En parcourant les rues de Mexico, capitale coloniale et canine, Arnaud Exbalin entreprend une enquête stimulante sur les ressorts profonds des canicides, au-delà du seul argument sanitaire.
La liasse 3662 des archives de la ville de Mexico, sobrement intitulée Tueries de chiens, constitue le point de départ de ce travail. Arnaud Exbalin, maître de conférences à l’université de Nanterre, y exhume alors des listes macabres décomptant quotidiennement le nombre de chiens massacrés. En historien des polices et de la gouvernance des villes en situation coloniale, l’auteur s’emploie à redonner aux massacres leur dimension politique et même civilisationnelle, le traitement des chiens libres à Mexico étant « envisagé comme un révélateur des processus de civilisation à l’œuvre dans le monde occidental ».
Mexico, ville canine et canicidaire
Au XVIIIe siècle, Mexico, capitale de la vice-royauté de Nouvelle-Espagne, est façonnée par la présence canine, à l’instar des grandes villes européennes au XVIIIe siècle. Résultats d’hybridations séculaires, les espèces de chiens y sont diverses, dépassant les seules présences du molosse espagnol et du chien autochtone xoloitzcuintle, habituellement retenus pour illustrer le choc colonial des mondes canins. Au-delà de ces différences raciales, ces chiens ont pour habitude commune la déambulation libre, sans maître à proximité, à tel point que la ville est « inondée de chiens errants ». La différence fondamentale entre ces chiens, celle qui fonde leur statut, est à chercher dans la temporalité de ces errances : le chien domestique n’est errant qu’une partie de la journée, le chien paria l’est sans discontinuité.
La démonstration de l’auteur repose sur une étude minutieuse de la « rythmique des massacres ». Si un premier épisode est à dater de 1709, c’est à la fin du XVIIIe siècle que tout s’accélère. À ce titre, les tueries des chiens sont « de purs produits des Lumières administratives ». L’histoire de ces massacres n’est toutefois pas linéaire et adopte un rythme saccadé dont l’ouverture est donnée à l’automne 1790 lorsque le vice-roi Revillagigedo (reg. 1789-1794) ordonne que « tous les chiens trouvés sans laisse » soient abattus. Vingt mois plus tard, 20 000 chiens ont trouvé la mort — le paroxysme des canicides se situant au printemps 1792. Les chiens terrorisés ayant quitté les quartiers centraux, sans pour autant disparaître, les opérations de décanisation tombent en désuétude, permettant aux populations canines de se reconstituer. Les tueries reprennent alors en décembre 1797, sous le vice-roi Branciforte (reg. 1794-1798) pour perdurer jusqu’en 1801, qui sans atteindre l’ampleur de la tuerie précédente, coûtent la vie à 14 000 chiens.
Les canicides sont donc des décisions vices-royales, alors que dans les villes européennes, ils sont décidés par les autorités municipales. Dès lors, l’auteur exploite cette spécificité pour réévaluer la figure du vice-roi, premier représentant du roi en Nouvelle-Espagne, général de l’armée et président du tribunal royal, mais dont les pouvoirs diminuent au XVIIIe siècle. La force de la démonstration d’A. Exbalin est de considérer les canicides, opérations de « petite police », comme relevant de stratégies politiques pour palier une perte d’autorité.
Ainsi, les premières tueries interviennent en 1790, un an après l’accession à la vice-royauté du comte de Revillagigedo. Ces massacres s’inscrivent dans une politique planifiée d’embellissement de la ville qui comprend rénovations de bâtiments royaux, réforme du système de nettoyage des rues et installation de réverbères. Les tueries s’insèrent dans un agenda politico-urbanistique qui doit marquer les esprits et permettre à Revillagigedo de montrer à ses concurrents, les échevins, « qui était à la tête du bon gouvernement de la ville ». La seconde tuerie débute, quant à elle, en décembre 1797, quelques mois avant le renvoi du marquis de Branciforte, alors même qu’il ne réside plus à Mexico et qu’il doit affronter un mécontentement généralisé dans une fin de mandat entachée par les irrégularités. L’épidémie de variole et la crise frumentaire causée par d’importantes inondations font exploser le nombre de chiens errants, offrant la possibilité au vice-roi décrié de rehausser son bilan, alors même que les chiens sont craints autant comme vecteurs de maladies que comme bouches inutiles.
