Toute carte met en avant des territoires et des processus spatiaux mais fait aussi abstraction d'autres. Ces choix et ce processus de construction relèvent de multiples enjeux.
Le blanc de la carte a longtemps été associé à l’inconnu, une terre à découvrir ou à conquérir. Il peut être aussi synonyme d’absence de données et donc signifier des États-faillis ou des territoires en crise. Avec le développement de la géographie numérique, la cartographie et ces blancs ont été repensés. Matthieu Noucher dans son dernier ouvrage, réalisé à partir de son HDR, apporte de solides éléments de réflexion, notamment à partir du cas guyanais.
Nonfiction.fr : Le livre que vous signez chez CNRS Éditions est consacré aux blancs des cartes. La première question peut donc paraître à la fois naïve et aussi complexe, qu’est-ce qu’un blanc sur une carte ?
Matthieu Noucher : Tout processus de création cartographique implique un travail d’abstraction pour sélectionner les objets qu’on souhaite voir représenter, les généraliser en fonction de l’échelle du document à produire et les agencer graphiquement pour rendre compréhensible la carte. Ces processus nécessitent de faire des choix, de filtrer l’information jugée utile et donc, in fine, de mettre en visibilité certains objets, territoires, ressources ou populations au détriment d’autres. Le blanc des cartes est ainsi inhérent au processus même de fabrique de la carte : pour que leurs productions soient lisibles, les cartographes rendent visibles certains bâtiments, certaines forêts, certains sentiers tout en plongeant dans le blanc des cartes tout ce qu’on ne peut ou ne veut pas voir représenter. Dit autrement, la cartographie s’est aussi l’art de l’omission. Faites le test : déplier une carte topographique de l’IGN, par exemple une carte de la fameuse série bleue au 25 000ème des randonneurs. Vous y trouverez des routes, des marais, des espaces boisés, des courbes de niveau, des toponymes savamment sélectionnés, mais aussi beaucoup de zones blanches indispensables pour éviter une saturation graphique. Or, dans ce livre, je fais l’hypothèse que ces vides graphiques n’ont rien d’anecdotique, ils ne sont pas qu’esthétiques, ils relèvent aussi de choix qui sont éminemment politiques.
Le blanc sur une carte signifie parfois l’absence d’information ou encore un espace mal connu, paradoxalement cette absence de figuré ouvre le champ des possibles et laisse place à une imagination certaine. Ces blancs ont-ils toujours été présents sur les cartes et ont-ils toujours eu le même sens ?
Les historiens ont bien montré que le blanc sur les cartes est polysémique et que, selon les périodes, on a pu tenter de les combler selon différentes stratégies, laissant plus ou moins la place à diverses fantasmagories sur ces espaces incertains. Les terrae incognitae ont ainsi longtemps embarrassé les cartographes désireux de combler le blanc des cartes. Dans les régions lointaines où les relevés de terrain n’étaient pas toujours disponibles, les cartographes ont pu faire figurer une information imaginaire. Des guerriers, des montres marins et bien d’autres créatures fabuleuses ont ainsi été utilisés pour remplir les vides. À partir du XVIIe siècle, on voit cohabiter deux cartographies dans les régions conquises par les Européens : sur le littoral, des méthodes scientifiques offrant une description détaillée des paysages permettent d’élaborer une cartographie utile pour la navigation avec une bathymétrie précise levée au plomb de sonde, et pour le commerce avec l’indication des ressources naturelles et des peuples riverains. Au contraire, la cartographie reste déficiente à l’intérieur des îles ou des continents, où l’absence d’information est compensée par des représentations imaginaires. Ce fut le cas en Guyane et plus largement en Amazonie avec le légendaire Lac Parimé autour duquel évoluaient, sur la célèbre carte de Jocondius Hondius de 1598, des lions, des humanoïdes sans tête et des amazones. Il s’agissait de remplir la carte tout en construisant un mythe partagé. Ce contraste entre le littoral et l’intérieur peut alors être accentué par les difficultés de localisation : tandis que les estuaires et les îles offrent sur le littoral des repères naturels qui permettent une localisation relative, l’explorateur qui s’aventure à l’intérieur des terres estime les distances parcourues en jours de marche ou de navigation et se trouve rapidement dans l’impossibilité de se localiser.
