Ouvrage d'une richesse extrême pour redécouvrir l'acte esthétique, acte fondamental qui nous garde d'être des 'imbéciles hyperrationnels'.

En quoi l’acte esthétique se distingue-t-il de l’acte artistique ? Qui sont les acteurs esthétiques, ces amateurs d’un genre particulier, qui recréent, réinventent, refaçonnent le monde ? En quoi l’acte esthétique civilise-t-il le monde ? "Nous sommes tous, à des degrés divers, des acteurs esthétiques. […] L’acte esthétique répond à la provocation du monde et implique une décision plus ou moins consciente, par laquelle je m’utilise moi-même pour m’exposer à l’altérité, l’approfondir et la retravailler, de manière à produire un "senti" au deuxième degré, imprégné de savoir et d’imagination, qui devient réel" explique Baldine Saint Girons dans son essai paru chez Klincksieck, L’acte esthétique.

Cette philosophe, spécialiste des XVIIe et XVIIIe siècles, à qui l’on doit notamment un travail remarquable sur le sublime   , envisage l’acte esthétique comme un véritable outil de sauvegarde du monde qui maintiendrait le lien (religare) entre les hommes. Les raisons de ce plaidoyer en faveur  de la "pratique" de l’acte esthétique  sont à chercher dans l’âpre constat d’une société qui, esclave de la logique du marché, est gouvernée par la notion de "rationalité économique" conçue désormais comme unique mode de fonctionnement, voire comme vérité absolue. Dans ce contexte, l’acte esthétique apparaît comme "le meilleur remède contre le cynisme ambiant" et "nous permet de ne pas devenir ce que la sociologue Eva Illouz   appelle des "imbéciles hyperrationnels", de vaniteuses marionnettes, confondant le calcul des coûts et profits avec l’exercice de la raison et perdant de la sorte tout lien profond avec autrui et avec elles-mêmes".

En se prêtant au jeu des "50 questions"  qui font l’originalité des essais de cette collection consacrée à la littérature et aux arts, l’auteur embrasse, à la manière d’une déambulation poétique et savante, ce concept original en explorant tour à tour les "réels" ainsi créés par l’acte esthétique et qui constitueraient une "rationalité esthétique" ou encore une "logique poétique" telle que l’entendait Vico. Travail pour l’acteur-témoin qui nécessite du temps, de même qu’une sorte de "lâcher-prise"  et de renoncement à la maîtrise totale du sensible. Une opération qui comporte des risques intrinsèques à l’acte qui tout à la fois se veut un saut dans l’inconnu, mais aussi une réappropriation, une réinvention du monde : risque de se perdre, que ce soit dans l’hallucination, l’imagination ou le mythe, mais aussi risque de s’engloutir dans le paysage, de se dissoudre dans la sculpture et la peinture ou encore de s’effacer dans l’architecture ou la danse.

Le monde, considéré à l’instar de Bachelard comme "ma provocation", devient le terrain et le terreau de l’acte esthétique. Aussi la philosophe recourt-elle au souvenir de son vécu personnel – on pense en particulier au récit de l’expérience si intense qu’elle fait de "la paix du soir" - relaté et nourri par une érudition exceptionnelle : aux références et analyses philosophiques et esthétiques, psychanalytiques, littéraires et poétiques, s’adjoignent l’exploration des mythes anciens, ainsi que le retour systématique à l’étymologie des mots. Un voyage philologique, à la source du verbe, qui participe lui aussi de ce mouvement de "restauration des humanités" cher à l’auteur.

Comme une initiation à l’acte esthétique – qui correspond plus sûrement à sa redécouverte ! -, la lecture de cet ouvrage d’une extrême richesse - tant le fond et la forme se répondent – s’avère une expérience civilisatrice et spirituelle nécessaire.

"Notre savoir est toujours à reconstituer. Comment penser ce que je pense, sentir ce que je sens, trouver un moyen de transmettre pensée et sentiment ? ces tâches se rapportent à l’impossible ; mais on ne saurait surestimer leur importance, car elles produisent du réel et nouent un lien substantiel entre les hommes."


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crédit photo : lllarsheilmann / flickr.com