Peut-on continuer à se référer à l'autonomie de la volonté lorsque des systèmes nous imposent leurs modes de vie ? Quel autre point d'appui pourrions nous trouver pour relancer l'émancipation ?

Dans les sociétés démocratiques, l’éthique érige en principe suprême la valeur de l’individu et la liberté de sa volonté, donc le respect de ses droits. Les acquis de cette façon de se comprendre soi-même et les autres garantissent l'égal respect des personnes, de leur intégrité, et la valorisation de la pluralité - pour ne citer qu'eux. Pour autant, il paraît évident que cette éthique des droits n’est pas à la hauteur des enjeux auxquels nos sociétés sont aujourd’hui confrontées.

Le philosophe Mark Hunyadi   s'empare de cette question dans son nouveau livre Le second âge de l'individu (PUF, 2023), où il examine la manière de faire et les conditions requises pour dépasser cette situation. Il a aimablement accepté de répondre à des questions pour présenter son livre à nos lecteurs.

 

Nonfiction : L'éthique se résume aujourd'hui, la plupart du temps, à une éthique des droits individuels. Or, avec le recul historique, il apparaît que celle-ci offre peu de résistance à l’imposition de modes de vie, qui rendent toujours plus illusoires l’autonomie de la volonté, et limitent également fortement la possibilité que ces volontés individuelles puissent se rejoindre sur une visée commune. Pourriez-vous commencer par expliciter ce point ?

Mark Hunyadi : Oui, cela me semble être un paradoxe majeur de nos sociétés démocratiques, paradoxe largement, sinon totalement ignoré par la pensée libérale. Alors que nous vivons dans des sociétés qui respectent plus que toute autre les droits et libertés individuels, nous subissons sans réplique possible des modes de vie qui nous échappent complètement. En réalité, comme je le montrais dans La Tyrannie des modes de vie (Le Bord de l'eau, 2014), le système nous impose des modes de vie que nous ne choisissons pas. Ainsi par exemple, nous subissons de plein fouet un mode de vie technologique dont on ne nous a jamais demandé si nous le souhaitions ; il s’est imposé à nous dans une mécanique implacable. La norme technologique s’impose aujourd’hui à tout un chacun : tout le monde est supposé s’y conformer, on n’a pas le choix, sous peine d’isolement social.

Cela veut dire plus généralement que l’individualisme libéral produit en réalité des effets systémiques auxquels l’individualisme ne peut plus s’opposer. La colonisation de nos existences par le numérique est l’un de ces effets. Tout en promouvant les droits et libertés individuels, le système se déploie sans frein, et nous impose unilatéralement ses modes de vie fort contraignants. Voilà une réalité qui échappe complètement à la pensée libérale, laquelle fétichise les droits et libertés individuels, et les prend pour seuls étalons de la vie sociale. Elle fait toujours comme s’il n’y avait que l’État d’un côté, et les individus de l’autre, avec cette hantise que l’État s’immisce dans la vie personnelle. Mais c’est là une immense myopie, car en tant qu’individus, nous sommes soumis à bien d’autres choses qu’aux lois d’un État !  C’est le sens de ce j’appelle les « mode de vie » : tout le système qui peut se déployer par-dessus la tête des individus, sans être pour autant piloté par l’État, et qui leur impose des manières d’être auxquelles nul ne peut se soustraire, tout en respectant en principe les droits et libertés individuels. Les droits et libertés individuels, tels qu’ils sont consignés dans le droit, laissent mécaniquement se déployer un système très contraignant (le système marchand, par exemple, ou le système technologique) qui conditionne l’existence bien davantage que les lois votées au Parlement ! S’impose mécaniquement tout un système qui va avec l’ensemble des droits et libertés, et projette sur eux une ombre dont nul ne peut se protéger.

C’est ce que j’appelle « l’effet réversif » de l’éthique individualiste des droits : les droits individuels se retournent en domination du système – en tyrannie des modes de vie.

