Installés sur le cours moyen du fleuve Bleu, convoité par l’empire en expansion, les Man représentent un défi de taille pour la Chine entre la dynastie des Han et la fin des Tang.

« Les Man du fleuve Bleu hantent l’histoire du monde chinois ancien et médiéval » : c’est en ces termes qu’Alexis Lycas explique l’intérêt qu’il porte à ce peuple aux contours flous qui a pourtant été au cœur des politiques impériales chinoises pendant près d’un millénaire. D’enquêtes ethnographiques en récits historiques, les administrateurs de l’empire n’ont eu de cesse d’étudier les Man pour mieux les intégrer voire les contrôler.

Cependant, en documentant et en « fabriquant » ce peuple, c’est une vision d’eux-mêmes qu’ils offraient, une véritable « rhétorique de l’altérité » et ce sont ces modalités de la représentation et de la perception de soi et de l’autre que se propose de décrypter Alexis Lycas à travers son ouvrage.

Nonfiction.fr : Pour commencer, pouvez-vous présenter les différents espaces qui composent la Chine ancienne et médiévale et plus particulièrement la situation du fleuve Bleu ?

Alexis Lycas : La Chine du premier millénaire de l’empire s’inscrit bien à l’intérieur de l’espace politique de l’actuelle République populaire de Chine, mais ses dimensions sont moindres. Pour figurer son emprise territoriale, il faut d’abord retrancher aux cartes actuelles l’ensemble des régions frontalières, notamment toute la Haute Asie des futurs empires médiévaux turcs et tibétains. Il convient ensuite d’isoler la Chine du Nord, vaste cœur antique du monde chinois qui s’étend, autour du bassin versant du fleuve Jaune et de ses affluents, en plaines et plateaux exploités pour leur potentiel agricole.

La région du fleuve Bleu, qui des hauteurs tibétaines jusqu’à Shanghai traverse de l’ouest vers l’est ce qui correspond aujourd’hui à la Chine centrale, est encore à cette époque une zone périphérique méridionale. Elle fait nominalement partie de l’empire qui y maintient des avant-postes administratifs et des garnisons éparses jusqu’au Viêt Nam actuel, mais ce ne sont que des points sur un immense territoire au relief contrasté et au climat subtropical. Lorsque l’empire s’aventure par-delà le fleuve Bleu dès le IIIe siècle av. J.-C., ce grand sud éloigné est à l’évidence déjà peuplé par des groupes humains. C’est aux conditions et aux conséquences de la confrontation entre les populations méridionales, les Man, et ceux qui les colonisent et les décrivent, les Han, que j’ai souhaité consacrer ce livre.

Votre ouvrage se centre sur l’étude du peuple Man dans la Chine ancienne et médiévale. Vous expliquez que le terme de « Man » est à la fois un hyperonyme, un gentilé et un exonyme. Pouvez-vous ainsi nous dire qui ils sont et pourquoi les étudier dans cette temporalité ? 

Il est crucial d’insister sur la triple dimension sémantique du terme man. C’est d’abord, au cours de l’Antiquité préimpériale, un hyperonyme qui désigne l’ensemble des populations barbares d’un Sud générique, au-delà du fleuve Bleu (les Man du Sud). Ensuite, on assiste à partir de l’ère impériale à un resserrement progressif du sens donné au terme : il devient un gentilé pour désigner plus précisément des groupes humains en fonction des lieux qu’ils habitent (les Man des Cinq ruisseaux, de Wuling, etc.). Enfin, et cette dernière dimension recouvre les deux premières, man est un exonyme, dans la mesure où il ne désigne pas une population selon un terme qui lui est propre ; ce sont les lettrés chinois qui attribuent aux populations méridionales ce vocable péjoratif que les Man, nous dit l’historiographie chinoise, supportent si mal qu’ils en interdisent l’emploi. Ces trois focales reflètent à la fois les difficultés à les appréhender pour les observateurs et la multiplicité des groupes considérés comme des Man. Dans le cadre de cette étude, je me suis borné aux Man situés de part et d’autre du cours moyen du fleuve Bleu. Ils sont les mieux documentés, leurs mythes d’origine et lignages ont été transmis, et leurs pratiques sociales et culturelles sont bien décrites. On peut souvent les suivre à la trace, de leur apparition dans les premiers siècles avant notre ère, à leur disparition effective sous les Tang.