Les chiens errants sont également combattus parce qu’ils contredisent le grand récit de la ville policée des Lumières qui s’impose à Mexico dans les dernières décennies du siècle. Les chiens sont alors affublés de comportements amoraux (luxure, accès de colère, criminalité, vacarme). Autant de dénonciations qui allient décence chrétienne et désir nouveau de « normalisation et de polissage des espaces publics ». Cette promotion du modèle de la ville néoclassique s’accompagne d’un grand renfermement des animaux, c’est-à-dire « d’une séquestration et d’un refoulement d’espèces animales aux comportements peu compatibles avec les normes des Lumières », à l’instar des porcs et des vaches. Le traitement différencié du chien libre s’explique par son absence de valeur marchande et de sa tendance à encourager l’oisiveté. Ainsi, « ce n’est pas tant la présence animale qui posait problème que certaines manières d’être animal en ville ».
Plus généralement, l’enfermement des porcs et des vaches, autant que les tueries de chiens, sont à réinscrire dans le long processus de domestication qui concerne de manière conjointe et imbriquée les humains et les animaux. Dans cette perspective, A. Exbalin considère « qu’en exerçant une pression sur l’animal, l’homme s’imposait de nouvelles manières d’être en société », autrement dit les dispositifs de domestication imposés aux animaux ont des effets de civilisation sur les citadins. Les canicides sont alors à considérer comme l’exemple ultime de ce processus : en « faisant massacrer les chiens errants par milliers, les autorités imposaient aux maîtres de nouveaux rapports de domination » qui modifient en profondeur les rapports anthropocanins (la diffusion de la laisse en est le témoignage le plus visible).
Replacés dans ce processus de civilisation, les canicides sont considérés par l’auteur comme un moyen pour les élites d’effrayer une plèbe jugée dangereuse. Les canicides s’inscrivent en cela dans le durcissement des systèmes policiers à la fin du XVIIIe siècle, à Mexico comme en Europe. À l’instar de la catégorie fourre-tout de « chien errant », la figure juridique du vago — vagabond — englobe des profils variés : esclaves marrons, Indiens fugitifs, miliciens déserteurs et plus généralement tous individus suspects traînant dans la rue. Placés au plus bas de l’échelle sociale et considérés comme pobres de profesión (et donc indignes de la charité chrétienne), les vagabonds attireraient les chiens parias, avec qui ils partageraient des « conditions d’existence misérables équivalentes » et les mêmes traits d’immoralité, de saleté et de criminalité.
Dans cette perspective, les opérations de décanisation ne doivent pas être isolés de deux processus contemporains : d’une part, la militarisation de la ville, débutée dans les années 1760, qui se traduit par l’installation en garnison de 500 soldats ; d’autre part, la judiciarisation de la cité qui passe par la nomination en 1782 de 32 juges de paix. La nomination des 91 serenos, les gardes nocturnes chargés de l’éclairage public, mais aussi des canicides, vient parachever ce polissage à marche forcée. Alors qu’une persécution qui se veut systématique des chiens errants est organisée, l’arsenal répressif à l’encontre des déviants, humains cette fois-ci, se renforce.
Les canicides. Une approche sociale et matérielle
Les canicides sont donc des actes profondément politiques. Néanmoins, pour avoir une réalité sur le terrain, les canicides sont tributaires d’un ensemble de moyens humains, matériels et juridiques.
Ce sont aux serenos que revient la tâche d’éradiquer les bêtes errantes. Ces hommes, à la différence des « tue-chiens » européens recrutés parmi des groupes marginaux ou étrangers, appartiennent à la communauté, bien qu’ils soient issus des « franges paupérisées de la plèbe urbaine ». Surtout, ils intègrent un corps récent et endossent un rôle social essentiel, étant tout à la fois « gardes et allumeurs, pacificateurs et médiateurs, crieurs et veilleurs de nuit ». Équipés d’une hallebarde (incarnant leur fonction de veilleur nocturne) et d’un sifflet (indispensable pour communiquer sans quitter son secteur), ils agissent après minuit pour profiter de l’absence humaine.
Responsables de la mort d’au moins 35 000 chiens en une demi-douzaine d’années, les serenos se sont accoutumés, dans une certaine limite en tout cas, aux tueries. Le système de primes rapidement mis en place n’y est pas étranger : un demi-réal étant offert pour chaque chien tué. La récompense seule n’est pas élevée, additionnées elles le deviennent : abattre cent chiens revient à augmenter son salaire d’un tiers. Ainsi, certains choisissent de se spécialiser dans l’abattage canin et sont regroupés à partir de 1792 dans des escouades mobiles qui ratissent les faubourgs.
Les serenos sont réglementairement équipés d’un chuzo (une courte hallebarde), en raison de sa multifonctionnalité qui permet de trancher ou de piquer les jarrets des chiens. Toutefois, l’agilité de ces derniers associée à la nécessité de ne pas rendre la mise à mort trop visible, c’est-à-dire sanglante ou bruyante, poussent les gardes nocturnes à s’équiper d’un bâton ferré plus adapté, objet également très couramment employé dans les villes européennes.
