Jacob Rogozinski invite à réactiver la figure de Moïse et son héritage pour reconstruire une religion qui libère, contre toutes les conceptions qui ne voient dans la religion qu'une aliénation.

Après s'être intéressé dans ses premiers livres au maître des Lumières allemandes, Emmanuel Kant (Kanten. Esquisses kantiennes, 1996 ; Le don de la Loi. Kant et l'énigme de l'éthique, 1999), avant de se tourner dernièrement vers l'esprit du djihadisme (Djihadisme. Le retour du sacrifice, 2017), le philosophe Jacob Rogozinski propose avec ce nouvel ouvrage de reprendre conjointement le problème de la liberté et de la foi. À partir d’une confidence autobiographique, il entend démontrer pourquoi il convient de ne pas se laisser égarer par ce qu'il qualifie d'« aveuglement des Lumières », qui ne conçoit la religion que comme « une entrave à la liberté et un obstacle à la vérité ».

Redécouvrir Moïse

Contre Spinoza, pour qui Moïse n’est qu’un législateur, et contre Freud, qui écarte délibérément le récit de l’Exode, ce que Rogozinski retient de Moïse, c’est qu’il fonde une religion qui n’est pas au service du roi, du pouvoir institué, à la différence des autres religions d’alors. Analysant le texte de la Torah, Rogozinski met en lumière la dimension paradoxale du personnage de Moïse. Ce dernier est issu d’une union qui n’est pas un mariage légitime : il est le fruit d’un inceste et est atteint d'une lèpre qui pourrait en être le stigmate. Ce n’est pas le portrait attendu d’un futur héros de la libération. Bien plutôt, la construction textuelle du personnage de Moïse fait de celui qui sera le libérateur un paria.

Pour de grands spécialistes de la Bible hébraïque, Moïse est une « construction », un « personnage artificiel », bien que pendant longtemps on ait cru à l’existence historique de ce personnage. L’auteur s’attarde d’ailleurs avec précision sur ces résultats des recherches bibliques. « Lorsqu’ils abordent Moïse et d’autres personnages bibliques, ces auteurs y voient des constructions rétrospectives : les événements dont parle la Torah renverraient à des événements beaucoup plus récents qui auraient été projetés dans un passé légendaire. » Dans le cas de Moïse, on aurait affaire à l’importation d’une tradition assyrienne.

Pourquoi des scribes au service du pouvoir relateraient-ils alors des récits critiquant ce même pouvoir ? Rogozinski propose une solution à cette difficulté : « il se pourrait donc que Moïse [et] l’Exode (…) ne soient pas seulement des événements et des personnages d’une époque plus récente projetée dans le passé ; qu’ils fassent partie d’une histoire qui a vraiment eu lieu autrefois et dont le souvenir resurgit dans un contexte différent. Sans doute le roi Josias a-t-il essayé de légitimer son pouvoir en faisant appel à l’antique figure de Moïse. Lorsqu’il rassemble le peuple de Jérusalem pour lui faire jurer fidélité à l’Alliance, il imite Moïse, il le fait revenir en prenant modèle sur lui. Cette revenance de Moïse se répétera à plusieurs reprises ». Ce sera par exemple le cas lorsque les Pères de l’Église feront de Jésus un second Moïse.

Moïse serait alors un « souvenir-écran » au sens de Freud, c’est-à-dire semblable à certains souvenirs d’enfance qui s’imposent avec insistance et expriment de manière déformée des événements traumatiques refoulés, tout en contenant l’essentiel de ce qu’on croit consciemment avoir oublié mais qui demeure accessible si on le réinterprète. L’histoire de l’Exode jouerait le rôle de souvenir-écran de la révolution israélite, dont elle garderait la mémoire tout en la déformant.

Exode et liberté

Marx dit que la religion n’est pas seulement une « expression de la misère » et de l’aliénation : elle est aussi une protestation contre cette misère. La religion ne travaille pas forcément à asservir les hommes. Freud admet que dans la religion, il y a de la vérité. C’est cette approche qui est privilégiée. « La sortie d’Égypte n’est peut-être qu’une fable et Moïse un héros de légende, mais un événement historique a eu lieu auquel ce nom de "Moïse" a été associé. »

La religion qui est issue de cet événement est sans cesse rappelée au cours de l’histoire par ceux qu’anime une soif de justice, aussi bien Savonarole que les paysans allemands du XVIe siècle en guerre contre leurs seigneurs, les insurgés des révolutions anglaise et américaine, les inspirateurs de la théologie de la libération, et même Mahomet lorsqu’il mène ses premiers fidèles loin de leurs persécuteurs en les conduisant à travers le désert vers Médine. Tous font du geste de Moïse un exemple à imiter, une référence indépassable, voir ce que Michael Walzer appelle une « Bible souterraine ».