Vous évoquez le désintérêt de la recherche moderne pour les Man, pourtant votre ouvrage s’appuie sur des sources nombreuses et variées (chroniques, poésie, documents administratifs ou militaires, vestiges archéologiques) : comment expliquer cet état de fait et quelles sont les perspectives d’études, selon vous, qui restent à explorer ?

Tout objet d’étude dépend autant de la richesse des sources disponibles que des questions qu’on lui pose. Les hypothèses concernant les Man ont évolué selon le contexte social et politique dans lequel baignaient les spécialistes. À l’époque de la colonisation française, des agents civils et militaires se sont intéressés aux soi-disant descendants des Man, dans une concordance temporelle frappante avec les travaux des agents chinois de l’époque médiévale : en ressort un intérêt ethnographique pour la différence et une obsession du lignage et des croyances. Le moment de consolidation du régime maoïste dans les années 1950 est marqué par des enquêtes de classification ethnique des « nationalités minoritaires ». Dans la lignée de ces travaux, on peut déceler aujourd’hui non pas un désintérêt, mais au contraire un intérêt renouvelé de la recherche historique, notamment en Chine et aux États-Unis, pour des questions relevant d’une ethnicisation des relations sociales.

En résumé, on retrouve principalement, dans ces entreprises fort robustes, les thèmes de l’ethnicité et de l’identité religieuse des Man. Il m’est apparu assez rapidement que les questions administratives, sociales et fiscales étaient mises de côté malgré leur importance dans les sources. Derrière leur apparente austérité, elles se révèlent pourtant fondamentales pour comprendre la manière dont fonctionnait l’empire et les populations qui lui étaient assujetties, a fortiori dans un espace périphérique où les conflits, et donc les comptes rendus de ces conflits, étaient nombreux.

Quant aux perspectives d’études, je les lierais aux riches archives administratives qui continuent d’être découvertes en contexte archéologique depuis quelques années, notamment dans la région du cours moyen du fleuve Bleu. Elles permettent justement, pour ce que l’on en sait à l’heure actuelle car toute la documentation n’est pas encore accessible, de mesurer l’étendue des solutions administratives, fiscales et judiciaires mises en place pour répondre concrètement aux problèmes que les Man posent à l’empire. Les perspectives me semblent plus limitées du côté de la civilisation matérielle car, si l’on en croit les sources historiques chinoises et les fouilles menées dans la région, les Man n’écrivaient pas et n’ont laissé, comme tous les gens du commun d’ailleurs, que peu de traces en contexte funéraire.

La pensée cosmologique impose une organisation du monde chinois selon le schéma centre/périphéries, qu’en est-il de la position accordée aux Man dans cette perspective ?

Dans l’Antiquité et notamment sous les Han, la pensée chinoise structure l’ensemble des relations sociales et diplomatiques à travers une organisation spatiale symbolique : un centre (royal, puis impérial) où prend place le Fils du Ciel est entouré de périphéries situées selon un ordonnancement particulier où chaque groupe prend position en fonction de son degré d’éloignement moral et physique, les deux étant liés. Ce déterminisme géographique n’est cependant pas fondé sur des critères ethniques anachroniques. Il résulte du niveau de maîtrise des normes éthiques et rituelles par des populations avant tout tributaires de la qualité des sols et des climats de leurs contrées.

Théoriquement, les Man relèvent de zones d’allégeances très éloignées du centre civilisateur et sont donc peu susceptibles d’en subir l’influence. Sauf que la documentation montre une réalité qui se heurte à ces catégorisations : pas exactement chinois car n’observant pas les rites, pas vraiment barbares car non soumis à une relation tributaire, les Man se situent pour l’empire à la lisière des options classificatoires habituelles. Ils posent problème, d’autant qu’ils ont apparemment la rébellion facile.

Espace fortement instable, le cours moyen du fleuve Bleu s’avère stratégique tant pour le contrôle des régions plus au Sud que pour l’approvisionnement en grains de l’empire. Vous évoquez ainsi la nécessité de « pacifier les régions peuplées de Man d’abord par les armes, ensuite par le pinceau » : pouvez-vous expliquer cette expression ?

