À partir de l’expérience de sa propre mère, Didier Eribon imagine d’autres fins que la maison de retraite pour les personnes âgées et invite à leur redonner la place qu’elles méritent dans la société.

Vieillir n’est pas une partie de plaisir. Chateaubriand considérait la vieillesse comme un naufrage, expression reprise par le général de Gaulle à propos du maréchal Pétain. Le « troisième âge » annonce le « quatrième », qui correspond généralement à la sénilité, antichambre de la mort. Au XXIe siècle, la plupart des pays connaissent un vieillissement de leur population. Les plus de 60 ans, en France, représentent déjà presqu’un tiers des habitants. La proportion de celles et ceux qui meurent âgés et en relative bonne santé est faible. Leurs enfants doivent affronter la douloureuse question de leur placement dans des établissements spécialisés, coûteux et rarement satisfaisants. Ils ressemblent davantage à des mouroirs qu’à des maisons de retraite… Les récits sur la fin de vie d’un parent atteint de la maladie d’Alzheimer sont de plus en plus nombreux dans les librairies, que l’on songe à Annie Ernaux ou Christian Bobin. Le cinéma, lui aussi, aborde la déchéance d’un parent et la difficulté des enfants à l’accompagner jusqu’à la mort. Notre société n’aime pas les vieux et la mort n’a pas sa place dans la conversation entre vivants.

Une vie déterminée par le milieu social

Ce n’est pas cette approche généraliste qu’emprunte Didier Eribon, philosophe, universitaire, auteur de nombreux ouvrages, dont : Michel Foucault, 1926-1984 (1989), Réflexions sur la question gay (1999), Hérésies, essais sur la théorie de la sexualité (2003) et Retour à Reims (2009). Il poursuit ici ce qu’il a engagé avec Retour à Reims, c’est-à-dire un récit personnel, particulièrement émouvant, avec néanmoins de nombreuses références philosophiques, historiques et anthropologiques. Sa mère, veuve depuis 2005, vit seule dans un appartement dans la banlieue de Reims, à Tinqueux, mais le grand âge la rend vulnérable au point où elle ne peut plus rester isolée, avec des pertes de mémoires et des défaillances physiques. Les quatre fils décident d’un commun accord de la placer dans un EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), à Fismes, à trente kilomètres de Reims. Ainsi ne sera-t-elle pas trop dépaysée, pensent-ils. Les enfants lui assurent qu’elle sera bien entourée, mais ce déménagement la perturbe profondément. Elle ressent, au fond d’elle, qu’il s’agit là d’un placement définitif. Ses rares affaires personnelles qui sont rangées dans sa chambre (ses vêtements, sa télévision, sa radio, des piles de magazines et deux gros cartons de photographies) pourraient donner l’illusion d’un chez soi, qui n’est plus…

Sept semaines plus tard, elle meurt, à 87 ans. Quelle a été sa vie, se demande Didier Eribon ? Comment sa vieillesse s’est-elle déroulée ? A-t-elle été heureuse ? Enfant abandonné, d’abord par son père, puis sa mère, elle se retrouve dans un orphelinat, qui la place, à quatorze ans, comme bonne. Une fois, elle était dans une famille où la dame voulait lui payer des études pour devenir dactylo, cela ne s’est pas fait, racontera-t-elle à Didier. Plus tard, elle devient femme de ménage, puis ouvrière dans une verrerie. C’est à 20 ans qu’elle se marie, avec un ouvrier, qui deviendra contremaître et avec lequel ils auront quatre fils. Un seul, Didier, fera des études supérieures et ira à Paris, ne se manifestant que rarement. Après le décès de son père, Didier Eribon rendra régulièrement visite à sa mère ou lui téléphonera. En lisant Annie Ernaux, il comprend qu’il est un « transfuge de classe », et qu’il a eu, plus d’une fois, honte de sa famille. Une honte qu’il qualifie ainsi dans ses livres : « Un affect lié à une structure d’infériorisation, à un système de pouvoir ». Homosexuel, il n’appartient pas non plus à la « culture familiale ». Il a pu « s’en sortir » et devenir ce qu’il voulait être, alors que sa mère était plombée par la pauvreté à laquelle elle était destinée. Jeune homme, il penche du côté du trotskisme ; sa famille ouvrière vote à gauche, avant d’afficher un racisme ordinaire et de choisir le Front national. Sa mère lui confie qu’elle a un « amoureux », depuis quelques années seulement, André, ancien ouvrier, avec qui elle s’entend bien, même s’il est marié ! Un jour, ce dernier affirme que ce qu’il faudrait pour régler les problèmes que la société française connaît alors, « c’est un nouvel Hitler ».