Rogozinski soutient également la thèse que les premiers Israélites ne formaient pas une population ethniquement homogène. Des esclaves en fuite, venant d’Égypte, des marginaux et des populations nomades venant de régions plus désertiques s’étaient également installés dans ces zones-refuges en se sédentarisant pour former des communautés « hybrides » ou métissées. Autrement dit, la genèse d’Israël n’a pas une origine unique. Et si selon la Torah, une « foule mêlée » accompagnait les Israélites dans leur exode, c’est que cette multitude hétérogène, c’était Israël. Israël ne préexistait pas, pure, à l’Exode, mais provient d’une multiplicité d’acteurs de provenance et de statut différents qui ont fini par s’unifier pour ne former qu’un seul peuple.

En somme, un événement a eu lieu en Canaan contre les Égyptiens et leurs alliés ; il a ensuite été présentée dans la Torah comme un exode de l’Égypte vers Canaan suivi d’une conquête militaire. Pour Rogozinski, cette réécriture de l’histoire permettait sans doute aux Israélites de se forger une identité ethnique homogène et de se différencier des Cananéens en se présentant comme un autre peuple, alors qu’ils faisaient en vérité partie du même peuple. Or, pour que cet événement ait pu faire sens pour tout un peuple, sans qu’il soit en tant que tel un événement historique, il faut que soient nombreux en son sein ceux qui avaient traversé des épreuves analogues qui leur permettaient de se reconnaître dans un tel récit : l’expérience de l’oppression et de l’exil.

Le gouvernement des « juges »

Par ailleurs, le Livre des Juges montre que les tribus d’Israël, qui sont souvent en guerre les unes contre les autres, sont cependant capables, quand le pays est menacé d’invasion, de s’unir sous la direction de chefs charismatiques présentés comme investis par le souffle de Dieu : les « juges ». On a pu interpréter ce livre comme « un long réquisitoire comme l’anarchie » destiné à montrer a contrario la nécessité d’un État centralisé, mais on peut le lire autrement. Selon Martin Buber, ce livre juxtapose deux écrits d’orientation opposée : le plus ancien défend une position antimonarchique ; à l’époque des rois, on lui aurait superposé un autre texte en faveur de la monarchie. C’est la première orientation antimonarchique qu’il faut donc essayer de redécouvrir, malgré les corrections et les réécritures qui l’ont dissimulée comme dans un palimpseste. On en trouve par exemple la trace dans la réponse que fait Gédéon à ceux qui lui demandent de demeurer roi, après qu'il a sauvé le peuple par sa victoire : contre cette proposition, il déclare qu'il ne sera pas roi, ni son fils, car c’est à YHVH de l’être.

Rogozinski lit cette royauté de YHVH comme « une royauté sans roi, un dispositif singulier où le dieu ne légitime pas le pouvoir d’un roi divinisé, comme c’est le cas en Égypte et dans la plupart des sociétés de l’antiquité. Il est interdit, bien au contraire, à un homme de régner sur les autres ». Et l’auteur est conduit à opposer deux formes de dieu : d'une part « El », le dieu dominateur adjuvant habituel du pouvoir royal, d'autre part « YHVH », clé de voûte du dispositif mosaïque, dont la révélation est exclusive de toute royauté. Dans ce sens, Moïse, à qui s’est révélé YHVH, conduit à une « théo-démocratie », car le radical théo n’est pas, dans ce cadre et contre l’usage habituel, lié à une classe de prêtres qui exercent réellement le pouvoir sous couvert de faire la volonté de Dieu : c’est au contraire l’idée que le pouvoir appartient uniquement à la divinité et ne peut donc être confisqué par personne.

