À travers six textes d'interview ou de conférences, Jacques Rancière revient sur son concept de « régime esthétique » et expose les spécificités de l'art moderne.
Au fil de ses nombreux ouvrages, le philosophe Jacques Rancière a distingué trois « régimes » de l’art : le régime « éthique », qui aborde les productions artistiques à partir de leur signification au sein d’une communauté de valeurs ; le régime « représentatif », qui évalue les œuvres à partir de leur adéquation avec la réalité ou de leur perfection technique ; et le régime « esthétique », qui s’intéresse à la spécificité du geste artistique en tant qu’expérience sensible capable de déplacer les catégories communes. C’est à ce dernier, qui concerne plus spécifiquement l’art moderne, qu’est consacré le volume intitulé Les Voyages de l’art.
Les bases théoriques explicitant le sens de ce « régime esthétique » avaient été posées de manière approfondie dans Le Partage du sensible (La Fabrique, 2000). Mais Rancière n’a cessé d’y revenir afin d’en préciser les enjeux ou d’en étendre les implications lors d’interviews, d’émissions de radio ou de conférences. C’est cet ensemble qui est rassemblé dans le recueil qui paraît aux éditions du Seuil.
Plus précisément, ce dernier est composé de six textes issus d’interventions données dans diverses institutions culturelles (Pembroke Center de l’Université de Brown, Philharmonie de Paris, Société française des architectes, etc.). Leur contenu navigue à travers les thèmes (l’architecture, la musique, les jardins, l’art contemporain) et les époques (de la Renaissance jusqu’à la période contemporaine) et accompagne le lecteur à travers les œuvres théoriques les plus exigeantes (Kant, Schiller, Hegel).
Comme le suggère le titre du livre, on peut concevoir la lecture de ces articles comme un voyage, au cours duquel on apprend à décaler notre regard sur telle ou telle pratique artistique et à redistribuer les conventions qui la concerne. Rancière invite en somme son lecteur à opérer avec lui une série de détournement de catégories classiques (Art et Beaux-arts, Art et Vie, Musique et Sons, Art et Révolution, etc.).
Le regard du philosophe
La perspective qu’adopte Rancière sur son objet est résolument philosophique ; s’il s’intéresse à l’art, ce n’est ni en technicien, ni en historien. L’auteur en est pleinement conscient et refuse que ses écrits apparaissent comme un discours de vérité se substituant à celui des artistes eux-mêmes, architectes, musiciens ou performeurs. Pour autant, le discours philosophique occupe une fonction spécifique : il s’efforce de saisir les pratiques artistiques comme autant de manières d’exemplifier un régime de pensée et un type de regard, voire une certaine manière de faire monde.
Cette démarche apparaît de manière éclatante dans le dernier texte de ce recueil, où l’auteur brosse, à partir de l’analyse de deux performances contemporaines, le monde sensible particulier que façonnent les artistes de notre temps.
C’est ainsi qu’il convient d’entendre la notion d’« esthétique » sous la plume de Rancière : plutôt qu’une « théorie de l’art », comme on la comprend ordinairement, il s’agit d’une expérience sensible partagée par laquelle les perceptions et les affects s’unifient en un réseau de signification commun. Ce lien définit à chaque fois un « régime esthétique », c’est-à-dire une sphère d’expérience collective constituée de trois éléments : un découpage des lieux consacrés à l’art (la création de musées), une délimitation des objets produits par l’art (les œuvres) et une répartition des capacités à créer ou à parler de ces objets (les gestes et jugements esthétiques légitimes).
La constitution philosophique de l’esthétique
Mais ce qui intéresse tout particulièrement Rancière est la manière dont les productions artistiques font sortir l’art de ses lieux traditionnels, font bouger les lignes de partage communément admises et redistribuent les rôles et les capacités. Plutôt qu’une pratique normative et rigide, l’art ainsi conçu ressemble davantage à l’activité libre du jeu.
Afin de mettre en lumière ces dynamiques, Rancière s’appuie sur trois figures philosophiques majeures de l’époque moderne, qui ont ouvert la voie à l’idée de régime esthétique : Hegel, Kant et Schiller.
La première (qui ne l’est pas chronologiquement) pivote autour de l’architecture : Hegel s’intéresse à cette dernière dans la mesure où elle illustre par excellence l’art de la « perfection de l’imparfait » : en tant qu’art, l’architecture recherche la perfection, mais étant pleinement incarnée dans la matière (source indépassable d’imperfections), elle ne peut en effet l’atteindre (comme y parviennent au contraire la musique et la poésie, d’après Hegel). En mettant au jour ces réflexions de Hegel, Rancière montre comment l’architecture tend indéfiniment à dépasser l’idée du beau sans jamais y parvenir pleinement.
La figure de Kant contribue elle aussi, d’après Rancière, à sortir l’art de ses catégories classiques en délivrant l’esthétique des normes académiques : en faisant du « jugement de goût » un « sens commun » universel, le philosophe de Königsberg redistribue les rôles et ouvre la voie à un accord postulé des subjectivités.
Le nom de Schiller, enfin, apparaît quasiment dans chaque article du recueil. Rancière voit dans sa pensée une étape importante pour le rapport qu’elle instaure entre l’art et le principe d’une éducation spécifique de l’humanité : le philosophe appelle de ses vœux un art qui n’aurait pas de lieu séparé (le musée) en qui se poserait comme la finalité d’un peuple libre à venir.
L’esthétique et le politique
De ce point de vue, l’esthétique moderne est donc porteuse d’une valeur politique forte, qui se réalise à chaque fois qu’un art se trouve mis hors de lui-même pour devenir autre chose.
Ainsi, alors que les Beaux-Arts se sont définis historiquement par un jeu d’opposition avec les arts mécaniques, Rancière tire les conséquence politiques de l’abolition de la distinction entre les œuvres d’art et les choses utiles. De même, alors que la création artistique tirait traditionnellement sa noblesse de son mépris des divertissements populaires dits « vulgaires », Rancière commente l’instabilité contemporaine des frontières entre l’art et le divertissement. Et il en va également ainsi de la ruine de l’idée classique du beau ou de la sortie de l’art hors de ses lieux « propres » (les musées).
Les analyses théoriques menées par Rancière s’appuient toujours sur des exemples précis : la cathédrale chez Hegel, l’art grec chez Schiller, l’opposition Wagner/Malher/Adorno, la New Babylon de Constant Nieuwenhuys, Tatline, Tania Bruguera ou Bertille Bak. Chaque œuvre ou artiste est étudié dans la perspective de l’écart produit par rapport aux situations conceptuelles et pratiques du régime esthétique.
Finalement, les ambiguïtés de l’art contemporain – et notamment celle qui consiste à s’inquiéter de la vie sociale et politique tout en entrant dans les collections de riches milliardaires ou de centres d’art subventionnés – sont intégrées dans une logique toute différente. Le rôle politique de l’art ne réside plus dans une posture de dénonciation au service d’une cause, ni dans la mise en œuvre d’une forme de vie. Selon Rancière, l’art contemporain réalise un travail d’expérimentation des formes possibles de communauté sensible. Telle est donc, au cœur de cet appareil philosophique, notre situation dans le régime esthétique de l’art contemporain.