Didier se souvient que ses parents ne s’entendaient pas. Son père pouvait se mettre dans des colères violentes si un homme, par exemple, lors d’un mariage, dansait avec sa mère. Celle-ci a osé une fois aller à la gendarmerie porter plainte pour violences conjugales, mais le policier l’en a dissuadé. « Pourquoi n’as-tu pas divorcé ? » demande le fils à sa mère. Trop difficile avec un revenu aussi petit et un mari qui ne lui aurait en rien facilité l’existence. Aussi constate-t-il qu’elle n’a jamais été heureuse. Aucun geste tendre de la part de son époux, aucune attention des autres membres de la famille, pas d’amies. Là aussi, le mari veillait ! Se repliant sur elle, elle devient exigeante et peu câline avec ses propres enfants, à qui elle veut pouvoir offrir les meilleures conditions de vie, compte tenu de son budget, d’où de vives privations.

Perte d’identité

Le placement dans un EHPAD est terrible, malgré la bonne volonté et l’empathie d’une partie du personnel soignant, qui connaît aussi d’énormes difficultés (sous-effectif, salaire peu attractif, emploi dévalorisé socialement, etc.). « Tout le monde est logé à la même enseigne, constate l’auteur : mêmes chambres, mêmes lits, mêmes contraintes, mêmes horaires, mêmes repas, mêmes activités, même personnel soignant… Il y a comme un arasement des spécificités des uns et des autres dans cette uniformisation générale. Mais on pourrait souligner que, avec les différences, ce sont aussi les ressemblances sociales et les appartenances collectives qui tendent à s’estomper, à passer au second plan, alors même que la localisation géographique et les tarifs considérés comme modérés de l’établissement permettraient de penser que, au moins en termes de classe sociale, la population des résidents se caractérise par une assez forte homogénéité. »

Vieillir revient à perdre son identité, du moins à se couper, progressivement, de ses relations de travail, de ses connaissances – qui meurent –, des préoccupations du moment qui ne sont plus celles de personnes vieillissantes. « Pour ma mère, observe-t-il, la maison de retraite s’était apparentée dès le départ à ce que Goffman appelle une “institution totale”. Voici comme il définit ce genre d’institutions : “Un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées.” » Dans une maison de retraite, le processus de dépersonnalisation est en marche et conduit à la perte d’identité et à une sorte de désaffiliation.

Que faire ? Maintenir le plus longtemps possible la personne âgée chez elle, en employant des aides à la personne, de temps à autre, sans pour autant l’isoler socialement ? Favoriser les colocations entre vieilles personnes, certaines plus valides que d’autres ? Développer des réseaux d’entraide entre retraités en liaison avec des associations de quartier ? Les transformations de la famille et les conditions de logement, parmi les plus défavorisés, ne permettent guère un maintien à domicile des personnes dépendantes. L’on connaît mal ce que vieillir signifie. C’est pour répondre à cette question que Simone de Beauvoir entreprend la rédaction de La Vieillesse, publié en 1970, et Norbert Elias celle de La Solitude des mourants, traduit en français en 1987.

Deux « classiques » à lire

Didier Eribon s’attarde sur ces deux ouvrages importants, rédigés par des intellectuels renommés qui ont l’âge de leur objet d’étude. Simone de Beauvoir confie dans Tout compte fait, en 1972 : « Femme, j’ai voulu élucider ce qu’est la condition féminine ; aux approches de la vieillesse, j’ai eu envie de savoir comment se définit la condition des vieillards. » Il y a un parallèle entre Le Deuxième Sexe et La Vieillesse, que Simone de Beauvoir note elle-même : ni les femmes ni les vieux ne peuvent « faire entendre leur voix ». Là aussi comment faire ? Stimuler les mouvements de retraités avec leurs revendications, leurs pétitions, leurs pressions sur les politiques ? Qui serait le « porte-parole » ? Et celles et ceux qui sont dans des EHPAD ne seront-ils pas sous-représentés ? « Les “vieillards” sont donc voués, observe Didier Eribon, à être toujours une sorte de catégorie-objet dont l’identité, l’image, la représentation viennent de l’extérieur et non de l’intérieur. Leur statut leur est toujours “octroyé”, dit Beauvoir. » La Vieillesse est encore un livre peu lu, remarque Didier Eribon, alors même qu’il est pleinement d’actualité. Celui de Norbert Elias propose de changer le regard non seulement sur la vieillesse, mais sur la mort. Celle-ci « ne recèle aucun mystère, écrit-il. Elle n’ouvre aucune porte. Elle est la fin d’un être humain. Ce qui survit après lui, c’est ce qu’il a donné aux autres humains, ce qui demeure dans leur souvenir ».

C’est ce que confirme Didier Eribon dans ce remarquable essai. Il enveloppe sa mère de mille et un souvenirs, s’apercevant que son absence est aussi une perte de mémoire. En effet, des tournures de phrases du patois local lui reviennent à la bouche, mais qui pourra dorénavant en expliquer l’origine et la prononciation ? De même, comment savoir qui figure sur cette photographie prise il y a plusieurs décennies ? Sa mère pouvait non seulement reconnaître et nommer une tante disparue, mais reconstituer l’arbre généalogique… Dans Une femme, Annie Ernaux comprend qu’avec la mort de sa mère, elle a « perdu le dernier lien avec le monde dont [elle est] issue ». Didier ressent la même chose. Cet ouvrage, d’une très grande sensibilité et riche de références, parle de chacune et chacun de nous.