Gilles Teulié explique comment la politique d'apartheid a été soutenue par une lecture de la Bible qui l’a rendue possible et a tenté de la justifier.

Spécialiste de l’histoire de l’Afrique du Sud, Gilles Teulié étudie la façon dont la religion, depuis les premiers colons européens, contribue à façonner la politique sud-africaine et permet de comprendre la mise en place de l’apartheid, justifié religieusement, à une époque où la religion ne semblait plus capable de légitimer un projet sociopolitique. Revendiquant l’héritage d’Hubert Bost, il fait de la prise en compte de l’évolution de la société particulière qu’est la société sud-africaine la condition d’une enquête théologique à portée historique :

« Comprendre les nombreux mécanismes historiques et intellectuels qui ont présidé à l’instauration et justification de l’apartheid implique un retour aux sources et aux cheminements de la pensée religieuse à travers les siècles non seulement sur un plan théologique, mais également sur la structure même de la société qui a produit une telle théologie ».

Ce travail s’inscrit dans le champ de recherche de la théologie contextuelle, c’est-à-dire « une théologie développée au regard du contexte socio-économique dans lequel évoluent les théologiens sans prétendre à une quelconque universalité. »

L'infériorité supposée des Khoekhoe 

Quand les premiers européens, des Réformés néerlandophones (membres de la NGK), arrivent au sud de l’Afrique, au milieu du XVIIe siècle, ce sont les Khoekhoe qui entrent les premiers en contact avec eux. Ce peuple avait déjà été décrit par des Portugais qui leur achetaient du bétail pour ravitailler leurs navires, dès le XIVe siècle, puis par des observateurs Anglais et Français. Tous en avaient brossé un portrait dépourvu de toute humanité et de toute objectivité intellectuelle. Pétris de préjugés ethnocentristes, ces Européens décrivent les autochtones comme bestiaux et sauvages, sans religion, ni loi, ni langage, ni gouvernement, ni humanité. L’historien François-Xavier Fauvelle explique cela ainsi : « L’apparition, vers 1610, du motif de cannibalisme dans les portraits n’est que l’un des signes d’une radicalisation progressive des jugements portés sur les Khoikhoi. Au physique c’est leur « laideur » qui prime de plus en plus souvent ; on commence à se moquer des seins pendants des femmes. Leur langue, qualifiée généralement de disgracieuse », est parfois décrétée inexistante. On souligne leur déloyauté et leur paresse entre autres traits moraux.

De ces préjugés physiques, on passe avec les pseudo-échelles humaines (comme celle de J.-B. Bory de Saint-Vincent), à une catégorisation ontologique qui place les Khoesan parmi les êtres les plus bas de cette classification, tout juste au-dessus du premier être non-humain, le premier sur l’échelle des animaux, l’orang-outan. Cette prétendue proximité entre les êtres jugés les moins humains et les animaux réputés les plus proches de l’homme se retrouve chez de nombreux penseurs des Lumières, comme Voltaire, qui note dans son Essai sur les Mœurs : « Il n’est pas improbable que dans les pays chauds des singes aient subjugué des filles ». Ainsi depuis ces premiers contacts avec les populations africaines, les européens n’ont eu de cesse d’affermir une série de dichotomies (entre le bon/noble et l’ignoble/sauvage) pour se représenter par rapport à l’autre. Ce regard dépréciatif du Blanc sur le Noir sud-africain s’ancre durablement dans les représentations européennes. Dans le domaine religieux, il explique les questionnements sur les éventuels droits ou devoirs de faire baptiser les esclaves, et les argumentaires fondés sur la religion – c’est-à-dire principalement sur la lecture de la Bible – qui justifieraient théologiquement une inégalité de statuts.

Au Cap, les premiers colons néerlandophones sont pour l'essentiel adeptes d'un calvinisme dérivé de la « Seconde Réforme ». Au cours des années 1650, une réaction religieuse qui ressemble au puritanisme a en effet eu lieu contre ce que ses partisans dénoncent comme une réduction de la religion à un système aride de doctrines. Ils mettent l’accent sur la religion vécue et la nouvelle naissance qu'apporte le baptême. Au synode de Dordrecht de 1618-1619, l’Église réformée néerlandaise, dont dépend la communauté européenne sud-africaine, décide ainsi que les enfants, qu’ils soient libres ou esclaves, doivent être baptisés, en s’appuyant sur l’Épître aux Galates 3, 28, qui stipule qu’il n’y a pas de différence entre êtres humains en Christ : « Il n’y a plus ni Juif ni grec, il n’y a plus esclave ni homme libre, il n’y a plus ni homme ni femme, car vous tous vous êtes un en Jésus-Christ ».

