Pendant la guerre d’indépendance algérienne, l’armée française est confrontée à des formes de désobéissance relativement nombreuses et d’intensité variable.
Les mémoires divergentes de la guerre d’Algérie (1954-1962) demeurent encore aujourd’hui un obstacle majeur à l’établissement de relations apaisées entre la France et son ancienne colonie. Une commission mixte d’historiens français et algériens a bien été constituée par les gouvernements pour avancer vers la réconciliation, mais elle semble faire face à d’importantes difficultés politiques.
Cela ne doit toutefois pas masquer les nombreux travaux produits sur le sujet ces dernières années par les historiennes et les historiens. Parmi eux, Marius Loris Rodionoff, docteur en histoire, s’intéresse à la crise de l’autorité dans l’armée française pendant la guerre d’Algérie en croisant une analyse quantitative (nombre de procès engagés par les tribunaux militaires par exemple) avec la description de quelques trajectoires individuelles.
Des formes multiples de désobéissance
On peut regrouper les divers cas de désobéissance présentés par Marius Loris Rodionoff en trois grandes catégories. La première est constituée par les putschs, c’est-à-dire les soulèvements d’une partie de l’armée en vue de prendre directement le pouvoir ou d’influer significativement sur le régime. A deux reprises, les militaires tentent en effet de renverser le gouvernement en place pour mettre fin aux négociations avec les indépendantistes algériens et garantir la défense de l’Algérie française. La manœuvre est un succès en 1958, avec l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle et l’avènement de la Ve République, mais elle échoue ensuite en 1961, les principaux généraux responsables étant alors arrêtés ou fuyant à l’étranger.
Ces issues différentes peuvent s’expliquer de multiples façons, l’une d’entre elles étant sans doute l’inégale réaction du gouvernement à Paris, timorée en 1958, beaucoup plus ferme en 1961 avec la proclamation de l’état d’urgence. Marius Loris Rodionoff souligne surtout que seule une part réduite de l’armée de métier, notamment les unités d’élite, suit les généraux putschistes de 1961 tandis que la majorité demeure attentiste, même si elle est idéologiquement favorable à l’Algérie française. Quant aux appelés du contingent, ces jeunes Français qui effectuent leur service militaire en Algérie, ils refusent globalement de participer à l’insurrection et restent fidèles au pouvoir politique incarné par de Gaulle.
Au-delà de ces quelques moments de crise profonde qui engagent l’armée dans son ensemble et menacent l’unité de la France, des désobéissances frontales plus communes existent aussi. Elles peuvent être collectives : un certain nombre de « rappelés » (des jeunes Français qui ont terminé leur service militaire depuis moins de trois ans) manifestent ainsi en 1955 lorsqu’ils sont rappelés sous les drapeaux et envoyés en Algérie. Elles peuvent également être individuelles sous la forme de désertion (abandon de poste sans autorisation par l'autorité militaire), d’insoumission (refus de se rendre sous les drapeaux) ou d’objection de conscience (refus d’accomplir les obligations militaires). Ces désobéissances frontales demeurent toutefois limitées puisque les réfractaires ne représentent alors qu’1% de l’armée française. Certains historiens (comme Tramor Quemeneur) interprètent ce chiffre comme un consentement à la guerre des Français.
Marius Loris Rodionoff s’oppose toutefois à cette idée d’un consentement à la guerre d’Algérie et appuie sa démonstration sur un troisième type de désobéissance beaucoup plus modeste en apparence. Il étudie pour cela les archives des tribunaux militaires (qui étaient fermées jusqu’en 2014) ainsi qu’un certain nombre de journaux intimes et de lettres de militaires. Les critiques ou insultes marmonnées au milieu du groupe comme l’ironie implicite permettent aux soldats de remettre en cause l’autorité de leurs chefs sans basculer dans une opposition ouverte susceptible de sanctions. Il peut s’agir également d’outrages (offenses verbales), de voies de fait (violences légères) ou encore de vols.
Pour l’historien, il ne s’agit pas de simples écarts de comportement plus ou moins anodins ou de délinquance de droit commun, mais bien d’une forme de désobéissance qui relève de l’« infrapolitique ». Il reprend ici la notion de l’anthropologue James C. Scott qui définissait l’« infrapolitique » comme des « formes discrètes de résistance qui n’osent pas dire leur nom ». Elles sont particulièrement marquées à l’entrée en guerre, avant que la discipline ne soit intériorisée par les soldats, puis à la fin du conflit.
Une armée en pleine transformation
Pour expliquer ces multiples formes de désobéissance, Marius Loris Rodionoff insiste plus particulièrement sur les transformations internes à l’armée. Il existe ainsi d’après lui une véritable crise du recrutement des officiers après la meurtrière guerre d’Indochine (1946-1954) qui rend difficile l’encadrement d’une telle masse de soldats (430 000 hommes en 1959). La stratégie militaire de quadrillage du territoire, adoptée pendant la guerre d’Algérie, renforce également le pouvoir des sous-officiers qui dirigent des unités isolées les unes des autres et éloignées du commandement central. Dans ce contexte, les sous-officiers bénéficient d’une plus grande autonomie vis-à-vis des instructions officielles.
De plus, les défaites de 1940 (face à l’Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale) puis de 1954 (contre le mouvement indépendantiste du Viêt Minh en Indochine) ont nourri au sein de l’armée d’importants débats sur son fonctionnement. L’auteur se penche ici sur le rôle central de Jean de Lattre de Tassigny qui promeut à partir des années 1940 une forte politisation de l’armée. A la tête notamment d’écoles de cadres militaires, il forme une génération d’officiers convaincus de leur rôle politique. C’est notamment parce qu’ils se pensent comme les défenseurs de l’Algérie française, à rebours d’un pouvoir politique taxé de lâcheté et de trahison, que certains officiers se soulèvent en 1958 et 1961. Sans s’appesantir davantage sur la question, Marius Loris Rodionoff suggère en revanche que les désobéissances causées par la dimension injuste et cruelle de cette guerre (tortures, exécutions, etc.) sont extrêmement minoritaires en raison de la pression du groupe.
Une autorité renégociée
Dès l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle en 1958, mais encore plus après l’échec du putsch de 1961, le pouvoir politique reprend l’armée en main. Il dissout les unités les plus compromises et sanctionne les hauts cadres impliqués dans le soulèvement, tout en épargnant globalement les subordonnés.
D’autres aménagements permettent également de répondre à la crise de l’autorité de l’armée française : l’objection de conscience est ainsi autorisée en 1963 (avec des conditions relativement drastiques) et le service militaire devient le service national en 1965 (ouvrant par exemple des possibilités de coopération à l’étranger ou d’aide technique en outre-mer). Enfin, un nouveau règlement de discipline générale est adopté, à la fois pour limiter l’arbitraire et les abus dans les sanctions, et pour imposer l’autorité de la loi et du pouvoir civil sur celle de la hiérarchie militaire.
En contrepartie de sa concision et de sa relative accessibilité, le livre de Marius Loris Rodionoff ne peut qu'esquisser des portraits de soldats dont on souhaiterait en savoir plus, pour incarner encore davantage cette histoire. Des comparaisons plus approfondies avec d’autres conflits, voire avec le temps de paix, auraient également permis de mieux évaluer la spécificité de la guerre d’Algérie. Pour autant, l’ouvrage permet d’approfondir notre compréhension des dynamiques internes à l’armée française pendant ces années cruciales, loin de l’image d’une « Grande Muette » monolithique.