En s’emparant de la question du séquestre de 1871, Didier Guignard plonge au cœur des tensions suscitées par la colonisation et la dépossession foncière dans l’Algérie rurale.

L’ouvrage de Didier Guignard, chargé de recherche CNRS à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (Iremam) à Aix-en-Provence, est le résultat heureux des cheminements de la recherche de son auteur. Engagé dans l’histoire d’une ferme de la plaine des Issers, à l’extrémité occidentale de la Kabylie et à une soixantaine de kilomètres à l’est d’Alger, il découvre progressivement l’existence, sur la longue durée, de véritables « dynasties ouvrières » algériennes. Malgré les chocs multiples qui touchent la région de la fin du XIXe siècle à nos jours, des familles entières s’accrochent à leur territoire. Pour en comprendre les raisons, Didier Guignard décide de remonter le temps jusqu’aux « origines », c’est-à-dire au moment où l’État colonial accapare une bonne partie des terres habitées, utilisées et possédées par des Algériens dans la région : le séquestre de 1871.

Véritable monument de l’histoire de l’Algérie contemporaine, le séquestre est connu de l’ensemble des historiennes et des historiens qui travaillent dans ce domaine. À la suite de la grande insurrection menée contre la puissance coloniale au début de l’année 1871, les autorités françaises élaborent un outil juridique répressif inédit qui dépossède 900 000 Algériens, soit plus du quart de la population totale, de près de 450 000 hectares de terres. L’ouvrage de Didier Guignard est une belle étude de cas localisée de la mise en œuvre du séquestre et des difficultés auxquelles sont exposés les fonctionnaires chargés de son application sur le terrain. Mais il est surtout précieux pour la « coupe dans le corps social » que promet son sous-titre, promesse magnifiquement tenue par l’auteur. En mobilisant des sources variées, il parvient à restituer la grande complexité de l’histoire de la colonisation française dans l’Algérie rurale.

L’épaisseur du temps colonial

Le titre de l’ouvrage, 1871. L’Algérie sous séquestre, est presque une provocation. La plus grande partie de l’histoire racontée ne se déroule pas en 1871, mais avant et après. En effet, le séquestre est réinséré dans une histoire large des dépossessions foncières en Algérie. Didier Guignard démontre qu’avant 1871, la colonisation perturbe déjà l’organisation socio-économique des populations habitant la plaine des Issers et les montagnes alentours. Dans les années 1860, des fonctionnaires français sillonnent le territoire pour répartir les terres occupées et utilisées par les populations algériennes selon des catégories de propriété imposées par les Français. En assimilant plusieurs milliers d’hectares de terres à la propriété privée française, les commissaires-délimitateurs cherchent à faire disparaitre le régime de propriété privée tel qu’il est conçu dans le droit musulman, qui « est compatible avec des formes extrêmement variées de partage vertical et horizontal des droits ».

La francisation des terres algériennes menace donc les usages collectifs que pouvaient en faire les populations. L’État colonial s’approprie par ailleurs des milliers d’hectares de terres, en particulier forestières, qu’il redistribue ensuite à des colons européens. Dans la montagne des Beni Khalfoun, l’État colonial attribue ainsi une concession de près de 1 000 hectares de chênes-lièges à un exploitant français, Broussais, qui impose des réglementations restrictives aux populations algériennes. Il interdit le ramassage de bois mort ou encore la chasse, privant ainsi les Algériens de ressources indispensables à leur subsistance.

Ces premières perturbations constituent sans doute l’une des raisons qui pousse les populations des Issers à se révolter en 1871. Le séquestre et la confiscation des terres qui s’ensuivent s’inscrivent donc dans la continuité d’une politique de colonisation et d’accaparement des terres algériennes qui débute plusieurs décennies auparavant.

Surtout, Didier Guignard montre à quel point le séquestre bouleverse profondément les populations sur le long terme. L’exemple de la famille Zoubir, dont le père, Ahmed, est l’un des meneurs de l’insurrection de 1871 dans la région, est à ce titre éloquent. Notable influent des Beni Mekla, il possède un patrimoine important qui est saisi lors de l’application du séquestre. Par la suite, il ne cesse de solliciter l’administration coloniale pour obtenir des concessions de terres, allant jusqu’à s’engager aux côtés de l’armée française à Madagascar en 1895 dans l’espoir de convaincre les autorités de sa bonne foi. Sa stratégie finit par payer et, en 1896, le gouverneur général Jules Cambon attribue quelques hectares de terres aux enfants d’Ahmed Zoubir, décédé la même année. Ces terres ne sont pas celles que possédait la famille avant l’insurrection de 1871. L’administration coloniale les prélève sur des biens confisqués à un autre séquestré, Kaci N’Dichou, générant ainsi des conflits persistants entre les deux familles jusqu’en 1899. En 1918, quatre des enfants d’Ahmed Zoubir parviennent finalement à racheter, à un prix très élevé, deux jardins possédés cinquante ans auparavant par leur père, témoignant ainsi de leur « désir de récupérer d’une manière ou d’une autre, même très partiellement, ce qui a été perdu ».

