutions et les relations sociales qui ne cessent d’accentuer le « devenir indigne » du monde incarnent, dans une forme particulière et localisée, la brutalité que l’anthropocène exerce à l'échelle de la planète sur toutes les formes d’existence.