À la fin du XVIIIe, les cartographes ont cependant commencé à refuser le recours commode aux allégories et aux approximations, et préféré laisser en blanc les territoires dont ils ne connaissaient parfois ni les noms ni les contours. Le plan de 1722 de l’Isle de Bourbon (aujourd’hui La Réunion) du Chevalier Denis Denyon en est un bon exemple. Les contours de l’île sont d’une précision jamais atteinte tandis que l’intérieur est laissé vide, habillé par une rosace d’orientation. La suppression des fantaisies de leurs auteurs n’a pas pour autant évacué l’imaginaire des cartes. Au contraire, les blancs sont immédiatement investis par l’imagination et les fantasmes de chacun. Par ses vides, la carte suscite ainsi un désir de découverte. Le blanchiment des cartes participe donc à l’engouement pour les expéditions scientifiques et les explorations géographiques. Engouement que nombre d’artistes prolongent encore aujourd’hui, comme Philippe Vasset dont Le Livre Blanc, paru chez Fayard en 2007, explore les « trous » des cartes de l’Île-de-France et dévoile des friches urbaines, industrielles, agricoles : « blanches sur la carte, ces zones sont en réalité multicolores ».
Les travaux de l’historienne Isabelle Laboulais-Lesage nous invitent ainsi à préférer utiliser l’expression au pluriel pour parler des blancs des cartes. Le pari de ce livre est de considérer que leurs différentes fonctions peuvent être utilement remobilisées pour étudier à nouveaux frais les productions cartographiques contemporaines : malgré les discours dominants sur le déluge de données numériques, les blancs des cartes demeurent et la diversité de leurs fonctions mérite d’être analysée.
Durant les conquêtes, puis les occupations coloniales, le blanc sur une carte s’accompagne aussi d’un message à forte connotation avec l’idée d’un espace à découvrir et donc à conquérir. Toutes les puissances coloniales avaient-elles la même façon de penser ces blancs ?
Si les blancs de la carte ont pu susciter un désir de connaissance et une soif d’aventure, ils ont aussi animé un appétit de conquête des territoires. Les débuts de la cartographie moderne, entendue comme la cartographie topographique à grande échelle, correspondent à de nouvelles pratiques administratives dans lesquelles la carte devient un instrument de gouvernement de plus en plus important pour l’ensemble des puissances coloniales. La cartographie moderne s’est ainsi construite dans une relation étroite avec les pouvoirs étatiques au début du XIXe. La gestion du blanc des cartes est alors confiée à l’administration et aux militaires. En témoigne la création en Grande-Bretagne et en France, d’instituts nationaux de cartographie, respectivement l’Ordnance Survey et le Service Géographique des Armées (dissout en 1940, il sera remplacé par l’Institut Géographique National - IGN), qui deviendront des modèles pour de nombreux autres pays.
La cartographie coloniale illustre donc bien ce lien entre l’affirmation des États modernes et la représentation de l’espace, entre domination territoriale et administration du blanc des cartes. Les acteurs de la colonisation ont, en effet, participé très largement au blanchiment des cartes en effaçant certains repères pour créer de toute pièce un espace vide qui devenait un espace à conquérir comme l’a montré Hélène Blais dans ses travaux sur la colonisation de l’Algérie. Ainsi, le Nouveau Monde est considéré comme nouveau, avant tout parce que tout ce que constituait l’antérieur a été soigneusement effacé. La carte coloniale donne donc forme à l’espace en le marquant des éléments (routes, voies navigables, etc.) qui permettront de l’apprivoiser. Dans le même temps, elle rejette dans le néant d’un espace blanc les pratiques et mémoires autochtones. Blanchir les cartes c’est, pour les puissances coloniales, faire l’impasse sur ce qu’on ne peut ou ne veut pas voir… et alimenter l’idée de terra nullius à conquérir.
Outre ce qui remplit la carte, ce qui n’y figure pas est donc aussi porteur de sens, le silence des cartes doit alors être analysé comme le suggère Brian John Harley. S’apparentant à une volonté de connaissance, une soif d’aventure ou à un appétit de conquête, les blancs des cartes peuvent être considérés comme un code graphique complexe, bien plus qu’un simple vide. La généalogie des blancs permet de distinguer ce qu’on ne sait pas, ce qu’on ne sait pas représenter, ce qu’on ne veut pas savoir ou encore ce qu’on ne veut pas dire qu’on sait. L’hypothèse au centre de ce travail est alors qu’une lecture fine de ces nuances permet de révéler les enjeux de savoir-pouvoir sous-jacents à la fabrique et aux usages de l’information géographique numérique.
La conception des cartes a longtemps été le fait des États. L’arrivée des acteurs privés, la profusion de données et le développement des outils informatiques ont participé à une « boulimie cartographique » . Cela a-t-il changé la conception des Blancs sur les différentes cartes ?