Ainsi, les conflits générés par la saisie et la redistribution des terres se poursuivent au moins jusqu’à la Première guerre mondiale. La mémoire et le traumatisme de l’événement perdurent, eux, jusqu’à nos jours. Didier Guignard en apporte la preuve lorsqu’il rapporte des entretiens qu’il a menés dans le cadre de son enquête de terrain. Un ancien colon français né en 1929, comme une ancienne domestique algérienne née en 1926, témoignent tous deux de la transmission, au fil des décennies, de cette mémoire douloureuse et sensible parmi les familles qui ont habité la région. L’analyse du séquestre par Didier Guignard dépasse donc largement l’année 1871 et le temps colonial prend ici toute son épaisseur.

Une histoire ancrée dans le sol

« Le terrain a précédé l’objet d’enquête », affirme Didier Guignard en conclusion de sa démonstration. Cet attachement au terrain est un point cardinal de la méthodologie de l’auteur. En concentrant son analyse sur une région bien délimitée, celle de la plaine des Issers, il défend « cet ancrage local sur la longue durée parce qu’il apporte un savoir neuf, sans conduire à l’enfermement ». Ce faisant, il affirme haut et fort qu’une histoire de l’accaparement colonial des terres algériennes ne peut se faire qu’au ras du sol.

Pour cela, l’auteur décrit le territoire des Issers en y incluant les groupements humains qui le façonnent, l’habitent et en exploitent les ressources. Ici, comme ailleurs en Algérie, « la subsistance passe obligatoirement par la combinaison des terroirs de plaine et de montagne » avant la colonisation française. Dans les terres de plaine, arrosées par l’Isser ou ses affluents, les habitants cultivent différentes céréales selon une rotation triennale. Dans les premières pentes, ils entretiennent des vergers et des jardins, souvent attenants aux habitations, qui leur fournissent divers fruits (figues, olives, raisins, caroubes, agrumes). Les collines et versants abrupts sont, eux, utilisés pour le parcours du bétail. De la rareté des ressources découlent des droits d’usages assez souples. Si la propriété privée est largement répandue, celle-ci n’est pas incompatible avec des usages collectifs qui dépassent parfois le cadre de la famille élargie. C’est particulièrement vrai pour les terres de parcours qui, même possédées en propriété privée, peuvent être ouvertes au pâturage des animaux des voisins, ou même de ceux des bergers transhumants des steppes du sud.

Ce système socio-économique est mis à mal par la colonisation agricole, qui prend son essor à l’occasion de l’application du séquestre de 1871 et qui touche principalement les terres fertiles des plaines. L’intensification de l’agriculture, et en particulier de la viticulture, prive les populations d’un accès aux céréales, en même temps qu’elle fait disparaître la rotation triennale. Avec elle, ce sont les terres en jachère qui disparaissent. Or, celles-ci fournissaient jusqu’alors des pâturages complémentaires pour le bétail, qui doit désormais se contenter des parcours en montagne. Comme le résume l’auteur, « au-delà des pertes chiffrées en hectares ou en francs, ce sont donc toutes les combinaisons de terroirs associant propriétaires, exploitants et usagers, agriculture et élevage, sur des espaces beaucoup plus vastes, qui sont irrémédiablement atteintes ».

Face à la dépossession foncière et à la raréfaction des ressources, les Algériens s’adaptent à la nouvelle donne économique. Ils sont embauchés par les nouveaux propriétaires européens pour cultiver la vigne, le tabac ou les céréales. Dès 1874, 250 des 600 hectares du périmètre de colonisation d’Isserville sont loués à des Algériens qui continuent ainsi d’exploiter les terres dont ils ont été dépossédés. Didier Guignard démontre ainsi que la dépossession foncière massive ne se traduit pas, dans les Issers, par une disparition des dépossédés. Ceux-ci demeurent et restent ancrés au sol, même s’ils n’en sont plus les propriétaires.

