Par une riche enquête sociohistorique des fêtes de Bayonne, Philippe Steiner montre comment la ville se métamorphose durant cinq jours et cinq nuits.

Chaque été, durant cinq jours et cinq nuits, Bayonne fait la fête. Philippe Steiner, sociologue et économiste qui s’intéresse au don, à l’altruisme, à l’histoire de la pensée économique, décrit ici, par le menu, ces festivités urbaines populaires. Outre la monographie exemplaire qu’il rédige sur cet événement festif annuel, l’auteur monte en généralité et analyse ce que la fête veut dire dans notre société consumériste, ce qu’elle apporte aux participants, ce qu’elle offre en sociabilités nouvelles, ce qu’elle peut aussi, plus rarement, provoquer comme violences. C’est donc un ouvrage qui allie la réflexion anthropologique sur la fête en relisant les principaux ouvrages sur le carnaval, le charivari, les différentes fêtes des calendriers religieux ou laïcs, et la description minutieuse des fêtes qui enchantent Bayonne.

L’ouvrage comporte trois parties : une sociohistoire des fêtes de Bayonne, une étude de l’économie des fêtes et une réflexion sur l’affoulement dans les villes (attirer les chalands, rassembler une foule joyeuse bien qu’ordonnée et rendre la ville comme elle était avant ces débordements). Mais, avant cela, Philippe Steiner établit un état de la pensée socio-anthropologique des fêtes. Il constate que les fondateurs de la sociologie (Max Weber, Vilfredo Pareto, Georg Simmel) ne s’en préoccupent guère et qu’Émile Durkheim et Marcel Mauss ne les évoquent qu’en relation avec la religion. Quelques rares anthropologues consacrent quelques pages aux fêtes, souvent saisonnières et agricoles, comme Marcel Granet, Jacques Gernet, René Maunier, sans oublier les apports de Roger Caillois et de Georges Bataille. Pour Caillois, l’auteur précise que « la fête est le temps de l’exubérance, de l’excès, de la démesure, du dérèglement ; c’est le temps primitif (Urzeit) qui resurgit dans toutes les civilisations ». Quant à Bataille, fasciné par la dépense (La Part maudite), il sépare résolument fête et économie.

Philippe Steiner mentionne également Fêtes et civilisations de Jean Duvignaud, sans prendre en considération l’essai « La fête aujourd’hui », qui complète la dernière édition parue chez Actes Sud en 1991. Là, Jean Duvignaud constate que « les folklorisations politiques ou commerciales » n’ont pas entièrement homogénéisé les pratiques festives et qu’il existe encore, marginalement, quelques rituels subversif. Il note, sans en être certain, que les fêtes ne vont pas toutes s’uniformiser, se marchandiser, se touristiquer, car « l’espèce humaine surmonte les obstacles qu’elle s’impose à elle-même. La forme des fêtes se dissout dans la communication planétaire, mais le moteur qui en est le principe, le dépassement de l’être qu’on est et de l’utopie du futur poursuivent leur travail de taupe. Les fêtes émergeront sous un aspect que nous ne soupçonnons pas encore. Et cela, on l’attend avec curiosité ».

Bayonne en fête

Au cours des années trente, avec la crise économique et le chômage massif, la ville de Bayonne connaît une inquiétante régression. C’est pourtant dans ce contexte dépressif que Benjamin Gomez, architecte, auteur de vaudevilles, membre du conseil municipal, propose en mai 1932 la tenue d’une fête annuelle, supervisée par un comité – composé que d’hommes –, qui n’oublient pas la situation tragique dans laquelle se trouvent certains Bayonnais. Donc pas une fête indécente, mais réparatrice et fraternelle, car il convient de souder, dans l’épreuve, tous les habitants, en alliant gaieté et solidarité.

L’auteur retrace avec précisions les divers projets et le processus décisionnel, à partir des archives municipales et de la presse locale. Finalement, la fête propose des courses cyclistes, de la pelote basque, des courses en sac, des txistularis (joueurs de txistu, flûte droite en bois), des danseurs souletins, des courses de vaches, des défilés de géants, des bals et le Toro de fuego (un taureau dont les cornes sont ornées de feux d’artifice scintillants). Malgré la pluie, le succès est au rendez-vous. Les années suivantes, le programme se modifie, des échassiers landais arrivent, la pelote basque régresse, la verbena s’impose.

Au début des années soixante, la musique des bandas (groupe de musiciens ambulants qui font danser la foule) est reine et mêle « les pascalles, les jotas, les fandangos » et même le paso-doble ! Par la suite, et encore à présent, « la tamborrada, le mutxiko, le kantaleon, le karrikaldi et le dantzazpi comptent parmi les attractions très prisées des fêtes de Bayonne ». Au lendemain de Mai 68, une opposition locale, régionaliste basque, dénonce l’aspect touristique des fêtes et refuse de vendre leur ville et leur culture, elle n’y participe donc plus.