La forme d’individualisme sur laquelle reposent nos sociétés démocratiques est un individualisme de la volonté, du libre exercice de la volonté, une conception dont l’origine remonte au XIVe siècle. Selon cette conception, la volonté n’a aucune limite à priori, naturelles ou autres. La volonté ne s’impose plus de limites – toute limite est pour elle une insupportable contrainte. Impossible de créer du commun dans ces conditions ! Dès l’intronisation des Droits de l'homme, il y avait une tension entre la défense de la sphère privée, où s’exerce en toute liberté la volonté individuelle, et l’existence du commun, nécessaire à la vie sociale. Mais on peut dire que sous l’effet du numérique, cette tension est devenue une campagne (au sens militaire du terme) acharnée contre la création du commun. Le système numérique est devenu un extraordinaire outil de fragmentation sociale : il s’agit pour lui de pouvoir satisfaire chaque individu dans sa sphère de désirs la plus propre – d’où l’importance cruciale pour le fonctionnement du numérique d’établir des profils aussi précis que possible. S’impose ainsi le mode de vie de l’exécution automatique de la volonté par le système numérique. Chacun peut ainsi devenir le « libre » fonctionnaire de son propre bien-être, le système étant à sa disposition pour le satisfaire. Chacun se trouve ainsi libidinalement rivé à ce système, qui peut simultanément se targuer de défendre la volonté autonome de chaque individu. Comment, et surtout pourquoi, voulez-vous que se crée du commun là-dedans ?

Un moyen de sortir de cette situation, expliquez-vous, est d’aider tout un chacun à prendre conscience de l’existence d’une autre relation au monde, qu’il est impossible de ranger sous le paradigme de la volonté autonome. Où le monde s’offre à nous comme un réseau – à la fois très dense et qui se déploie à propos d’objets de nature très différente – d’attentes de comportement que nous pouvons nourrir à son égard. Comment faut-il le comprendre et que peut-on attendre d’une telle prise de conscience ?

Il faut distinguer deux choses, la théorie sociale, qui s’énonce du point de vue du philosophe, et l’action sociale, qui engage la pratique des acteurs eux-mêmes.

Du point de vue de la théorie sociale, il s’agissait pour moi d’abord de montrer que l’individualisme contemporain se caractérise par le primat de la volonté – un primat qui était inconnu dans notre culture jusqu’au XIVe siècle ! L’idée que la volonté fixe ses propres buts (ce que l’existentialisme appelle le projet), et utilise la raison pour les exécuter est une idée complètement étrangère au monde antique ! Non seulement parce que celui-ci ne connaissait cet « organe mental » spécifique qu’est la volonté, mais parce que c’était la raison qui était première, et sa tâche était de reconnaître dans le monde, la nature, l’ordre des choses, le bien objectif qui devait servir de guide pour l’action. D’une manière ou d’une autre, il s’agissait toujours d’imiter le monde, comme disait Rémi Brague. Il ne s’agissait pas de fixer et réaliser ses buts individuels, mais de s’insérer dans l’ordre préétabli du monde. Au contraire, la modernité est née avec cette idée que la volonté humaine est souveraine, pose ses buts et les exécute, libre de toutes les attaches au monde. La volonté est la faculté moderne par excellence.

J’ai ensuite essayé de montrer en quoi cette idée de la souveraineté de la volonté, si séduisante (et émancipatrice !) soit-elle à bien des égards, est fausse. Je l’ai fait notamment dans mon livre précédent, Au début est la confiance (Le Bord de l'eau, 2020), où j’ai montré que la confiance était fondamentalement, non une relation au risque, comme la conceptualise la pensée contemporaine, mais une relation au monde. Je l’ai définie comme pari sur les attentes de comportement : lorsque nous agissons, nous parions que les choses vont se comporter d’une certaine manière. C’est un pari, pas un calcul (même s’il peut arriver dans certains cas exceptionnels que nous calculions). Les attentes de comportement sont ce que nous attendons du monde : que les choses tombent vers le bas, que la chaise ou le sol me soutienne, que le boucher me vende de la viande non avariée, etc. La société entière est structurée autour de ce que nous pouvons attendre les uns des autres, attentes qui naturellement peuvent être déçues. Bref. L’exercice de la volonté dépend donc entièrement de quelque chose qui ne dépend pas de la volonté, qui n’est pas calculable en totalité et qui est pourtant présent en totalité à l’esprit – à savoir des attentes de comportement que nous devons inévitablement et continument lier à la moindre de nos actions. Pour le dire vite, je pense que la confiance offre une excellente entrée pour contrer ce noyau de l’individualisme contemporain qu’est la doctrine du primat de la volonté (qui se traduit très prosaïquement dans notre quotidien, lorsqu’on nous demande à tout bout de champ notre consentement – donc l’accord de notre libre volonté – pour l’usage des cookies, ou pour le moindre acte médical, etc.).