La violence des mises à mort — coups, hurlements, sang —, surtout quand elles se répètent quotidiennement, suscitent de l’indignation. Soucieux d’éviter tout débordement, le vice-roi exige du chef de l’éclairage que ses gardes nocturnes recourent massivement à l’empoisonnement en 1792. L’utilisation de boulettes de viande toxiques permet également d’éviter un face-à-face toujours incertain, tout en libérant du temps aux serenos pour veiller à leur mission première : l’éclairage public. En revanche, l’herbe de Puebla présente plusieurs limites, car elle tue indistinctement tous les chiens qui l’ingèrent, y compris les chiens domestiques échappant temporairement à la surveillance de leur maître, et qui agonisent durant de longues heures (hurlements, courses effrénées, bave, convulsions avant l’arrêt cardiaque).
Résister aux canicides. Une entreprise collective
Les canicides n’ont jamais fait disparaître les chiens errants de Mexico, pas plus au XVIIIe siècle qu’au XXIe siècle. Partout et dans toutes les couches de la population, des résistances se font jour afin de déjouer le dessein des autorités.
L’inefficacité relative des canicides s’explique d’abord par les facultés d’adaptation des chiens. Ainsi, à force d’expérience, ils apprennent à se méfier des appâts et des collets. Surtout, ils communiquent entre eux, à l’instar des serenos, à l’approche d’un humain jugé menaçant, les chiens identifiant de loin des armes qu’ils ont appris à craindre. La résistance des chiens passe également par un évitement des zones centrales, éclairées et quadrillées par les serenos, au profit d’un repli stratégique vers les périphéries, obligeant les gardes nocturnes à organiser au printemps 1792 des battues dans des espaces qui leur sont étrangers et où ils s’exposent aux locaux avec lesquels ils n’entretiennent pas de liens quotidiens.
L’éradication, ou du moins la baisse sensible du nombre de chiens errants, impliquent de tuer beaucoup et souvent, ce que les autorités n’arriveront jamais à mettre en place. La faute notamment aux résistances internes de certains serenos. Pour les comprendre, il faut rappeler que la brutalité des canicides a concouru à faire du garde nocturne, une figure honnie et continuellement exposée aux insultes. Exaspérés, beaucoup de gardes nocturnes optent pour une stratégie d’absences démultipliées, justifiées ou non, temporaires voire très souvent définitives. L’abandon de ces postes est d’autant plus dommageable pour les autorités, et donc profitables aux chiens, qu’ils peinent à retrouver preneur.
Des serenos s’opposent également aux tueries de chiens en convoquant un ensemble de croyances et de référents culturels issus des cultures mésoaméricaines. Tout d’abord, ils évoquent la peur de se retrouver « sans destin ». Car dans la culture des Mexicas — habitants de l’ancienne capitale aztèque —, le chien n’est pas seulement un animal domestique, mais bien un conducteur des âmes qui aide son maître à traverser le fleuve Chiconahuapan du royaume des morts. Tuer un chien reviendrait ici à priver un homme de son guide dans l’au-delà. De même, le toma, qui désigne le lien unissant un homme à un animal épousant le même cycle de vie, peut légitimer un refus, la mort d’un chien reviendrait à précipiter celle d’un homme. Enfin, certains serenos nouent des alliances avec les éboueurs « pour récupérer les dépouilles et les présenter une nouvelle fois le lendemain », afin de toucher une seconde prime sans avoir ni à tuer, ni à se mettre en danger.
Enfin, les populations de Mexico ne sont pas insensibles aux tueries, même si les protestations n’ont laissé que d’infimes traces, la faute au coût dissuasif des procès et à l’habitude prise par les couches populaires de ne pas se plaindre frontalement des excès de la police. Il n’empêche que certains soldats s’opposent directement aux serenos si ces derniers s’en prennent aux chiens errants qu’ils nourrissent et protègent. Enfin, des mouvements protestataires plus larges ont existé, à l’instar du soulèvement de Tultenco, un bourg périphérique entièrement composé de familles indiennes, lorsque les serenos y organisent une battue à la fin du mois de mai 1792. Durant plusieurs heures, un carnage y est organisé, mais celui-ci ne se fait pas sans résistances : « flot d’insultes, pierres et bousculades » sont de mise. De manière plus générale, la protection des chiens prend des formes variées que les archives ne consignent pas, tels que l’asile temporaire ou définitif, des soins et de la nourriture.