Contre une vision qu'elle juge trop militante de la sociologie, Nathalie Heinich propose une approche pragmatique pour rendre compte de la manière dont on attribue des valeurs aux personnes.

Nathalie Heinich poursuit dans cet ouvrage, La Valeur des personnes, son analyse des processus d'évaluation auxquels se livrent les individus en société, en mobilisant les outils théoriques qu'elle avait dégagés dans son ouvrage précédent, Des Valeurs. Une approche sociologique, à propos duquel elle avait déjà donné à Nonfiction un long entretien. Elle apporte ici des précisions utiles quant aux implications de cette sociologie des valeurs, appliquée cette fois-ci aux personnes, s'agissant des discriminations ou encore des inégalités.

 

Nonfiction : Pourriez-vous expliciter, pour commencer, les spécificités de l’évaluation lorsque celle-ci s’applique à des personnes ?

Nathalie Heinich : Pour comprendre comment fonctionne l’attribution de valeur aux personnes, il faut tout d’abord prendre au sérieux la question des valeurs, en tant que représentations mentales partagées, sans les réduire à de simples illusions ou à des dissimulations d’intérêts, comme l’ont fait l’approche marxiste des idéologies et, plus récemment, la sociologie critique selon Bourdieu. Nous faisons tous preuve de certaines compétences à l'évaluation, qui se fondent sur des ressources sophistiquées (que j’ai étudiées dans Des Valeurs) auxquelles tout un chacun a plus ou moins accès, mais que nous n’appliquons pas forcément de la même façon selon les objets et selon les contextes – d’où résultent de nombreux conflits de valeurs. Ces attributions de valeur (« valuations », dans le vocabulaire du philosophe pragmatiste américain John Dewey) sont des actes complexes et qui ont des effets importants : elles méritent donc d’être étudiées sérieusement, d’autant que c’est un sujet passionnant.

S’agissant, plus spécifiquement, de l’évaluation des personnes, il faut aussi se détacher de l’approche économique de la valeur, centrée sur l’évaluation des choses. Or, dans le cas des personnes, il existe une différence majeure : c’est que, contrairement à la valeur des choses, la valeur des personnes échappe largement à la mesure chiffrée, au profit de ces deux autres formes d’attribution de valeur que sont l’attachement (souvent manifesté par des actes) et le jugement (qui passe par des mots). Pour des raisons complexes que j’explicite au début du livre, il ne va pas de soi dans notre culture de chiffrer la valeur d’une personne, qu’il s’agisse de sa vie même (dans le cas par exemple d’une compensation judiciaire en cas de décès), de sa force de travail négociée sans son consentement (dans le cas de l’esclavage) ou encore de ses capacités à produire de la richesse ou à effectuer un service, évaluées de façon contractualisée (dans le cas d’une embauche). Il est d’ailleurs admis que ce chiffrage de la valeur ne concerne pas l’entièreté de la personne, mais seulement une dimension de son être : contrairement à une chose, une personne n’est pas considérée comme pouvant faire l’objet d’une mise en équivalence monétaire qui l’engloberait totalement.

Outre la réduction utilitariste de la question des valeurs, et la réduction économiste des processus d’évaluation, une autre tradition intellectuelle risque de faire obstacle à une sociologie des valeurs appliquée aux personnes : c’est la philosophie morale, qui tend à réduire les principes évaluatifs au seul registre éthique. Or, l’observation empirique montre toute la variété des registres de valeurs convoqués selon les situations : nous ne cessons d’évaluer les personnes en fonction de leur beauté (registre esthétique), de leur sensualité (registre aesthésique), de leur force physique ou de leur efficacité au travail (registre opératoire), de leur savoir-faire (registre technique), de leur sens de l’intérêt général (registre civique), de leur respect des règles et des lois (registre juridique), de leur attachement aux liens familiaux (registre domestique), de leur capacité à l’amour (registre affectif), de leur notoriété ou de leur honorabilité (registre réputationnel), de leur authenticité (registre pur), éventuellement de leur spiritualité (registre mystique), de leur capacité à interpréter (registre herméneutique) ou à produire du savoir (registre épistémique), de leur humour (registre ludique). Le répertoire des valeurs que nous partageons tous, même de façon inégale, est infiniment plus riche que la seule question des vertus qui a toujours occupé la philosophie morale.