Les fêtes de Bayonne périclitent jusqu’au milieu des années quatre-vingt où les militants basques renouent avec cette fête qu’ils veulent avant tout locale et populaire. La roi Léon est alors honoré ; il s’agit de saint Léon, l’évangélisateur des Basques martyrisé par les Vikings. Quant à l’esprit de la fête, il redonne toute sa place aux spectacteurs. La fête résulte avant tout des fêteurs et non pas des fêtards. Or, ces derniers commettent des incivilités qui desservent la fête. En 2023, au moins quatre plaintes de viol ont été déposées au commissariat et un homme est mort sous les coups de ses agresseurs, à qui il avait juste demandé de ne pas uriner devant chez lui.

Pertes et profits

La comptabilité s’impose aux organisateurs comme aux restaurateurs, tenanciers de bars et autres commerçants qui attendent de la fête (plus d’un million trois cent mille « visiteurs » en 2023) de substantiels revenus ou au minimum une opération blanche. Il faut donc dépenser pour espérer un retour sur investissement. Les restaurateurs embauchent des extras, la ville assure la sécurité (frais de plus en plus élevés, compte tenu des plans Vigipirate), la publicité et le budget des troupes théâtrales et musicales invitées, etc. L’esprit des fondateurs – des joueurs de rugby qui s’inspirent de la fête de Pampelune – privilégie la gratuité, l’égalité, le partage et la bonne humeur. Celle-ci ne coûte rien, mais participer à la fête signifie manger et boire, offrir un verre, acheter un souvenir ; chacun dépense selon ses possibilités. La municipalité vend, à chaque participant, un bracelet-pass qui permet l’accès au périmètre festif et lui assure une rentrée sans peser sur les impôts locaux. C’est donc tout un modèle économique à concevoir respectant les intentions du Comité des fêtes, comme par exemple ne pas dépendre d’un sponsor, à l’instar d’un festival de musique. Sponsor qui généralement est une multinationale de l’industrie culturelle ou communicationnelle. Il s’agit, écrit Philippe Steiner, de trouver un équilibre entre les « trois sphères de la redistribution, de la réciprocité et du marché », tout en s’appuyant sur le riche tissu associatif.

Mouvements de foule

Pour l’auteur, il est clair que « le personnage central des fêtes de rue, c’est la foule dans la ville ». Aussi faut-il bien l’encadrer, éviter les débordements, assurer la sécurité et la propreté des lieux, créer un environnement propice à la détente, au spectacle, aux rencontres. Dès 1932, les organisateurs ont des ambitions chiffrées quant aux nombres des participants. Le million apparaît comme un objectif atteignable, eu égard aux autres fêtes et carnavals hexagonales. Les affiches, dès la première fête, montre la foule en délire. Une telle foule exige des conditions d’accueil, des parkings pour le stationnement des voitures, des toilettes publiques, une signalétique, un programme lisible, des poubelles, des bancs, des bénévoles pour renseigner les badauds, des postes de secours, l’emplacement des caméras de vidéosurveillance… Bref, toute une organisation des espaces publics, toute la journée et du soir au matin. Le volume sonore des bars et l’alcool à flot sont mieux tolérés le jour que la nuit, du moins selon les générations. Les mouvements de foule sont à anticiper, une cartographie des quartiers selon les flux facilite leur « gestion », afin d’éviter les incidents entre les habitants et les « étrangers » et aussi les accidents tragiques comme à La Mecque en 2006 (360 morts) ou à Duisbourg en 2010 (21 morts).

Y a de la joie

Pour l’auteur, fin observateur des fêtes de Bayonne, celles-ci enchantent la ville en créant une ambiance inhabituelle. Mais la ville elle-même participe à cette ambiance, par la beauté de ses façades, la diversité de ses parcours dans des ruelles au charme évident, la présence de la Nive et de l’Adour. Il note que « le sens de la fête, c’est aussi la fête des sens ». En effet, durant ces jours et nuits à part, chaque sens se trouve mobilisé comme rarement. La ville devient un spectacle interactif où chacune et chacun se donne aussi en spectacle : « L’action commune spontanée, non coordonnée, des membres du groupe, donne lieu à l’attention mutuelle focalisée qui produit la joie par l’unisson de l’action produite. »

Si le vécu des fêteurs aurait mérité un chapitre, certes pas facile à réaliser, et si la notion de « joie » aurait pu être précisée, cette sociohistoire des fêtes de Bayonne, sous la forme d’une enquête anthropologique, est passionnante.