L’auteur établit l’importance du baptême à cette époque en rappelant que les individus ne sont pas souvent définis par leur nationalité, mais par leur religion. On est un catholique, un protestant, un chrétien, ou un infidèle, etc. « L’identité se mesure par la religion d’appartenance et non par la nationalité dont les contours sont souvent flous. Dans les colonies de la VOC [la compagnie néerlandaise des Indes orientales], être baptisé dans la foi réformée est gage d’ascension sociale, car une fois baptisé, un individu peut accéder à la citoyenneté, et pour les esclaves à l’affranchissement ». Mais les propriétaires d’esclaves doivent tout faire pour empêcher le baptême de leurs esclaves qui devraient sinon être libérés. C’est pourquoi la conversion des populations khoesan jusqu’au XIXe siècle ne semble pas être un objectif systématique des blancs. De plus, si la religion a été appelée à l’aide pour définir le statut des non-européens à l’aube de la modernité, les États du sud des États-Unis ont développé la justification biblique de l’esclavage et ont donc été des précurseurs pour produire une justification de l’esclavage sur des critères proprement raciaux inconnus jusqu’alors, en s’appuyant sur la Bible, interrogeant notamment la question biblique que l’on trouve dans Jérémie 13, 23 : « Un Ethiopien peut-il changer sa peau, et un léopard ses tâches ? »

Le grand Trek et sa relecture religieuse

À partir de 1779, des tensions naissent entre les colons qui s’étendent et la VOC, instance politico-économique émanant des Pays Bas, incapable de les protéger. Dans ces conditions, les colons se rassemblent dans des villages et se protègent eux-mêmes. Les fermiers, qui sont de plus en plus éloignés du cap, deviennent plus indépendants et individualistes. Ils affrontent parfois des tribus Xhosa. Comme le dit l’auteur :

« leur mécontentement ainsi que celui de colons de la veille et des alentours du Cap est à l’origine de l’émergence d’un courant idéologique que l’on peut percevoir comme les prémices de l’élaboration d’une identité distincte de celle des émigrés néerlandais. L’Afrique devient la mère patrie. (…) Ce sont des gens très conservateurs qui vivent éloignés de toute forme de vie urbaine (certains doivent parfois faire 150 km pour se rendre au culte le plus proche). Profondément attachés à leur héritage hollandais, leur foi est le ferment de leur vie au quotidien, le Catéchisme de Heidelberg est l’objet de leur réflexion, la Bible les guide souvent car elle est au centre de la cellule familiale. Ces foyers calvinistes, bien qu’épars, sont homogènes en raison de l’uniformité de leur credo et d’une lecture identique des Saintes Écritures ».

A ces derniers s’oppose un autre courant spirituel, qui prêche la conversion personnelle. La mission et l’aide aux pauvres font partie de leurs priorités. Puis les presbytériens écossais s’implantent en Afrique du Sud, avec pour objectif, pour le gouverneur britannique, de faire venir des pasteurs presbytériens pour que ceux-ci anglicisent les Boers. La proximité doctrinale calviniste entre réformés et presbytériens est une bonne carte à jouer pour les autorités britanniques qui espèrent diluer l'identité des Boers. Mais, dans les faits, le contraire se produit puisque les pasteurs écossais épousent des femmes boers et s’afrikanisent, rejoignent la communauté des Boers, de telle sorte que, dès cette époque, protestants réformés néerlandophones et protestants anglicans anglophones se sont regardés en chiens de faïence, jusqu’à une confrontation remarquable pendant les années d’apartheid. Les Églises de langue anglaise ont la réputation d’apprendre aux Noirs la désobéissance et la sédition. Parfois les autorités du Cap ont dû interdire d’apprendre à lire aux Noirs, volontairement maintenus dans l’illettrisme par la majorité des colons. Aussi les Britanniques tiennent-ils, au XIXe siècle, un discours manichéen sur les Boers. Livingstone décrit ainsi les Boers qui se considèrent comme le peuple élu : chacun d’entre eux aurait une Bible qu’il ne lirait pas et un fusil pour tuer les Noirs. Pour lui, ceux qui sont restés sous la tutelle britannique sont des gens bien, les autres non.