Vous expliquez en introduction que vous privilégiez dans cet ouvrage les valorisations positives, pour ne pas l’alourdir. Pourriez-vous préciser néanmoins comment il conviendrait d’aborder selon vous, en sociologue et sans tomber dans des erreurs de catégories, la question des discriminations à l’égard de catégories de personnes ?

Il est toujours plus facile de travailler à partir de jugements de valeur négatifs car, contrairement aux jugements positifs, ils ont tendance à s’exprimer plus spontanément et plus explicitement, ne serait-ce que parce que l’indignation y a souvent sa part : c’est la raison pour laquelle j’avais construit mon travail sur l’art contemporain à partir des réactions de rejets, qui sont une formidable source de prises de position spontanées donnant accès aux principes évaluatifs les plus communs en matière artistique. Par ailleurs, l’approche par la critique (la dévalorisation plutôt que la valorisation) est une pente d’autant plus facile qu’elle est formidablement encouragée par la sociologie de la domination popularisée par Bourdieu, qui est pour l’essentiel une sociologie de la dénonciation – une sociologie critique, donc.

Or, dès mon premier livre, La Gloire de Van Gogh, j’ai tordu le bâton dans l’autre sens, en m’intéressant aux processus non pas de disqualification mais d’attribution de valeur : son sous-titre était « Essai d’anthropologie de l’admiration ». J’ai fait de même avec mon livre sur les prix littéraires (L’Épreuve de la grandeur. Prix littéraires et reconnaissance), avec mes travaux sur l’histoire du statut d’artiste créateur (notamment L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique) et d’artiste interprète (De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique). Et, s’agissant de l’attribution de valeur aux choses, La Fabrique du patrimoine m’a permis d’observer et d’analyser de près les principes d’attribution d’une valeur patrimoniale à des édifices ou à des objets mobiliers. C’est dire que la question des discriminations, devenue centrale dans la sociologie critique, n’occupe qu’une place bien marginale dans ma sociologie des valeurs. Et je le revendique sans complexe, car s'en tenir seulement aux discriminations – même si elles existent, bien sûr – me paraît un appauvrissement désolant de notre vision du monde social, qui est autrement plus riche que ce que permet d’en percevoir cette lunette déformante et déformée par le programme militant (que j’ai dénoncé dans mon tract Ce que le militantisme fait à la recherche).

Cela ne signifie pas pour autant que la question des discriminations ne puisse pas être traitée à partir de la sociologie pragmatique des valeurs telle que je la propose. Mais il faut pour cela remonter des processus concrets d’attribution de valeur en situation réelle, qu’étudie la méthode pragmatique, vers des données plus abstraites et, par conséquent, moins riches sociologiquement : soit des déclarations sollicitées sous forme d’entretiens ou de questionnaires (mais rares seraient probablement les acteurs qui reconnaîtraient opérer des discriminations, tant cela est devenu éthiquement problématique), soit des régularités statistiques établies à partir de divers indicateurs, mais qui ne renseigneraient que sur une catégorie bien particulière d’attributions de valeur : celle qui repose sur les qualités statutaires, à l’exclusion des qualités personnelles.

Je m’explique : l’une des découvertes les plus stimulantes, à mes yeux, qu’a permis ce livre, c’est l’importance de la distinction entre, d’une part, les qualités qui tiennent à l’appartenance à une catégorie (par exemple être un noble, un cadre supérieur, un agrégé, une reine de beauté, un député, etc.), et, d’autre part, les qualités qui tiennent à des ressources inhérentes à la personne (sa compétence, sa culture, sa beauté, etc.). Sur le plan historique, les sociétés occidentales sont passées en quelques siècles d’une valorisation a priori des statuts à une valorisation de plus en plus prononcée du mérite personnel, quels qu’en soient les critères. Sur le plan sociologique, la sociologie critique s’est employée essentiellement à rabattre des qualités personnelles sur les qualités statutaires (par exemple, un enseignant croirait noter le mérite scolaire, mais ne ferait qu’entériner une origine de classe, etc.), au mépris des subtils va-et-vient que pratiquent les acteurs entre ces deux polarités. Or, la question des discriminations relève par excellence des propriétés statutaires : c’est en tant qu’elle est une femme, ou originaire d’un quartier populaire, ou de race noire, ou de confession musulmane, etc., qu’une personne sera infériorisée par rapport à d’autres.