Comme le précise Rogozinski, « dans la Torah, cette orientation théo-démocratique se fonde sur une critique radicale du principe monarchique dont on ne trouve aucun autre exemple dans les textes de l’Antiquité. Elle est à l’œuvre de manière discrète (…) dans la construction narrative de la figure de Moïse présenté comme un contre-type de la monarchie sacrée, un homme qui refuse d’être roi ». En revanche, on la trouve explicitement dans un épisode du Livre des juges, la fable des rois (Juges 9, 7-15) dans laquelle les arbres se cherchent un roi pour régner sur eux et sollicitent successivement l’olivier, le figuier et la vigne : ceux-ci refusent de renoncer à leur huile, à leur fruit ou à leur vin « pour aller se balancer au-dessus des autres arbres ». Ils implorent alors le buisson d’épines. Il accepte de devenir leur roi et leur ordonne de venir s’abriter sous son ombre, « sinon un feu sortira du buisson d’épines et il dévorera les cèdes du Liban ». Le sens de l’apologue est clair : non seulement un monarque est un être improductif, un parasite stérile, mais c’est aussi un tyran qui règne par la coercition et la terreur.

Et Rogozinski met en parallèle la société sans souverain héritée de Moïse, les analyses de Clastres sur les sociétés indiennes sans État ni chef, et celles de James Scott sur la Zomia, territoire et zone refuge où affluent les fugitifs et les rebelles qui ont réussi à échapper aux États despotiques. Ces communautés se fondent sur le choix politique d’une démocratie an-archique.

Le dispositif mosaïque

Reprenant les acquis de deux de ses anciens livres, Ils m’ont haï sans raison (2015) et Djihadisme (2017), Rogozinski ne se contente pas de penser ce que produit l’histoire de Moïse comme une religion, qui pourrait figurer parmi d’autres. Il réfléchit en termes de dispositifs, constructions théoriques et pratiques conceptualisées par Michel Foucault, et repère dans ce qu’on pourrait appeler « la religion » des dispositifs, parmi lesquels ce qu’il identifie comme le « dispositif mosaïque ».

« En introduisant le concept de dispositif, Foucault le définit comme un ensemble hétérogène de pratiques et de représentations, d’institutions et de discours, traversé par des lignes de fractures et confronté à des résistances qui l’amènent à se modifier. Des dispositifs de pouvoir qu’il a décrits, je propose de distinguer des dispositifs de croyance : ce qu’on appelle des "religions" et des "idéologies". S’ils se mettent le plus souvent au service des dispositifs de pouvoir dont ils justifient la domination, il existe également des contre-dispositifs qui libèrent les dominés de leur soumission passive aux rapports de domination. La "religion" dont on attribue la fondation à Moïse – désignons-la comme le dispositif mosaïque – en est un exemple éminent, sans doute le premier dont l’histoire ait gardé la trace. C’est sa généalogie que je désire esquisser. »

Il comprend ce dispositif comme un dispositif d’émancipation, qui valorise et défend les faibles, les pauvres, et justifie leur résistance à l’oppression. Le dispositif mosaïque, comme le dit Rogozinski, « opère une appropriation créatrice, une reprise subversive de la conception traditionnelle de l’alliance entre rois puisqu’il la transfère dans la relation entre un peuple et un dieu, en ne laissant plus aucune place pour un roi ». Ce qui change dans le dispositif mosaïque par rapport aux dispositifs des autres religions, c’est qu’il reprend le schème de l’alliance pour le renverser. D’une part, dans les autres traités, les dieux des peuples qui passaient alliance étaient invoqués comme les garants du pacte, mais on avait affaire à des relations « horizontales » entre deux souverains humains et l’on ne concevait pas qu’une alliance « verticale » soit possible entre des hommes et une divinité. C’est ce qui change avec l’alliance mosaïque, et cela entraîne en conséquence la modification de la place du dieu dans le traité qui n’est plus simplement le garant du pacte, mais son partenaire direct. YHVH n’occupe alors pas la place d’un tiers garant symbolique des traités, mais s’engage dans une relation réciproque avec le peuple.

Avec l’onction de David, cependant, le dispositif évolue. Le roi d’Israël devient porte-parole de Dieu, comme jadis Moïse. De surcroît, un successeur lui est promis. Comme l’explique l’auteur, « l’alliance de Moïse envisage la relation entre le divin et l’humain comme un partage, un être-avec, tandis que l’alliance royale la considère comme une filiation par adoption (…). En passant d’un dispositif théo-démocratique à un dispositif monarchique, la notion d’alliance a changé de sens : elle est devenue le privilège héréditaire d’une dynastie royale. (…) Nous sommes donc en présence de deux types ou plutôt de deux schèmes d’alliance très différents qui se juxtaposent dans la Torah ».