La boulimie cartographique contemporaine est le fruit d’un développement tous azimuts de capteurs et de nouveaux dispositifs de collecte et de diffusion de données géographiques. Cette profusion de données peut alors apparaître à la fois comme le symptôme et comme l’agent de la crise des États-nations confrontés à la mondialisation. Une double dérégulation s’observe désormais : par le haut et par le bas. En effet, l’investissement massif des multinationales du numérique (Apple, Microsoft) et du web (Amazon, Google, Facebook) dans les technologies géospatiales a conduit, depuis le milieu des années 2000, à une reconfiguration majeure des modes de production et de visualisation des cartes numériques. L’émergence de nouvelles interfaces cartographiques, comme les globes virtuels, a rencontré une réponse enthousiaste tant du public que des créateurs de sites Internet et de services mobiles. La facilité de réutilisation des outils a conduit à une dissémination rapide de quelques plateformes planétaires qui sont rapidement devenues des incontournables comme Google Maps ou Bing de Microsoft. Au-delà des nouvelles interfaces de visualisation, les géants du Web ont également investi la production de données géographiques en créant leurs propres référentiels cartographiques. Déployant d’impressionnantes infrastructures de collecte (des Google Cars qui lèvent les réseaux routiers tout en photographiant les paysages aux projets de constellation de satellites), ces multinationales ne gèrent pas simplement les tuyaux dans lesquels circule l’information, elles contrôlent aussi le contenu qui y circule.
Cette dérégulation par le haut qui donne à quelques rares acteurs dominants le géoweb, une capacité inédite de contourner la cartographie des États en imposant leur propre vision du Monde se double d’une dérégulation par le bas, moins spectaculaire, mais tout aussi performative. L’investissement des géants du numérique a conduit à un essor inédit des technologies de géolocalisation et a pu aussi contribuer à une forme de démocratisation des outils cartographiques : les Systèmes d’Information Géographique (SIG) réservés aux géomaticiens cohabitent désormais avec la cartographie en ligne, les globes virtuels et autres géoportails dont la prise en main s’est grandement simplifiée. Cette facilité de production et de diffusion des données géographiques sur le Web contribue aussi à renforcer les capacités des non-experts de la cartographie à se réapproprier le pouvoir de cartographier eux-mêmes leur territoire. Jusqu’alors exclusivement top down puisqu’attribut du pouvoir, la production de carte devient aussi progressivement une production bottom up. De multiples acteurs traditionnellement exclus du processus de production cartographique — les habitants de quartiers, peuples autochtones, mouvements écologistes, etc. — se sont ainsi approprié les outils et modes de représentation de la cartographie pour combler certains blancs des cartes et faire ainsi pression sur les politiques publiques.
L’arrivée des acteurs privés (des géants du numérique aux communautés locales) provoque donc bien un ébranlement des géographies numériques souveraines en démultipliant les sources potentielles, mais aussi les canaux de diffusion. Les cartes officielles sont complétées, contournées, voire concurrencées par des cartes alternatives, et l’autorité cartographique est remise en cause. Cette double dérégulation informationnelle — et plus spécifiquement cartographique — semble ouvrir la voie à un nouveau régime de production de représentations spatiales des territoires : celui de la post-souveraineté cartographique. Or, ce régime tend à invisibiliser les rationalités politiques à l’œuvre derrière chaque opération cartographique. En gommant la technicité sous-jacente aux plateformes cartographiques contemporaines et en diluant (voire en atomisant) l’information géographique dans des systèmes techniques de plus en plus complexes à déconstruire, une forme de néopositivisme semble se réactiver. Pour réarmer la critique face à ces nouveaux dispositifs géonumériques et à cette diversification des acteurs, je défends la thèse que les blancs des cartes sont une focale pertinente d’analyse de ces systèmes.
Vous avez choisi la Guyane comme terrain d’étude privilégié. Pourquoi ?
À grande échelle, les blancs des cartes contemporaines se nichent dans de petits espaces, pour révéler des zones urbaines abandonnées : terrains vagues, friches agricoles ou industrielles, dents creuses ont longtemps été mis au ban de la ville, rejetés dans les néants de la carte, parce que considérés comme indéfinis, non contrôlés, voire sauvages. Ainsi marginalisés, les bas-côtés autoroutiers, les parcelles biscornues coincées entre deux zones commerciales, les dessous de pont sont autant de résidus de plans d’affectation que les arpenteurs-aménageurs semblent avoir définitivement abonnés dans les limbes des blancs de leurs cartes. J’ai cependant choisi d’effectuer un pas de côté par rapport à ces centres urbains pour me focaliser sur une marge territoriale qui à bien des égards est aussi une marge cartographique, à savoir l’Amazonie et plus particulièrement la Guyane française. Vaste région à forts enjeux environnementaux, où l’espace est abondant, la démographie faible, l’accessibilité limitée et le contrôle à distance opéré par des États-nations souvent en conflit avec les peuples autochtones qui y vivent, l’Amazonie et la Guyane apparaissent à la fois comme produits et producteurs de blancs des cartes.