Il est donc parfaitement possible de prendre en compte les discriminations envers des catégories à partir d’une sociologie pragmatique des processus d’attribution de valeur aux personnes, à condition qu’on se focalise sur les dévalorisations, sur les propriétés statutaires et sur des montées en généralité statistiques. Mais a-t-on vraiment besoin pour cela de s’intéresser de près aux processus effectifs d’attribution de valeur en situation réelle, qui forment la base de la sociologie pragmatique ? J’en doute, et personnellement j’estime que la recherche doit découvrir ce qu’on ne connaît pas encore plutôt que de ressasser ce qui est déjà largement documenté, comme c’est le cas avec l’existence des discriminations. Ce goût du ressassement ne s’explique que par la surdétermination de la recherche par un programme politique de réduction des inégalités : un programme qui, certes, a toute sa place dans l’arène civique où nous évoluons en tant que citoyens, mais qui, à mes yeux, n’a pas sa place dans l’arène épistémique où je conduis mes recherches de sociologue, en tâchant de respecter au mieux l’exigence de neutralité qui seule peut garantir la qualité scientifique des travaux. Quitte à décevoir ceux qui confondent les arènes et n’assignent au sociologue d’autre fonction que celle d’un militant un peu plus informé – ce qui me paraît mettre la barre très bas en matière d’ambition intellectuelle.

Vous consacrez la dernière partie du livre à la production « ordinaire » des inégalités, qui résultent de ces évaluations et à la façon dont les individus en société gèrent leurs effets. Pourriez-vous en dire un mot ? Comment l’articuler avec le phénomène de montée des inégalités qui caractérise nos sociétés ?

L’approche pragmatique permet de redonner une place aux acteurs ou, plus précisément, une « agency », une capacité d’action, plutôt que de les considérer comme les agents passifs de processus globaux, de déterminations extérieures à leurs actes (telle l’origine sociale, typiquement). La sociologie pragmatique ne prétend évidemment pas nier l’existence de telles déterminations, mais elle entend faire aussi une part à une certaine marge de liberté individuelle, ainsi qu’à cette capacité inhérente à l’être humain qu’est la réflexivité. C’est dans ce cadre que s’inscrit l’idée d’une « production ordinaire des inégalités » : c’est en attribuant – ou en refusant d’attribuer – de la valeur à telle ou telle personne, à tel ou tel acte, à tel ou tel propos, etc., que nous contribuons à nous positionner mutuellement sur la multiplicité des échelles hiérarchiques qui constituent nos repères communs.

C’est dire que l’inégalité de valeur attribuée aux personnes ne relève que partiellement d’un « système » extérieur aux individus : elle est avant tout le produit de processus d’évaluation à l’échelle individuelle, et qui tirent leur efficience de processus d’objectivation voire d’institutionnalisation que l’on nomme des « épreuves » (autre concept-clé de la sociologie pragmatique), comme par exemple les examens, concours, procédures de recrutement, etc. Voilà qui concorde mal avec la culture de la dénonciation qui est devenue le paradigme de la sociologie standard, la seule que connaissent les non-sociologues mais aussi, hélas, de plus en plus de sociologues qui n’ont appris leur discipline qu’à travers le prisme de la sociologie critique. Cette tendance rend difficilement audible la relativisation à plusieurs niveaux de la notion d’inégalité qu’oblige à opérer la sociologie pragmatique des valeurs.

Un deuxième niveau est celui de l’analyse socio-historique : celle-ci montre que la montée des inégalités de revenus et de patrimoines dans les sociétés occidentales n'est effective que depuis une ou deux générations, alors que sur une plus longue échelle, et en tenant compte des politiques de redistribution, il y a au contraire une diminution très nette des inégalités. Ce qui augmente est bien plutôt l’intolérance à l’inégalité, c’est-à-dire l’adhésion de plus en plus prononcée à la valeur d’égalité (on voit là combien il est important de prendre en compte la question des valeurs) : intolérance qui entraîne une plus grande visibilité des inégalités, et donc le sentiment – erroné – de leur augmentation ou du moins de leur non réduction. C’est cette erreur de perception qu’on nomme en sociologie l’« effet Tocqueville ».