Ce qui se donne à voir, c’est l’inversion du sens du schème de l’Alliance. Pour les asservis de Canaan, le schème de l’Alliance portait une promesse d’émancipation. Détourné, ce schème devient l’instrument d’une nouvelle servitude qui ne sera pourtant jamais complète. En effet, ces « fils de YHVH » ne sont jamais présentés dans la Torah comme des êtres quasi-divins : bien plutôt, ils apparaissent souvent comme des souverains injustes, ce qui serait inconcevable dans les autres États monarchiques, dans lesquels le roi n’aurait pas pu ne pas être considéré comme juste. Dès lors les prophètes et leurs contestations s’inscrivent, pourrait-on dire, dans une fidélité totale à l’héritage de Moïse, contre celui de David. C’est en effet au nom de l’alliance du Sinaï qu’ils peuvent dénoncer les injustices des puissants et des riches. De plus, la condamnation de l’idolâtrie qui est au cœur du dispositif mosaïque a une signification politique, car le culte des images consiste à adorer un roi-dieu à la place du dieu qui libère les asservis. Autrement dit, tant que ce dieu libérateur reste infigurable, il ne saurait être confondu avec un roi figurable, qui se prétendrait libérateur. Mais à partir du moment où on le figure, l’équivoque devient possible.

La Bible comme contre-mythe

Le dispositif mosaïque permet aussi également d’expliquer la lecture singulière que la Torah fait de certains mythes présents dans les civilisations environnant Israël. Comme le dit Rogozinski, « beaucoup de mythes bibliques sont en fait des contre-mythes : ils reprennent des mythes provenant de traditions antérieures en les transformant radicalement ». C’est notamment le cas du sacrifice d’Abraham. Un auteur de l’Antiquité rapporte une légende phénicienne dans laquelle un dieu sacrifie son fils pour échapper à un péril (un passage du deuxième livre des Rois atteste d’ailleurs de telles pratiques dans la région). Or, entre le mythe phénicien et le contre-mythe biblique, il y a des différences notables. Dans la version de la Genèse, ce n’est plus le dieu qui met à mort son fils : il ordonne à Abraham de lui sacrifier le sien. Il devait exister une version primitive de cette histoire où Abraham sacrifiait réellement son fils en l’honneur d’El, qui a dû être réécrite dans un sens différent lorsque le culte de YHVH a supplanté celui d’El. Cette réécriture permet d’opposer au dieu qui exige des sacrifices humains un autre nom divin, celui d’un dieu qui s’y oppose parce qu’il interdit le meurtre.

De la même manière, Rogozinski repère la signification historique de la différence entre El et YHVH et les mutations qui ont affecté sa figure-schème. « Ces transformations successives se sont orientées dans deux directions opposées : au devenir-YHVH d’El qui s’accomplit lors de la révolution israélite a succédé par la suite un devenir-El de YHVH. Le processus où le libérateur des asservis évince l’ancien-dieu des Cananéens participe de cette reprise subversive qui est l’une des signatures de Moïse. Le second processus est une conséquence de la restauration de l’Etat monarchique et il opère en sens contraire en effaçant la dimension émancipatrice du dispositif mosaïque. Ce double mouvement correspond à ce que Freud caractérise comme une phase de refoulement de la religion originelle de Moïse, suivie d’un retour du refoulé où l’ancien dieu réapparaît sous le nom de l’autre dieu qui s’était substitué à lui ». Autrement dit, YHVH a « refoulé » le premier dieu des israélites, ce dieu recouvert et dissimulé qu’est El, divinité tutélaire des rois de Canaan. Et sa réapparition correspond à un retour du dieu-roi père, avec l’instauration de la dynastie de David, dans un dispositif de croyance qui avait réussi à s’en affranchir.

Cet ouvrage propose ainsi à la fois une analyse des recherches bibliques sur l’Exode, la défense d’une thèse originale et féconde sur le judaïsme, et surtout, un approfondissement et un complément de la réflexion politique sur les dispositifs de croyances et de pratiques qui construisent notre rapport au monde.