Cette expression résume un processus colonisateur assez classique, dans lequel la soumission par la force martiale précèderait le temps de l’administration civile. Elle occulte cependant le fait que l’action militaire ne se déploie pas face à des Man se révoltant de manière indue. Mémoires au trône et cas judiciaires soulignent la responsabilité chinoise dans les troubles qui affectent la région, en raison de la remise en cause par certains agents gouvernementaux des spécificités Man, et notamment de leur privilège fiscal. C’est pourquoi les sources officielles comme les archives locales insistent sur la nécessité de gouverner les Man de manière pragmatique. 

Sous les Sui (581-618) et les Tang (618-907), le bassin du fleuve Bleu qui est au début de la période une marge méridionale, remplace le fleuve Jaune et devient le nouveau centre du monde chinois, témoignant de l’expansion de l’empire vers le Sud : quelles en sont les conséquences pour les Man ?

Malgré les résistances des Man face à l’avancée progressive des soldats, des administrateurs et de paysans pionniers, l’intégration dans l’empire des Man est inévitable sur le temps long. Une première bascule a lieu à partir du IVe siècle lorsque s’ouvre le temps des Dynasties du Sud et du Nord (318-589). L’afflux de populations chinoises du nord vers le bassin du fleuve Bleu modifie les équilibres démographiques, et les nouveaux pouvoirs méridionaux se rapprochent du pays des Man. Des circonscriptions et des insignes sont attribuées à des chefs Man, les écoles se développent, les populations qui n’ont pas été déplacées à mesure que les champs cultivés rognent sur les zones marécageuses et collinaires finissent par se mélanger. C’est un phénomène d’acculturation ordinaire, même s’il se déroule sur plusieurs centaines d’années. En tout cas, les Man du cours moyen du fleuve Bleu ne sont plus un sujet sous les Tang : ils ont soit été intégrés à l’empire soit repoussés plus au sud.

Votre livre est consacré à un renversement de perspective : étudier le peuple Man ouvrirait des perspectives pour comprendre ceux qui les étudient et les décrivent dans les sources. Comment l’expliquer ?

Si la matière pour parler des Man est finalement assez riche, elle reste parcellaire et inévitablement partiale en raison des conditions de production du savoir historique chinois. Il n’y a pas, à quelques exceptions près, de « vision des vaincus ». Il est donc illusoire de proposer une histoire des Man qui leur serait propre. En revanche, la profusion documentaire qui touche directement aux Man témoigne de ce que les Man font à ceux qui doivent d’abord décrire les Man lorsqu’ils ne le connaissent pas, puis qui essaient de les comprendre afin de les administrer au mieux, c’est-à-dire en causant le moins de frictions possible. Grâce à la force et à l’efficacité de l’information ethnographique et plus généralement géographique, une pratique ancienne et éprouvée dans le monde chinois, on peut donc aujourd’hui récolter tout un tas de données pour comprendre le fonctionnement bureaucratique de la machine impériale chinoise en contexte frontalier.

Vous mentionnez également les acteurs qui sont invisibilisés par les sources : les leaders Man eux-mêmes en grande partie mais aussi les min. Arrive-t-on néanmoins à les trouver dans les sources et que nous apprennent-ils sur l’empire chinois en construction ?

Le petit peuple (min ou baixing), c’est-à-dire la population ordinaire principalement paysanne est finalement la moins visible de l’histoire que j’ai voulu donner. Elle ressort beaucoup moins dans les sources que les Man et les élites lettrés qui les décrivent, sauf lors de rares moments où les min expriment leur mécontentement, généralement de manière anonyme. Corvéables et conscriptibles, les min sont envoyés sur des fronts pionniers dans le grand sud ou dans le grand ouest, dans des zones parfois hostiles où ils doivent d’une part se battre contre les Man, et d’autre part constater que leur retard technologique et la typologie des sols les empêche de produire une agriculture qu’ils maîtrisent… Vous évoquiez les pistes de recherche restant à explorer. Ma réponse portait sur les Man, mais elle concerne tout autant les min : les recensements, les conflits judiciaires et l’ensemble des archives administratives mises au jour dans les provinces du Hunan et du Hubei devraient permettre d’éclaircir un pan important mais encore méconnu de l’histoire sociale du monde chinois.