D’ailleurs, dès la fin du XIXe siècle, de plus en plus d’Algériens parviennent à racheter une partie de ces terres qui leur ont été confisquées. Mais il s’agit des terres qui se trouvent aux marges des périmètres de colonisation, dans des pentes difficiles à travailler. Les Algériens y cultivent de plus en plus du tabac, notamment avec la création, en 1922, d’une coopérative sous contrôle de l’État, la Tabacoop kabyle des Issers.

Ainsi, la colonisation issue de l’application du séquestre bouleverse tout à la fois l’usage des sols, avec le développement de cultures non-vivrières au détriment d’une agriculture de subsistance, et les formes du travail et de l’exploitation avec l’essor du salariat et du fermage. Mais en décrivant les adaptations des populations à ces bouleversements, Didier Guignard fait également apparaître la manière dont les Algériens y résistent.

Une histoire à échelle humaine

Résister, pour les Algériens, c’est certes s’adapter à la nouvelle donne. Mais c’est également tenter de s’y opposer, quitte à franchir certaines lignes rouges et entrer dans la criminalité. Dans son dernier chapitre, Didier Guignard propose une analyse magistrale d’un fait divers survenu à proximité du centre de colonisation d’Isserville. Le 30 avril 1890, des Algériens de la montagne voisine des Beni Khalfoun, emmenés par un certain Saïd Allouech, attaquent la ferme isolée des époux Dubouis, Eugène et Virginie. Le cambriolage tourne au drame. Lazare Mouren, ami des Dubouis, est tué et le couple est grièvement blessé. En mobilisant des sources d’une grande variété, Didier Guignard tente de reconstituer au plus près la trajectoire des différents acteurs impliqués afin de dévoiler tout le sens politique de l’événement.  

Saïd Allouech subit de plein fouet la colonisation dans la région des Beni Khalfoun. Il fait partie de ces Algériens privés du droit de chasse et du ramassage du bois dans la vaste concession forestière Broussais. Il est sans doute touché par le séquestre collectif, appliqué en représailles de l’attaque survenue le 20 avril 1871 contre la maison de cet exploitant forestier. En 1880, il est condamné à 8 jours de prison et 25 francs d’amende pour détention d’armes non autorisées et se venge en agressant le caïd qui l’a dénoncé aux autorités françaises. Il est alors condamné au bagne en Guyane, d’où il parvient à s’évader en 1886.

Dès lors, il est contraint de vivre plus ou moins caché dans son village, craignant d’être dénoncé aux autorités. Déjà dépossédé de ses terres, sa position marginale l’empêche désormais de trouver un emploi ou une parcelle de terre à louer pour subvenir à ses besoins. Dans ces conditions, attaquer la ferme des Dubouis apparait comme une tentative désespérée de rompre l’engrenage de la misère et de la paupérisation.

Mais Didier Guignard montre bien que la cible n’est pas choisie au hasard. Saïd Allouech retient la ferme des époux Dubouis, récemment installés dans la plaine des Issers et qui, « à l’évidence, […] ont tout ce qu’il faut pour susciter la jalousie, l’envie et le ressentiment ». En quelques années, ces anciens marchands de chapeaux marseillais, qui portent sur eux le goût du luxe et de la distinction sociale par le vêtement, s’enrichissent en développant la culture de la vigne là où, une dizaine d’années auparavant, les Algériens cultivaient des ressources vivrières. Saïd Allouech choisit de s’attaquer aux Dubouis sans doute d’abord dans l’espoir de mettre la main sur leurs richesses. Mais au-delà, il exprime aussi peut-être la colère et le désespoir des populations face à l’appropriation de leurs terres par des colons européens et à la raréfaction des ressources qu’elle engendre. D’ailleurs, lorsque trois des assaillants de la ferme sont exécutés sur la place publique d’Isserville les 18 et 19 janvier 1891, les habitants algériens de la région boycottent massivement l’événement. En refusant de participer à la mise en scène macabre de la restauration de l’ordre colonial, les populations manifestent à leur tour leur capacité de résistance face à la colonisation.

Le pari est donc réussi pour Didier Guignard. C’est bien une « coupe dans le corps social » qu’il opère dans son ouvrage et qui dévoile toute la complexité du phénomène colonial en territoire rural. Complexité du temps, complexité du territoire et complexité du sens de l’action des individus, exposés à une violence tant matérielle que symbolique dans le cadre d’un système colonial particulièrement prédateur.