En réaction à cette situation, un grand nombre de familles de colons s’éloignent du Cap. Et, comme le note Gilles Teulié : « l’histoire de ces colons blancs confrontés à des guerres incessantes contre les Xhosa (équivalent du mythe de la conquête de l’Ouest américain par les colons blancs confrontés aux guerres contre les Amérindiens) fait l’objet de la création du mythe du Trekboer, le colon afrikaner bâtisseur de nation. » C’est un exemple de construction d’un passé idéalisé, voire mythique. Les westerns donnent une vision manichéenne, naïve et simpliste des relations entre les « cow-boys » et les « indiens », tout comme le mythe de la conquête de l’Afrique du Sud va élaborer des schémas similaires où le colon blanc est le héros. Pour les Sud-Africains, écrit encore l’auteur :

« Les héros étaient les colons de la frontière, simples, amoureux de la paix, désireux de défendre leur famille et leur ferme contre les Cafres scélérats, qui se répandaient de l’autre côté de la frontière pour effectuer des raids, brûler et assassiner. Les scélérats auxiliaires étaient les autorités qui ne défendaient pas la frontière de manière adaptée, mais aussi détruisaient les efforts des colons de la frontière pour se défendre, ainsi que les missionnaires qui dénonçaient les colons aux autorités et traitaient les Hottentots et les Cafres sur un pied d’égalité avec des chrétiens ».

L’un des traits caractéristiques de la vision de ces colons est ainsi que le Noir de l’autre côté de la frontière est un ennemi et non un membre de la société ; or, les idées et les comportements des Trekboers pendant la période de la frontière se sont cristallisés et n’ont pas évolué au cours des siècles suivants.

Dans les faits, entre 1835 et 1840, entre 12 000 et 15 000 personnes (à peu près 10% de la population blanche plus des serviteurs noirs) quittent la colonie britannique du Cap. Ils ont mis tous leurs biens sur de lourds chariots tirés par des dizaines de bœufs et partent en convois vers des régions très peu connues. Presque tous sont des membres de l'Église réformée néerlandaise (la NGK), des calvinistes très conservateurs qui vivent dans le nord-est de la colonie du Cap, dans des contrées peu hospitalières et surtout très loin du Cap. Parmi les raisons de leur départ, on trouve leur aversion pour le gouvernement britannique qui a permis aux Noirs d’être sur un pied d’égalité avec les Blancs, l’imposition de l’anglais comme langue officielle et des raisons économiques (une importante sécheresse et l'urgence de trouver de nouveaux pâturages).

Mais ce mythe national fait l’objet d’une relecture religieuse. Pour certains calvinistes afrikaners férus d’Ancien Testament, leur départ vers les contrées désertiques du nord et de l’est de l’Afrique australe ne manque pas d’évoquer celui du peuple hébreu d’Égypte et son errance dans le désert pendant quarante années. C’est le temps où un mouvement d’élaboration d’une identité propre à ces colons néerlandophones voit le jour. C’est en tout cas ce que les idéologues afrikaners vont faire croire à partir des années 1870 en créant le mythe du Grote Trek (le grand trek) et en développant l’idée que ce trek scelle une alliance avec Dieu, qui guide les Boers hors des terres de pharaon. Ce mythe est un bon exemple de ce que Paul Ricoeur appelle « la mémoire manipulée » : « le cœur du problème, c’est la mobilisation de la mémoire au service de la quête, de la requête, de la revendication d’identité. »

De la défense de la multiformité humaine à l’institution de l’apartheid

Les Boers affrontent les Anglais au début du XXe siècle. Pendant cet affrontement, les Afrikaners redoutent que les Noirs violent et tuent leurs femmes et leurs enfants. En effet, pour échapper aux armées régulières anglaises, ils forment des commandos insaisissables, de telle sorte que les Anglais brûlent les fermes et emmènent enfants et femmes dans des camps de concentration à la mortalité très élevée. Malgré la violence des Anglais, ce qui effraie le plus les Boers, c'est de laisser femmes et enfants à la merci des Noirs qui pourraient commettre des exactions à leur encontre, si bien qu'ils perpétuent ainsi une méfiance et une hostilité à leur égard. Les Boers sont vaincus. Et en réaction à cette défaite, « le nationalisme afrikaner prend son essor sur la base d’une volonté de revanche non plus militaire, mais économique et s’appuie plus que jamais sur les trois idées-forces forgées au XIXe siècle : une langue commune (l’afrikaans), un passé (de souffrances) commun, et l’unité d’une religion commune », comme le dit l’auteur.

Pour comprendre comment s’élabore ce qui sera la structure idéologique et religieuse de l’apartheid, il évoque précisément un certain nombre de figures dont la pensée a marqué les créateurs de l’apartheid, par exemple Abraham Kuyper (1837-1920), qui se détourne du protestantisme libéral et s’oriente vers une orthodoxie calviniste. Kuyper défend un retour aux valeurs plus traditionnelles et l’idée que l’uniformité au sein des communautés est une malédiction. Il lui préfère la pluriformité, et distingue unité et uniformité : pour lui, l’unité chrétienne est le but ultime qu’enseigne la Bible, et tout chrétien doit œuvrer pour l’unité, mais l’unité doit se faire au sein de la diversité des être humains, pas de leur uniformité. La quête d’unité uniforme inspirée par le Diable a été contrecarrée par Dieu lors de l’épisode de la tour de Babel et de la Pentecôte. Kuyper écrit ainsi : « Il n’y a pas d’uniformité chez les hommes, mais au contraire une multiformité sans fin ».