Un troisième niveau de relativisation de la notion d’inégalité concerne les inégalités proprement économiques, auxquelles on tend à réduire la question des inégalités, alors qu’elles ne relèvent que très marginalement de processus d’évaluation des personnes : lorsqu’une grille de salaires place tout en bas les caissières de supermarchés et tout en haut les PDG de grandes entreprises, il serait bien naïf d’imaginer que cet écart serait dû à des épreuves d’évaluation de leurs performances. Il existe des cadres structurels qui préforment la production des inégalités de revenus, indépendamment des capacités personnelles. L’on rejoint là la différence entre qualités statutaires et qualités personnelles que j’ai déjà évoquée, et que je développe au deuxième chapitre du livre.

Un quatrième niveau de relativisation de la focalisation sur les inégalités économiques consiste à mettre l’accent sur les formes de « capital » qui ne relèvent pas des ressources financières ou patrimoniales : le capital culturel, sur lequel Pierre Bourdieu a très utilement mis l’accent de façon à sortir du paradigme économiste caractéristique du marxisme ; le capital social, qu’il a également mis en évidence à travers l’importance des relations sociales et de l’inclusion dans des réseaux de sociabilité ; et l’on peut y ajouter le capital de reconnaissance – une notion que la sociologie contemporaine a importée de la philosophie d’Axel Honneth –, sous la forme de la célébrité ou, plus précisément, du « capital de visibilité » tel que je l’ai étudié dans De la visibilité. C’est dire qu’en prenant au sérieux la multiplicité des dimensions de l’inégalité, on réalise à quel point la focalisation militante sur les inégalités économiques est réductrice, voire naïve.

Un cinquième niveau de relativisation enfin réside dans le constat que je développe au dernier chapitre du livre : à savoir que l’inégalité n’est pas forcément l’injustice. Les acteurs savent parfaitement utiliser des critères d’équité – l’ordre, le besoin, le mérite, voire la chance – qui ne relèvent pas de l’égalité, laquelle peut être considérée dans certains cas comme tout à fait inéquitable (par exemple, si l’on met la même note à deux copies de niveaux très hétérogènes). Là encore certains sociologues, aveuglés par leur idéologie, sont infiniment plus naïfs et éloignés de la réalité que les acteurs eux-mêmes.

Ainsi se décline ma critique de la critique des inégalités : bien sûr, elle ne consiste pas à justifier l’existence des énormes inégalités socio-économiques que nous connaissons (et d’ailleurs, un sociologue qui orienterait sa recherche de façon à justifier un système socio-politique sortirait de ses compétences, de la même façon qu’un sociologue qui l’orienterait de façon à critiquer le système), mais à comprendre comment les acteurs se les représentent, les vivent, s’en accommodent ou pas, les justifient ou les critiquent eux-mêmes, etc., contribuant ainsi à en faire la solidité ou, au contraire, la fragilité. C’est-à-dire, en d’autres termes, à expliciter la façon dont les inégalités s’inscrivent dans des représentations mentales – les valeurs – qui relèvent, elles, de la capacité des acteurs à agir sur le monde.

Je tiens à dire pour finir que ma perspective s’inscrit dans un nouveau courant, la sociologie pragmatique, dont je suis loin d’être la seule représentante, puisqu’il s’est développé en France à partir des années 1990 dans le sillage des travaux de Bruno Latour et de son école, d’une part, et de Luc Boltanski et Laurent Thévenot, d’autre part. Ce courant tente de dépasser les évidentes limites qu’impose à la sociologie la domination du paradigme bourdieusien – un paradigme si puissant que beaucoup ne comprennent même pas qu’il puisse exister une sociologie qui ne s’inscrive pas dans ce cadre. À l’intérieur de cette sociologie pragmatique, l’originalité de mon approche est de prendre au sérieux la notion de « valeur », en modélisant ses différentes significations et ses applications concrètes, alors que – pour des raisons que j’explique dans Des Valeurs – elle a été tenue à l’écart du cadre sociologique, y compris par les principaux représentants de la sociologie pragmatique. J’y consacre depuis plusieurs années un atelier pluridisciplinaire, dont les travaux ont notamment permis de produire un ouvrage collectif, à paraître au printemps, sur les réactions à l’incendie de Notre-Dame de Paris. Il s’agit donc d’un domaine de recherches plein de potentialités excitantes, et dont La Valeur des personnes ne constitue qu’une étape.