Du point de vue de la pratique des acteurs eux-mêmes, cette fois, le problème est plus difficile. D’une part, la prise de conscience est en elle-même difficile : nous sommes, d’une manière générale, tellement acquis à cette doctrine du primat de la volonté, qui est en quelque sorte notre liquide culturel amniotique, que la contester est déjà une tâche titanesque. Mais d’autre part et surtout, même si une telle prise de conscience advenait, elle ne suffirait en rien à changer les choses : car prendre conscience d’une réalité ne veut pas encore dire qu’on soit motivé à la changer, et à passer à l’action. Paul peut être convaincu de la nocivité du tabac, et continuer de fumer : la prise de conscience n’est pas la motivation. De même, nous connaissons depuis longtemps les rapports du GIEC, mais très peu agissent en fonction de ce savoir. Là, c’est la même chose : je pourrais être convaincu que le primat de la volonté individuelle est faux, et m’en tenir malgré tout fermement à mon cockpit de libertés, parce qu’au fond, cela arrange bien mon petit confort mental.

Donc long est le chemin qui pourrait nous faire changer les choses. Je montre dans Le Second âge de l’individu le rôle qu’il faut conférer à l’éducation au sens large, mais évidemment, c’est une tâche de longue haleine, car il faut d’abord commencer à éduquer les éducateurs…

On peut noter au passage que cette « autre relation » peut encore être vue comme la frontière sur laquelle buterait aujourd’hui l’IA, interdite – tout au moins pour l’instant – de dépasser le niveau sémantique pour aborder la pratique concrète où s’ancre l’intelligence humaine. Qu’en pensez-vous ?

Oui, et je suis fondamentalement d’accord avec Daniel Andler sur ce point (voir son dernier livre, Intelligence artificielle, intelligence humaine : la double énigme) : l’intelligence humaine est avant tout pratique, elle se forme et s’exerce dans sa relation au monde, une relation que ne connaît pas l’intelligence artificielle. Cette volonté de réduire l’intelligence à du calcul, à de simples opérations, quelle que soit la forme qu’on leur donne, m’a de tout temps semblé absurde. Avez-vous vu l’intelligence de la matière qu’ont un forgeron, un ébéniste ? L’intelligence du corps qu’a un bon danseur ? La débrouillardise qu’a un enfant ? Quelqu’un qui ne serait qu’un supercalculateur intelligent mourrait très vite de faim sur une île déserte ! L’intelligence est dans le rapport général au monde, c’est une donnée irréfragable de l’esprit humain. Là aussi, la confiance est une bonne approche : si la confiance est vraiment, comme je le crois fondamentalement, relation au monde, alors, pour que des machines soient intelligentes au sens humain, il faudrait qu’elles puissent elles aussi avoir une relation fiduciaire au monde, et parier en permanence sur les attentes de comportement. Mais comme la confiance n’est pas un calcul, elles en sont principiellement incapables.

Pourriez-vous revenir sur la difficulté d'une telle tâche, qui ne concerne pas seulement une évolution des représentations, mais bien un changement dans les objets à même de susciter le désir et donc de faire agir. Cela passe ainsi, expliquez-vous, par une éducation de l’esprit, qui rompe avec les exigences de la reproduction matérielle de la société, pour le sortir de lui-même, le hisser vers ce qu’il ne connaît pas…

Si vous demandez aux gens ce qu’est la liberté, nul doute qu’une grande partie répondra en gros : « c’est faire ce que je veux ». La volonté est pour nous l’organe de la liberté. Olivier Boulnois a montré cela avec toute la clarté possible dans sa Généalogie de la liberté. La doctrine du primat de la volonté va de pair avec son illimitation : si pour moi, la liberté, c’est de voyager, alors rien ne m’empêche de faire cinquante city trips par année pour satisfaire ma volonté. Un rationnement des city trips apparaîtrait à cette volonté comme une limitation intolérable. Comme je l’ai dit tout à l’heure, c’est l’agrégation de toutes ces libertés illimitées qui produit des effets systémiques désormais immaîtrisables. C’est donc un obstacle mental – cette représentation de la volonté souveraine – qui empêche fondamentalement de changer les choses. L’éducation doit donc éduquer au sens de la transcendance, entendez : à l’apprentissage de ce qui dépasse la volonté, de ce qui n’est pas elle, et qui lui impose des limites. Des limites qui doivent être considérées comme le cadre naturel de son exercice. La volonté ne doit pas imposer sa volonté, si je puis dire ; elle doit apprendre à composer avec ce qui n’est pas elle, à ce qui lui est donc transcendant. Je suis persuadé qu’avec le sens de la transcendance vient aussi le sens des limites. Or les limites, c’est ce que le sujet moderne a le plus de peine à accepter. Mais face aux catastrophes qu’il a lui-même engendrées, il n’a plus guère le choix.