Pendant la crise des années 1930, « les Noirs servent de boucs émissaires aux Blancs. L’attitude paternaliste de la NGK envers les Noirs devient doctrinaire lorsque ses théologiens commencent à justifier la ségrégation en se basant sur la Bible ». C’est donc d’abord sur un plan religieux qu’apparaît l’idée d’un développement séparé des hommes au bénéfice de tous. Théoriquement, il ne s’agit pas d’empêcher les Noirs de développer leur propre culture et leur propre société, mais de faire en sorte qu’ils le fassent dans leur propre sphère, c’est-à-dire radicalement coupée et ségréguée de la sphère dans laquelle vivent les Blancs. Sont ainsi prévus des développements séparés et parallèles. Cette conception est à la base de la ségrégation raciale appelée apartheid, dans laquelle les Noirs et les Métis ont droit une vie indépendante, mais loin de celle des Blancs. Une telle organisation permet de privilégier les Blancs pauvres sans pour autant détruire le travail d’évangélisation fait auprès des non-Blancs. Aussi peut-on dire que le point de basculement de l’Église principale vers le chemin de l’apartheid est le fait que, pour se structurer après la défaite face aux Britanniques, pour résister à la crise de 1929 et poursuivre le développement nationaliste, on est passé de ce qui n’était qu’une pratique ecclésiale, à savoir la séparation des groupes ethniques dans ses temples, à un principe structurant non seulement l’Église, mais également la société elle-même. La séparation raciale devient le fer de lance de la NGK qui pense que l’identité des êtres est le fait de Dieu. Comme le dit l’auteur : « ainsi il faut protéger ce don de Dieu en préservant la "pureté de la race". Dans ce système global perverti, l’homme blanc doit accompagner le non-Blanc vers la maturité. On retrouve là la rhétorique coloniale du XIXe siècle. Mais pour cela, l’homme blanc (afrikaner), pour pouvoir mettre en place l’apartheid, doit d’abord accéder au pouvoir. »

L’institution de l’apartheid oppose avec virulence la figure des constructeurs de la tour de Babel, qui étaient dans le péché, aux Voortrekkers, qui s’efforcent d’obéir à la Parole Divine. En acceptant la dispersion, les Voortrekker ont obéi à Dieu. En refusant de trekker, les constructeurs de la tour de Babel ont désobéi à Dieu. L’auteur relève également les fondements scripturaires utilisés par la NGK pour justifier l’apartheid et fait clairement voir l’importance des liens entre le gouvernement de l’apartheid et les Églises chrétiennes. Il cite A.-M. Goguel :

« Un des traits de la situation sud-africaine, écrit ce dernier, c’est l’importance des référence chrétiennes dans le conflit en cours. L’Afrique du Sud est sans doute le seul pays du monde où le chef de l’État d’adresse aux dirigeants des Églises par des lettres ouvertes publiées dans la presse en invoquant des textes bibliques, et où ceux-ci répondent sur le même registre. »

Pour les hommes au pouvoir, les autorités n’ont de comptes à rendre qu’à Dieu. L’idée de souveraineté populaire est rejetée, comme celle d’égalité des hommes. Comme le schématise l’auteur, la différence entre la NGK et l’Église anglicane est que l’Afrikaner moyen est un calviniste qui croit que Dieu régit tout jusque dans les moindres détails, tandis que l’Anglais moyen est un libéral qui croit lui aussi en Dieu, mais un Dieu qui laisse les décisions à l’humanité et autorise l’être humain à choisir son chemin.

L’auteur analyse également les réactions chrétiennes contre l’apartheid, en particulier l’importance de Bonhoeffer et Barth, les textes bibliques employés pour dénoncer l’incompatibilité entre un régime d’apartheid et le sens véritable du christianisme, ainsi que la création d’une théologie de la libération noire sud-africaine qui remet en cause l’eurocentrisme des représentations de Dieu comme un être blanc, qui induisent une proximité des Blancs et de Dieu et un éloignement des Noirs de Dieu en raison de la couleur de leur peau.

Ce livre propose en somme une généalogie vaste, complète mais accessible, de l’apartheid, en mettant au jour de façon lumineuse le rôle qu’ont joué les religions dans son élaboration, avant de fournir une ressource à sa contestation.