La question des blancs des cartes de cette France Équinoxiale devenue Guyane française m’a effectivement paru soulever, de manière exemplaire, des enjeux tant géographiques qu’historiques ou politiques. J’en relève quatre principaux qui me semblent justifier le choix de ce terrain et que je développe au premier chapitre du livre : l’existence de mythes cartographiques qui ont comblé les blancs des cartes tout en servant des intérêts politiques (comme par exemple, le légendaire Mont Tumuc Humac dont la localisation fictive était bien pratique pour considérer la frontière méridionale avec le Brésil comme « naturelle »), l’omniprésence de la forêt amazonienne qui contribue à la mystification de l’intérieur des terres (ou quand le blanc des cartes est comblé par l’enfer vert), la présence autochtone souvent invisibilisée sur les cartes (afin de renforcer le mythe de la terra nullius), mais qui semble aujourd’hui le vecteur de tentatives de renversement du pouvoir des cartes (à l’image des contre-cartographies qui ont émergé du mouvement d’opposition au projet minier Montagne d’Or) et enfin, le caractère expérimental des méthodes géomatiques qui y sont aujourd’hui déployées pour tenter de combler, à distance, les vides cartographiques (du fait, notamment, d’une couverture nuageuse qui empêche d’avoir une vision synchrone et exhaustive du territoire, nombre de bricolages méthodologiques sont nécessaires).
J’ajoute que, parce que ce territoire est difficile d’accès, les métrologies environnementales – dont la cartographie derechef – sont devenues des instruments indispensables de pilotage des politiques publiques qui y sont mises en œuvre. En étudier les coulisses de fabrication et la gestion des incertitudes inhérentes aux blancs des cartes qui persistent, permet alors de mieux comprendre les enjeux de pouvoir qui s’y tissent.
Votre travail est aussi une réflexion sur la relation entre le géoweb et la construction des cartes. Vous réfléchissez ainsi à l’accumulation des données, au lien entre le terrain et la carte ou encore à une géographie des ignorances. Comment en tant que géographe abordez-vous les outils qui permettent la confection de cartes ?
L’information géographique contemporaine est désormais produite par des plateformes web qui, sur bien des aspects, s’apparentent à de véritables boîtes noires algorithmiques. Elles nous délivrent aussi bien des géovisualisations planétaires qui font autorité tant elles semblent résulter de prouesses technologiques, qu’une myriade de petites cartes produites par des non-spécialistes et qui restent encore largement inexplorées. Derrière cette démultiplication d’artefacts informationnels se cachent des suites d’opérations qui masquent les blancs des cartes et ne sont pas exemptes de choix politiques. Mettre en lumière cette mécanique conduit à remettre en cause l’objectivité cartographique, devenue avec le tournant numérique, objectivité algorithmique. Ce faisant, j’entends, avec ce livre, poser les jalons d’une géographie politique apte à penser l’inégale géonumérisation du Monde. Dès lors, la cartographie critique puis les SIG critiques apparus dans les années 1990, peuvent permettre de déconstruire les dispositifs géonumériques contemporains pour en révéler les logiques de savoir-pouvoir.
Mais, face à la complexité des boîtes noires algorithmiques, je préconise de convoquer d’autres ancrages disciplinaires. Le rapprochement de la cartographie critique avec la sociologie des sciences et techniques (STS) et avec l’ethnographie des algorithmes me semblent pouvoir ouvrir des perspectives stimulantes. Il s’agit d’enjamber les silos disciplinaires afin d’examiner la complexité des systèmes contemporains sans hésiter à envisager de nouvelles alliances disciplinaires. D’où la proposition programmatique développée dans ce livre : je suggère d’ancrer les approches critiques de l’information géographique dans le champ des critical data studies dont l’ouverture disciplinaire et la prise en compte des multiples facettes des infrastructures numériques permettent d’interroger l’intentionnalité et la performativité non seulement des cartes stricto sensu, mais de l’ensemble du dispositif sociotechnique qui leur est associé. En cherchant à décrypter les contextes de production, d’analyse, de diffusion et d’usages des données qui circulent entre les infrastructures numériques, les critical data studies offrent un cadre d’analyse englobant qui donne une tout autre portée à ce qui n’était jusque-là qu’un débat assez marginal à l’intérieur de la géographie. Conscient que ces propositions n’offrent à la géographie et aux sciences de l’information géographique, dont je me revendique, aucune perspective de légitimation exclusive, elles n’en font pas moins des sciences du territoire, un partenaire incontournable des critical data studies.